Une petite canalisation à ciel ouvert longe les pavés de la « Grande gargouille », principale artère de la vieille ville fortifiée de Briançon. Longtemps alimentée par l’eau potable, elle l’est désormais par un canal. « Contrairement à ce qu’on pense, l’eau n’est pas quelque chose d’inépuisable. Avec le changement climatique, les réserves diminuent et il faut préserver la ressource », explique Joël Pruvot, président de la Régie briançonnaise de l’eau et de l’assainissement (RBEA). « Par exemple, toutes les fontaines sont maintenant équipées de bouton poussoir. » Histoire de ne pas gaspiller, même aux pieds des Alpes, dont les glaciers fondent à grande vitesse.
Le passage en régie remonte à l’an 2000. Briançon est l’une des premières villes de France, avec Grenoble, à faire repasser son eau sous gestion publique grâce à la mobilisation citoyenne. L’exemple sera suivi par des dizaines de petites communes et des métropoles comme Paris, Rennes, Nice et Montpellier. La municipalité est alors liée par un contrat de délégation de service public (DSP) à la Saur, filiale de Bouygues à l’époque. Le « bail » de la gestion de l’eau lui avait été cédé pour 30 ans, en 1991. Un collectif de défense des usagers de l’eau mène une grève des factures d’eau et réussit à faire annuler en justice la décision de confier au privé l’eau de la ville. Reste à casser le contrat. Ce qui est fait par la municipalité en 2000, cinq ans après la victoire d’une liste de gauche plurielle. Sur les 10 millions d’indemnités demandés par la Saur, le tribunal lui octroie 3 millions. « Cela montre que si l’on a la volonté politique de se battre, on peut obtenir des choses. »
Mettre fin à des pratiques « douteuses »
Joël Pruvot intègre en 2009, en tant que citoyen, le conseil d’administration de la régie publique. Élu président, il lance un audit et constate un déficit de 600 000 euros. « Trois ans plus tôt, le maire avait décidé de déléguer au privé l’assainissement et de conserver uniquement l’eau en régie municipale. Or l’assainissement était l’activité la plus lucrative de la régie. » Le nouveau président « citoyen » constate des pratiques quelque peu « douteuses ». Une partie de l’argent des factures d’eau servait à sponsoriser l’équipe de hockey locale. Un tractopelle et un chauffeur étaient loués à l’année. Des voitures de fonction inutiles étaient acquises... « Ça partait à vau-l’eau ! Si la gestion publique est une nécessité, ce n’est pas forcément suffisant : tout dépend ensuite de la manière dont c’est géré ! »
La régie est alors elle-aussi assainie : embauche d’un nouveau directeur, révision de contrats trop favorables à des entreprises locales, paiement des prestations non payées, mais surtout, amorce d’un gros travail de réfection des réseaux. « Avec la Saur, aucun aménagement n’avait été fait. À cause des fuites, 50 % des prélèvements d’eau partaient dans la nature. » La régie se voit contrainte d’augmenter le prix de l’eau de 30 % pour financer ces travaux. « Quand on explique qu’en cas de feu, la pression ne sera pas suffisante aux bornes incendies pour l’éteindre, les gens comprennent l’augmentation. » Les usagers en difficulté ne sont pas oubliés : un fonds est alloué au Centre communal d’action sociale pour aider au paiement des factures [1].
« Ce n’est jamais gagné »
Un exemple de remunicipalisation réussie, donc, comme il en existe des dizaines en France et ailleurs dans le monde dans des secteurs comme l’eau, les cantines scolaires ou l’énergie (lire notre article : Remunicipalisation : comment villes et citoyens tentent, malgré l’austérité, d’inventer les services publics d’avenir). 2020 pourrait cependant changer la donne. À cette date, la loi NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) impose que la compétence « eau » passe des communes aux intercommunalités. La nouvelle régie risque de se retrouver marginalisée par un appel d’offres « auquel seuls les gros groupes pourront répondre ».
La parade est trouvée à-travers la création d’une société publique locale, dont les seuls actionnaires sont les collectivités locales [2]. Avec cependant un bémol : les citoyens comme Joël Pruvot n’auront plus leur place dans la nouvelle structure, dont les statuts prévoient que seuls les conseillers municipaux pourront en être membres. « Comme la SPL a un statut privé, la transparence n’existe plus », regrette-t-il. Il souhaite un « véritable comité d’usagers à l’intérieur de la SPL dont l’avis soit pris en compte ».
Deux associations locales, Eau secours briançonnais (ESB) et l’ADSP (Association de défense des services publics) ont demandé à participer à la réalisation du nouveau règlement. Pour l’instant, les élus semblent rester sourds à la participation citoyenne. « Une société de droit privée peut faire ce qu’elle veut de l’argent. Ce n’est jamais gagné, on retombe toujours dans les mêmes travers. Notre but c’est que la SPL soit performante et exemplaire afin qu’en 2020, lorsque la communauté de communes devra faire son choix de mode de gestion de l’eau, elle reste en gestion publique. » Il n’y a pas qu’en France que les gouvernements centraux contribuent ainsi à mettre en danger, plus ou moins délibérément, les services publics locaux et les remunicipalisations. En Espagne et en Grande-Bretagne, des lois ont même été passées pour interdire purement et simplement aux collectivités de créer de nouvelles entreprises municipales dans certains secteurs.
Assainissement : bataille contre Suez
Une autre bataille est en cours : l’assainissement, confié il y a dix ans à une filiale de Suez, la SEERC. « Dès la mise en place du contrat, le prix de l’assainissement dans la facture d’eau a explosé », déplore Danièle Lavin, de l’association Eau secours briançonnais. Résultat : les refus de payer les factures se multiplient... ainsi que les assignations au tribunal de ces usagers en colère par la filiale de Suez. Les usagers, eux, ne bénéficient pas du même accès à la justice : « Dans le contrat entre la collectivité et un industriel, les usagers ne sont pas partie prenante directe de ce contrat et n’ont donc pas vocation à le mettre en cause. Pour le tribunal, nous n’étions donc pas légitimes pour intenter une action ! », raconte Yves Mittaine, le président de l’association.
Les militants de l’eau publique usent alors d’autres moyens. Ils se penchent sur les détails du contrat et s’aperçoivent qu’il existe des moyens de contrôle des activités de la filiale. « Nous avons poussé la communauté de communes à ce qu’un contrôle soit exercé, et obtenu l’embauche d’un agent à temps partiel pour suivre ce dossier. » Un expert, Patrick Dufau de Lamothe, est aussi recruté pour analyser les comptes de la délégation de service public. Mais la tension monte d’un cran quand la SEERC demande une augmentation tarifaire de 30 %. Refus de la communauté de communes, que la filiale de Suez attaque alors en justice, réclamant un million d’euros [3] !
Pourquoi ne pas rompre le contrat, comme ce fut le cas avec la SAUR ?
« Le coût financier d’une résiliation est exorbitant », souligne Yves Mittaine. Le contrat qui lie l’intercommunalité à la filiale de Suez court jusqu’en 2031. « Le retour en régie se fait souvent au moment de l’échéance du contrat. Là, nous sommes en plein milieu. Si elle le souhaitait, la communauté de communes pourrait engager une action au tribunal pour démontrer que la SEERC est défaillante dans l’exécution du contrat. » Pour ces militants, l’eau et l’assainissement sont des services vitaux qui ne doivent pas relever du système marchand, mais être contrôlés par la collectivité avec les usagers. « On fera ce qu’il faut pour que ça ne tombe pas dans les mains du privé. »
« On voulait que l’énergie soit publique, citoyenne, renouvelable et locale ! »
S’il a beaucoup été question de remunicipalisation de l’eau en France ces dernières années, ce service n’est pas le seul à pouvoir être remunicipalisé. C’est également possible pour les déchets, les transports en commun, la cantine scolaire, mais aussi - dans certaines limites - l’énergie. Le Pays du Grand briançonnais, qui regroupe quatre communautés de communes (35 600 habitants), a d’ailleurs été nommé co-lauréat de l’appel d’offres national « Territoire à énergie positive » en 2015. Et ce, grâce à un petit village de 490 habitants, Puy-Saint-André, à cinq kilomètres de Briançon.
Ici, les panneaux solaires fleurissent sur les toits. Avec 300 jours d’ensoleillement par an, cela devient une évidence. « Il y a plus d’1 m2 de capteur thermique par habitant sur l’ensemble de la commune, se réjouit Pierre Leroy, élu maire en 2008. « Un an avant l’élection, j’avais réuni une bande de gens du village pour réfléchir à l’avenir de la commune. Notre programme était clair : on voulait que l’énergie soit publique, citoyenne, renouvelable et locale ! » La nouvelle équipe lance une première étude juridique et décide de créer une Société d’économie mixte (SEM) pour avoir la maîtrise, 51 % des parts au minimum devant relever du public [4].
Autonomie énergétique atteinte
La « Société d’économie mixte Soleil eau vent énergie », est donc créée en 2011. Elle commence par investir dans l’installation de toitures photovoltaïques sur des bâtiments publics. Bénéficiaire dès la deuxième année d’activité, la société exploite aujourd’hui treize centrales photovoltaïques installées sur des toitures d’équipements publics. Pour faire face aux nouveaux investissements, la société ouvre son capital en 2014 et accueille deux communes voisines, ainsi que la communauté de communes. Des parts de la société à 300 euros sont aussi acquises par des habitants. « C’est un moyen de militer efficacement et localement, en rentrant dans un investissement citoyen favorable aux énergies renouvelables », détaille Jacky Houdoin, un sociétaire de Briançon. « L’addition de la production sur un an c’est exactement ce que consomment les 250 foyers de Puy Saint André. On a réussi à parvenir à l’autonomie énergétique. »
« L’inconvénient dans une SEM c’est que celui qui a les actions a le pouvoir », remarque Pierre Leroy. L’ouverture du capital en 2013 est marquée par l’entrée de l’EDSB, une société issue de la régie électrique historique de Briançon, et détenue aujourd’hui à 49 % par EDF et à 51 % par la ville, en charge de l’exploitation du service public de l’électricité au niveau local. « Le conseil d’administration a donc demandé à ce qu’il y ait un représentant des citoyens. » Jacky Houdoin, qui représente les 54 actionnaires citoyens (10 % du capital) reconnaît que les habitants pèsent peu. Mais il se réjouit que le projet essaime. « La SEM SEVE est souvent sollicitée pour intervenir en France et servir d’exemple. On a prouvé que ça pouvait marcher et que c’était rentable. On a même distribué des dividendes l’année dernière. Localement, il y a une grosse résonance. Ça a fait naître plusieurs coopératives d’énergie renouvelable dans les Hautes-Alpes. » [5]
« Se passer d’énergie fossile et nucléaire »
« À terme, poursuit Pierre Leroy, on veut arriver à une autonomie énergétique du territoire. Mais le territoire c’est quoi ? Puy Saint-André ? La communauté de communes ? J’ai envie que l’Europe, le monde, soit autonome en énergies renouvelables, que l’on se passe d’énergie fossile et nucléaire ! Nous considérons qu’il faut faire sa part. » De nouveaux projets sont en cours, notamment pour développer l’hydroélectrique. La SEVE s’associe aussi à d’autres sociétés pour répondre aux appels d’offres de la Commission de Régulation de l’Énergie sur la construction d’installations photovoltaïques de plus de 100 kWc (kilo Watt crête) sur toitures. « On va présenter des projets sur des bâtiments privés, on change de dimension ! »
Pierre Leroy envisage également de lancer un grand débat sur les modes de production énergétique jugés « acceptables » par les citoyens, en vue d’arriver à produire ce que le territoire consomme. « Dans l’immédiat, il y a un projet pour le pays du Briançonnais basé sur le scénario Negawatt, c’est à dire la sobriété, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Vingt-trois actions sont en cours. » Une aide à l’achat de vélo à assistance électrique pour les habitants du nord des Hautes-Alpes a été mise en place. « L’enjeu aujourd’hui sur le territoire c’est de casser les clivages entre le monde de l’entreprise, les citoyens et les collectivités. C’est ce qu’on essaie de faire ici. »
Toiture photovoltaïque de l’école de Mi-chaussée à Briançon. © SEM SEVE
Une régie pour diminuer la production de déchets
La lutte contre le gaspillage fait aussi partie des grands projets caressés par Pierre Leroy. Son mandat de maire l’a amené à devenir référent, au niveau de la communauté de communes, pour la gestion et valorisation des déchets. « En me plongeant dans ce marché cédé à Veolia, j’ai vu que des factures ne correspondaient pas. J’ai demandé une étude indépendante et la conclusion était que l’on avait intérêt à repartir en régie en 2009. On arrivait à la date d’échéance du contrat avec Veolia. » Mais impossible, au vu des délais courts, d’embaucher la trentaine de personnes nécessaires au retour en régie, d’acheter matériels et camions, de trouver des locaux. C’est sans compter sur l’initiative du maire qui obtient de Veolia qu’elle prolonge d’un an le contrat au même tarif. Il prépare le passage en régie qui devient effectif en 2010.
Tous les circuits de collecte sont revus et optimisés, avec, pour le ramassage des ordures « 50 000 kilomètres en moins par an ». Les conteneurs sont changés, les réunions publiques se succèdent pour expliquer ces réorganisations. Une redevance spéciale est également mise en place à destination des administrations et entreprises qui paient en fonction de la quantité de déchets qu’elles produisent. « Certaines entreprises ont beaucoup investi, notamment dans des biodigesteurs. »
Une filière de compostage est aussi créée. Les résultats sont là : en sept ans, la production de déchets ménagers baisse d’un tiers, et le tri sélectif augmente de 25%. Avec à long terme l’objectif d’atteindre le « zéro déchet ». « Quand il y a une régie, il y a une responsabilisation, résume Pierre Leroy. On constate que les élus et citoyens sont beaucoup plus exigeants car cette affaire leur appartient. »
Sophie Chapelle
– Photo de une : vue de Briançon / FlickR