Basta! : Instaurer un revenu de base, aussi appelé revenu d’existence ou allocation universelle, est une revendication qui commence à émerger. Vous faites une nouvelle proposition en ce sens. En quoi votre projet est-il original ?
Vincent Liegey [1] : Le revenu d’existence consiste à donner à tous, de la naissance à la mort et de manière inconditionnelle, un revenu. C’est une idée très ancienne que l’on a contribué à exhumer, mais avec un regard critique : ce type de revenu peut très bien s’inscrire dans le système économique actuel, sans le renverser ni le questionner. Même Milton Friedman, l’un des pères du néolibéralisme, était favorable à un revenu d’existence – en supprimant minimas sociaux et syndicats, et en laissant agir la « main invisible » du marché ! Nous avons développé une proposition, la dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA), qui s’appuie sur les réflexions passées, mais qui se situe hors du système marchand. Un revenu de base « démonétarisé », en quelque sorte.
Comment ce revenu sera-t-il versé aux citoyens ?
Nous proposons une DIA distribuée non pas en euros, mais en droits d’accès, en droits de tirage sur les ressources, et en système monétaire alternatif. Il s’agit de donner à tous ce qui est nécessaire pour avoir une vie décente et frugale : un « droit de tirage » sur le foncier, pour permettre à chacun d’avoir un logement, un local d’activité ou un lopin de terre pour être autosuffisant en nourriture. Un droit de tirage sur les ressources naturelles de base, comme l’eau, le gaz et l’électricité : les premiers kWh ou m3 seraient gratuits. Et le tarif devient ensuite progressif pour pénaliser les consommations jugées excessives. Pourquoi devrait-on payer au même prix l’eau pour boire ou faire la cuisine, et celle pour remplir sa piscine individuelle ou laver son 4x4 ? La DIA donnerait également un droit d’accès, gratuitement, aux services publics, à l’éducation, à la culture, aux services de pompes funèbres... Et, troisième élément, une partie de la DIA serait versée en monnaie locale, pour encourager la consommation locale, par exemple pour l’alimentation ou l’habillement.
Cette proposition oblige à une réflexion collective sur ce que l’on produit, comment on le produit, et pour quel usage...
Nous sommes face à une crise systémique, dans laquelle tout est lié. Il est impossible – voire dangereux – de sectoriser les choses, sinon on perd le sens de ce que l’on fait. Comme le disait Nicholas Georgescu-Roegen, l’un des penseurs de la décroissance, on a commencé à se planter quand on a cloisonné les sciences [2]. Nous sommes capables de fabriquer des smartphones et des objets très complexes, mais incapables d’avoir du recul pour comprendre les impacts écologiques, culturels, sociaux de ces objets. Et beaucoup de gens ne savent plus pourquoi ils travaillent – à part recevoir un salaire. Il faut rompre avec la logique de fabrication d’objets à durée de vie limitée. Nous devons aussi sortir de l’obsolescence programmée culturelle, encouragée par la publicité, qui pousse à vendre de plus en plus de produits dont on n’a pas vraiment besoin. Travailler plus, pour produire toujours plus de choses inutiles ! Beaucoup ne veulent plus de cette logique. La DIA permet de sortir du travail contraint, de cette obligation de subir des jobs qui ont de moins en moins de sens. Il s’agit d’expérimenter, retrouver un sens au travail, se réapproprier les outils. Et réparer, recycler, partager des savoir-faire pour que les gens deviennent autonomes.
Concrètement, comment mettre en place cette dotation inconditionnelle d’autonomie ?
Les scénarios de transition s’inscrivent dans le temps long. Et s’appuient sur le fait que la transition est déjà en marche : il s’agit d’étendre toutes les initiatives concrètes qui se développent un peu partout dans le monde, en rupture avec le système dominant. Deux démarches peuvent ensuite servir de catalyseurs : la réduction et le partage du temps de travail, pour en finir avec le chômage et réinvestir le temps libéré dans la participation politique et le développement de ces alternatives concrètes. Le deuxième levier est la mise en place d’un revenu inconditionnel d’existence, très simple d’un point de vue technique, qui demande uniquement du courage politique. On donne 700 ou 1000 euros à chacun, à l’échelle d’une région, d’un pays ou de l’Europe. Les gens seront peu à peu libérés du travail contraint et pourront participer à cette transformation de la société. Et à terme, on démonétarise ce revenu pour aller vers une dotation inconditionnelle d’autonomie.
Comment financer un tel projet ?
Le financement n’est pas un problème. Ce n’est pas une question comptable, mais un choix politique. Nos sociétés n’ont jamais été aussi riches matériellement. Elle atteignent pourtant des niveaux records d’inégalité – un rapport de 1 à 4000 entre les revenus minimum et maximum ! Première étape de la transition : refuser ces inégalités et mettre en place un revenu maximum acceptable. Un rapport de 1 à 4 entre revenu minimum et maximum nous semble intéressant. Il nous faut décoloniser notre imaginaire, notamment cette idée que devenir très riche est un objectif en soi, et que le mode de vie des très riches rend heureux – cela reste à prouver ! La première décroissance à réaliser est celle des inégalités. Ensuite, posons-nous la question : faut-il rembourser la dette publique, qui ne sera de toute façon jamais totalement remboursée ? A qui cela profite-t-il ? Quel intérêt de maintenir une monnaie forte ? Il faut sortir du dogme de l’indépendance des banques centrales, se réapproprier la création monétaire.
Le revenu maximum – et la décroissance – ne sont-ils pas une atteinte à la « liberté de consommer » ?
Nous vivons dans une illusion de toute-puissance, car nous ne voyons jamais les « externalités » de notre mode de vie. La liberté de conduire son 4x4 ? Totalement illusoire ! Celui qui conduit son 4x4 ne voit pas toutes les conséquences écologiques et humaines de ce geste. Le complexe militaro-industriel qui permet de contrôler les dernières ressources de pétrole, l’expropriation des populations pour cultiver des agrocarburants, les conditions de travail extrêmement dures pour produire les pièces de sa voiture. C’est une liberté bien cher payée ! S’il devait payer le prix réel ou subir lui-même toutes ces contraintes, tous les sacrifices nécessaires pour une heure de jouissance de sa voiture, il considérerait autrement cette liberté. Il ne s’agit pas d’interdire mais de montrer les coûts humains et écologiques réels, ce qui nous amène à regarder autrement beaucoup de consommations qui nous paraissent aujourd’hui anodines.
Entrer en décroissance, est-ce renoncer à un certain confort ?
Nous avons réussi à créer de la misère et du mal-être dans des sociétés d’opulence matérielle. Quelqu’un qui touche le RSA en France a des conditions de vie très dures, mais a pourtant une empreinte écologique qui n’est pas soutenable. On peut aujourd’hui avoir une bagnole et être miséreux. A cause de la manière dont on a organisé le travail, l’urbanisme, notre dépendance à un système extrêmement énergivore… Les études sur les indicateurs subjectifs de bien-être montrent que le plus important n’est pas le niveau de confort matériel en lui-même mais le niveau des inégalités : plus les inégalités sont fortes, plus le sentiment de mal-être sera fort. Aller vers des sociétés matériellement frugales, écologiquement soutenables, cela ne veut pas dire revenir à la bougie. L’enjeu est de revenir à une société beaucoup plus simple, à un autre type de confort matériel, sans remettre en question les avancées de la société actuelle. Sortir de la méga-machine, de la technostructure, comme y invitait Ivan Illich, autre penseur de la décroissance. Retrouver aussi ce qui a été détruit : convivialité, solidarité, le « buen vivir », ce concept de la « vie bonne » développé en Amérique latine.
La dotation inconditionnelle d’autonomie remet-elle en cause la propriété privée ?
La propriété privée va souvent à l’encontre de l’intérêt général. On le voit de manière criante avec le foncier : il y a énormément de bâtiments vides et toujours plus de sans-abris. C’est un choix politique, intolérable. Il faut appliquer les lois de réquisition. Idem pour la nourriture : un milliard de personnes sont en situation de malnutrition, alors que nous avons les capacités techniques de produire suffisamment pour tous. Nous sommes favorables à ce que le droit d’usage puisse remettre en question le droit de propriété. Cela peut se faire de manière barbare, en coupant des têtes – l’histoire l’a déjà montré. Mais nous sommes dans une démarche non-violente, à l’opposé des formes d’éco-fascisme, qui voudraient, au nom d’une vérité politique, imposer par exemple une empreinte écologique soutenable du jour au lendemain à tout le monde. Le droit de propriété s’est mis en place historiquement par la violence, par des expropriations. Cela ne veut pas dire qu’il faut faire la même chose... Est-il possible aujourd’hui d’appliquer des lois de réquisition sans violence ? Qui peut le dire ?
Mettre en œuvre une dotation inconditionnelle d’autonomie, c’est aussi changer de rapport au politique...
Avant d’être un outil technique, la DIA est un outil de repolitisation de la société. Il s’agit de développer la participation, mais aussi la responsabilité. Nous vivons dans des sociétés où l’on ne voit jamais les conséquences de nos gestes de consommation. Nous voulons relocaliser, pour que les décisions soient prises par les personnes qui en subissent les conséquences. Une société démocratique est une société où chaque citoyen est capable d’être dirigé et d’être dirigeant, disait Cornelius Castoriadis, un des penseurs qui a influencé la décroissance, en citant Aristote. Il faut aussi utiliser tous les outils démocratiques à disposition : tirage au sort, délibération citoyenne, démocratie représentative et directe, référendums et préférendums...
« Ni relance ni austérité », affirmez-vous. La décroissance, cela passe par quoi ?
Les solutions politiques imaginées aujourd’hui ne sont pas bonnes. Avec l’austérité, on crée une société de croissance sans croissance. Il n’y a rien de pire. La relance n’est pas une solution non plus. Elle s’appuie sur l’imaginaire de la période enchantée des Trente Glorieuses et de son développement économique sans précédent, qui n’a été possible que parce qu’il fallait tout reconstruire, et qu’on avait un excès de ressources naturelles et énergétiques venant de nos anciennes colonies. Il n’est ni possible ni souhaitable de revenir à cette situation. L’austérité est barbare, la relance est une fuite en avant dans le mythe de la croissance.
Nous sommes face à l’effondrement d’une civilisation. Ce n’est pas nouveau, c’est un cycle normal dans l’histoire. Mais aujourd’hui l’ensemble de la planète est embarqué sur ce Titanic. Et l’effondrement met en péril l’aventure humaine telle qu’on la connaît, et va transformer en profondeur nos conditions de vie. Ce sera un choc extrêmement violent. Nous essayons de comprendre cette crise anthropologique et de construire d’autres civilisations en rupture avec celle-ci. Avec une contradiction : il faut aller vite, tout en faisant quelque chose qui demande du temps. Un changement de nos habitudes, une décolonisation de notre imaginaire, une transformation de nos institutions qui sont toxico-dépendantes de la croissance...
Ce qui permettra d’aller vers la décroissance ?
La décroissance est multiple, il n’existe pas un projet de décroissance, mais plusieurs transitions possibles. Il est important de cultiver une diversité d’approches et de sensibilités. Le but de la décroissance, à travers son slogan provocateur, est d’ouvrir des possibles de pensée. Nous tentons de penser l’utopie, ce vers quoi on veut tendre – sans peut-être jamais l’atteindre. Et de définir un projet de transition qui part de la société actuelle, tout en étant complètement en rupture avec celle-ci. Nous faisons évidemment face à de nombreuses contradictions. Nous sommes contraints de partir du modèle actuel que nous n’avons pas choisi, ce qui oblige au compromis. L’important est de savoir où l’on va et d’assumer avec humilité et autocritique ces contradictions, en fonction des différentes stratégies choisies pour transformer la société en profondeur.
La décroissance fait-elle son chemin au sein des partis politiques et dans la société ?
Il y a quelques années, aucun parti de gauche ne se disait ouvertement anti-productiviste. Aujourd’hui plus personne n’ose dire le contraire : même s’ils le restent culturellement, ces partis ont du mal à se définir comme étant productivistes. Le mouvement de la décroissance, à travers sa pensée radicale et son rôle d’empêcheur de penser en rond, est aujourd’hui écouté et respecté. Il interpelle. Deux mouvements se sont structurés : le Mouvement des objecteurs de croissance (MOC) et le Parti pour la décroissance (PPLD). On retrouve des objecteurs de croissance partout. Comme le dit Paul Ariès, ce mouvement est à la fois un ovni politique et une auberge espagnole, dont on a du mal à définir les limites. Et tant mieux ! Cela va bien au-delà de nos mouvements et des partis de gauche. Beaucoup de gens ne se définissent pas comme décroissants mais partagent un certain nombre de valeurs, essayant dans leur quotidien de se ménager des espaces de liberté, d’avoir un autre rapport à la consommation, au travail, un autre rythme de vie. C’est une invitation à aller plus loin dans les questionnements et à ouvrir des possibles pour sortir de la croissance.
Propos recueillis par Agnès Rousseaux
@AgnesRousseaux sur twitter
Photo : Ophelia Noor (portrait) / Source
Version en anglais de cette interview :
– Vincent Liegey : « The freedom to consume is a costly illusion » – A Degrowth Project
À lire : Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, Un projet de Décroissance, Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie, Éditions Utopia, 2013. 156 pages, 7 euros. Vous pouvez le commander dans la librairie la plus proche de chez vous, à partir du site Lalibrairie.com. Voir le site.