Le revenu d’existence continue sa progression dans le débat public, à tel point qu’il s’invite dans la campagne présidentielle. De nombreuses personnalités politiques le soutiennent, de Kosciusko-Morizet à Hamon, en passant par Poisson, Valls, Macron ou encore tous les candidats à la primaire écologiste. Une telle irruption dans le débat public ne peut que nous interpeller et nous questionner.
Souvent considéré comme un moyen pour rendre la vie plus égalitaire, dans une société marquée par un chômage de masse, le revenu d’existence serait un moyen d’éliminer la grande pauvreté et la misère. Il est aussi présenté comme une réponse au mythe de la numérisation et de la robotisation censées remplacer les travailleurs. D’autres voient en lui une opportunité de rationaliser le système d’aide sociale dans l’optique d’effectuer quelques économies, et aussi de flexibiliser le marché du travail. Enfin, certains n’oublient pas que cet outil donnerait les moyens de gagner en autonomie et de développer les activités non marchandes.
Évidemment, ces différentes approches, aux ambitions souvent antagoniques, entraîneraient des dispositifs de mise en place bien différents.
Définir au préalable un cadre politique avant de parler de revenu d’existence
Le débat s’ouvre, mais n’est-il pas faussé et confus dès le départ ? Si chacun y projette ses espoirs et ses craintes, chacun a surtout des objectifs bien différents, voire opposés. Pour nous, ce débat pourrait être une bonne nouvelle, si la question du projet de société était en son cœur et non pas éludée (consciemment ou non). Cela n’a aucun sens de s’enfermer dans des débats techniques (financements, hauteurs, conditions, âges, etc) si les projets de sociétés ne sont pas clairement et ouvertement débattus.
Ces dernières années, nous avons participé à plusieurs rencontres publiques et avons publié plusieurs interviews ou articles pour alerter sur la stérilité, voire les risques, de parler de revenu d’existence sans au préalable définir un cadre politique. Le revenu d’existence n’est qu’un outil et ne peut en lui-même représenter un projet de société cohérent, d’où la cacophonie à laquelle nous assistons actuellement.
Proposer des solutions pour vivre collectivement mieux, avec moins
Ainsi, si nous nous sommes intéressés à cet outil, parmi beaucoup d’autres, c’est d’abord en réfléchissant à la décroissance, c’est-à-dire aux limites physiques, culturelles et symboliques auxquelles se heurtent nos modèles de société. Le projet que nous portons a vocation à proposer des solutions pour vivre collectivement mieux, avec moins, et retrouver le sens de nos vies. Dans cette optique, le revenu d’existence prendrait la forme d’une Dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) couplée à un Revenu maximum acceptable (RMA).
La DIA consisterait à donner à chacun, de la naissance à la mort, de manière inconditionnelle, ce que l’on considérerait démocratiquement comme nécessaire pour avoir une vie frugale et décente (voir notre interview). La Dotation inconditionnelle d’autonomie est constituée de droits de tirage sur des ressources (eau, énergie), d’accès à des services (santé, école, pompe funèbre, transport), mais aussi d’accès à diverses formes de monnaies, notamment locales (permettant l’accès à certaines productions et services locaux). Elle n’est donc pas uniquement monétaire. La Dotation inconditionnelle d’autonomie représente le plancher en-dessous duquel personne ne doit se trouver. Elle serait couplée à un Revenu maximum acceptable, dans le but de définir un plafond indépassable pour des raisons de simple décence.
Le couple Dotation inconditionnelle d’autonomie / Revenu maximum acceptable, outil technique très concret, amène à se poser de bonnes questions : qu’est-ce qu’on produit ? Comment ? Pour quel usage ? Quelle société souhaitons-nous construire pour demain ? Quelles solidarités ? Quels partages ?
Débattre de la répartition des richesses et du travail
Alors, qu’est-ce que le revenu d’existence ? Un faux ami, ou un faible espoir ? Il y a autant de réponses qu’il y a de propositions dans cette pré-campagne présidentielle.
Attardons-nous sur la version « standard ». Ce revenu d’existence apparaît clairement comme une béquille à un système malade (car notre système est bien malade), ou un RMI/RSA amélioré (ou pire). Avec le revenu d’existence, l’objectif semble d’acheter la paix sociale, c’est-à-dire de donner un baume pour soulager les maux économiques de notre société, dans le but de la faire perdurer. S’attaquer aux symptômes pour mieux dénier les causes profondes. Le projet dissimulé derrière cette intention est d’entretenir les barbaries de ce système, en les rendant en apparence moins violentes. De plus, ces débats restent trop ancrés dans le système économique et monétaire, et les risques de perte de sens et de dérives sont trop nombreux. Dans ces conditions, le revenu d’existence n’est pas notre ami.
Par conséquent, les questions du financement et du montant du revenu d’existence ne nous concernent que peu. Nous combattons le projet libéral. Nous combattons son projet et ses outils. Nous ne pouvons donc pas le valider en acceptant de débattre des outils permettant de l’entretenir, à fortiori en utilisant son propre langage monétaire. Derrière la question du financement, il y a la question des conditions du partage. Les réponses ne sont pas les mêmes selon les projets, et peuvent se passer de la monétarisation.
Nos sociétés n’ont jamais été aussi riches, d’un point de vue matériel. Assez pour subvenir aux besoins de toutes et tous. Alors, derrière le revenu d’existence (et aussi le chômage), c’est la répartition des richesses et du travail, c’est la réappropriation des productions et des services publics, qui doivent être débattues. Est-ce que les réponses à toutes ces questions passent nécessairement par la marchandisation et la monétarisation de notre vie ? Nous pensons que non. Et pourtant, ce sont ces questions du financement qui monopolisent les débats.
« Notre horizon est de donner du sens à nos activités »
L’autre question fréquemment abordée est celle de l’oisiveté. Ne risquerions-nous pas de créer une armée d’oisifs ? Bonne question… Mais malheureusement, cette armée existe déjà : chômage, RSA, minimum vieillesse, étudiants longue durée. Peu de risques que le revenu d’existence fasse encore plus gonfler l’armée des « oisifs », bien au contraire. La marque du capitalisme est de fabriquer des exclus de la sphère marchande. Puis, de les humilier en les accusant d’êtres des assistés. Notre modèle social créé des exclus mais n’accepte pas de voir des personnes ne rien faire. Il préférerait les voir travailler à la mine s’il le faut. Peu importe l’épanouissement et le bien-être des gens ; ils doivent trimer. Ce n’est pas notre horizon. Notre horizon est de donner du sens à nos activités. Et un projet qui porte la question du sens, porte nécessairement les questions d’autonomie et de responsabilisation collective.
D’autres estiment que le revenu d’existence serait la porte ouverte à une plus grande flexibilité du marché du travail. « On leur donne le minimum, donc on peut les exploiter encore plus ». C’est un réel danger qui doit nous alerter. Toute mesure sans garde-fou peut se révéler dangereuse et contre-productive. D’où le principe d’un plancher/plafond : la hauteur du plancher doit être suffisante pour ne pas se faire exploiter, et celle du plafond pour empêcher les prises de pouvoir par l’argent.
Mieux nous questionner sur la logique de la société de croissance
Ce débat autour du revenu d’existence est important car il marque l’incapacité de la « main invisible » à juguler les crises. Mais il doit s’inscrire dans des discussions plus larges. Il doit permettre d’imaginer les sociétés de demain et non seulement tenter (vainement) d’adoucir le système. Pour nous, le revenu d’existence n’a de sens que dans un projet de société clairement identifié visant à sortir de cette société mortifère.
De son coté, la Dotation inconditionnelle d’autonomie s’inscrit d’emblée dans le projet d’une autre société, libérée des chaînes de l’économie, libéré du productivisme et du consumérisme, libérée de son imaginaire et de ses excès. Dotation inconditionnelle d’autonomie se couple obligatoirement avec un train de mesures de réappropriation des politiques publiques (éducation, transports, démocratie …). Ainsi, la notion de Dotation inconditionnelle d’autonomie dépasse la simple idée de revenu. Elle va bien plus loin car elle n’est pas une mesure isolée, et s’inscrit dans un projet plus global.
Ainsi, un revenu d’existence monétaire pourrait s’inscrire dans un projet de Dotation inconditionnelle d’autonomie, à condition que celui-ci ne soit pas qu’un moyen pour sauver le système (« tout changer pour que rien ne change »), mais bien un outil d’accompagnement vers d’autres possibles, outil de justice sociale et environnementale. De la même façon, la réduction du temps de travail est une alliée de nos idées si celle-ci est envisagée, non pas pour que tout le monde puisse participer à la danse productiviste et marchande, mais pour avoir la liberté de choisir sa vie, pour avoir la possibilité de mieux nous questionner sur nos environnements et la logique de la société de croissance.
Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anisabel Veillot, co-auteurs de Un Projet de Décroissance, Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie, Éditions Utopia, 2013.
Plus d’infos sur : http://www.projet-decroissance.net/
Photo : CC Edu Aguilera