Il fait beau, ce week-end de printemps, à Tunis. Nessrine, la trentaine, est en route pour Sidi Amor, un site exceptionnel, où l’on expérimente l’éco-construction, le maraîchage biologique, la distillation d’huiles essentielles ou encore, la vannerie. « C’est à une vingtaine de minutes de Tunis seulement », sourit-elle en empruntant un chemin à peine carrossable, les deux mains solidement attachées au volant. « J’ai passé plusieurs années en France, pour me former aux pratiques de l’agriculture biologique, détaille Nessrine. A l’époque, je voulais monter une ferme pédagogique. » La jeune femme a finalement décidé de revenir en Tunisie, et de se lancer dans une thèse de biologie. Mais dès qu’elle a un peu de temps, elle rejoint l’équipe de Sidi Amor, qui lui a confié la réalisation d’un herbier. « Je recense toutes les espèces végétales, précise Nessrine. Et il y en a beaucoup. Cet endroit est un vrai trésor de biodiversité. »
Perché sur les hauteurs, à l’ouest de Tunis, Sidi Amor s’étend sur quatre hectares vallonnés. Entouré d’oliveraies, le site est d’un calme inattendu. A l’entrée trône un bâtiment tout en dômes et en voutes, où se tiennent les réunions du groupement de développement agricole (GDA) qui gère le site. « Le GDA est une structure foncière de droit tunisien qui a fait son apparition dans les années 70 », explique Taieb Ben Miled, pneumologue à Tunis et à l’origine du projet. « On en compte environ 350 dans le pays. Mais la plupart des GDA ont été constitués par des groupements de paysans pour partager la ressource en eau, dans les palmeraies du sud notamment. » Les terres de Sidi Amor appartiennent à une petite dizaine de personnes, qui habitent Tunis pour la plupart et qui ont été séduits par l’endroit, et les divers projets qui y ont germé.
Une friche transformée en jardins
Difficile, quand on arpente la roseraie qui abrite plus de 375 variétés du monde entier, ou encore le jardin médicinal d’où émanent de délicieuses odeurs, d’imaginer qu’il y a dix ans, l’endroit n’était qu’une friche abandonnée, truffée de déchets. « Mon père possédait un hectare ici, détaille Taieb Ben Miled. Et un jour, nous sommes venus voir avec mon épouse. L’endroit était ravagé mais nous avons eu un vrai coup de cœur. La proximité de la ville en faisait un lieu avec un potentiel extraordinaire. La promenade dans l’espace forestier attenant nous a en plus révélé de grandes richesses paysagères et botaniques. Nous nous sommes tout de suite dit qu’il fallait protéger le site. »
Nous sommes en 2004. Le Dr Ben Miled écrit à l’administration pour expliquer son projet, et proposer la création d’une association. Mais il se voit opposer un refus catégorique, à moins de le faire dans le cadre du parti au pouvoir, l’omnipotent rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) qui servait alors Ben Ali. « Ils craignaient une sorte de contestation verte », sourit le Dr Ben Miled. Qui décide donc dans un premier temps de se contenter de son hectare. « Nous nous sommes dits, en attendant que l’administration se décide, faisons notre rêve. »
Bâtir en terre
Les premiers mois sont ardus. Il faut commencer par nettoyer le site, jonché de détritus et de gravats. « A l’époque, il n’y avait pas un arbre pour faire de l’ombre », se rappellent les plus anciens. Les voisins n’ont pas tous la fibre écologique. Certains d’entre eux regardent les travaux en cours d’un air circonspect. Un jour, Taieb Ben Miled trouve même tous les arbres plantés la veille arrachés ! Mais, accompagnés par un petit groupe d’amis motivés, son épouse et lui continuent à replanter et embellir le site. Certains d’entre eux achètent des lopins attenants. Sidi amor grandit, le GDA prend corps. De jeunes bénévoles viennent grossir les rangs pour construire les bâtiments, empierrer les chemins, prendre soin des jardins : roseraie, carré médicinal, arboretum, parc floral des cinq continents. Une dizaine d’entre eux vivent sur place en permanence.
Témoignages vidéo de ces bénévoles aux parcours variés :
Protéger l’environnement tout en favorisant le développement économique et social local, tels sont les objectifs du GDA de Sidi Amor. Étudiants ou jeunes diplômés chômeurs, les forces vives de Sidi Amor sont essentiellement tunisiennes. Mais des étrangers se sont laissés séduire par le projet. Spécialisés en horticulture ou en éco-construction, ils apportent savoir-faire, énergies et, parfois, ressources financières à l’équipe locale. Les membres de la Voute nubienne, une association française qui promeut les constructions en terre en zone sahélienne, ont ainsi prêté main forte au chantier collectif de construction d’une maison en briques de terre crue qui s’est tenu à l’été 2012. « Quand nous avons dit que nous voulions faire des constructions en terre, au départ, on nous a regardés comme des hurluberlus », se souvient Taieb Ben Miled.
Le matériau, peu cher, est pourtant tout à fait adapté à la pénurie de logements dont souffre le pays. Et aux moyens très modestes d’une grande partie de la population. « Nous avons monté des bâtiments avec des étudiants de l’école d’architecture. C’était très formateur pour eux. C’est important pour nous de toucher ces jeunes », explique Ahmed, qui assure bénévolement une partie de la coordination du GDA. Pour crédibiliser la démarche, et valider le modèle constructif en terre sur la base des critères locaux, le GDA travaille avec des thermiciens tunisiens. « L’idéal serait de pouvoir construire des bâtiments publics avec ces matériaux. Le ministère de l’Habitat suit cela de très près », souligne Ahmed.
Cette attention affichée sera-t-elle suivie d’effets ? Rien n’est moins sûr. Ces dernières années, plusieurs ministres sont passés à Sidi amor, ne tarissant pas d’éloges. Mais pour le moment, le GDA n’a jamais bénéficié d’aides publiques. « L’État ne nous aide pas, et ce n’est pas par manque de moyens, juge Taieb Ben Miled. Il n’y a pas les compétences nécessaires dans nos administrations pour saisir ce que nous pouvons réaliser. La terre n’intéresse les gens que pour construire et spéculer. Même les projets agricoles sont regardés de loin. Le respect de la nature est une vitrine. Alors que pour nous, l’écologie n’est pas une tendance mais un besoin, qui ne doit pas être réservé à une élite. »
Développer un réseau d’agriculture biologique
« Mais nous sommes optimistes », dit Nessrine enthousiaste. « Nous sommes dans un processus positif. Pour peu que l’on arrive à enrayer la corruption, on pourrait faire de grandes choses en Tunisie... et à Sidi Amor aussi. » La jeune femme se réjouit notamment des connaissances développées en agro-écologie. Introduite par Ben Ali, l’agriculture biologique tunisienne a surtout servi pour le moment à alimenter les Européens. « Ben Ali avait une volonté exportatrice très forte, il voulait des apports de devises », dit Mickaël Fabien, coopérant belge ami du GDA, qui travaille actuellement sur la constitution d’un réseau d’agriculture biologique dans le pays. « Il y a donc eu des productions de masse de dattes, huile d’olive, figues, oranges et abricots. On a eu des succès privés, qui n’ont rien à voir avec le développement d’une filière bio tunisienne. »
Pourtant, il y a un vrai potentiel de développement d’une agriculture biologique vivrière dans le pays. Le climat est plutôt clément, et la pauvreté des paysans fait qu’ils ont très peu traité leurs terres. « Le niveau de diplômes est bon, il y a le personnel nécessaire à la mise en place des technique culturales propres à l’agro-écologie », ajoute Mickaël Fabien. « Importer des intrants, cela coûte cher, pointe Nessrine. L’agriculture biologique nous apporterait une certaine autonomie. Nous sommes le troisième ou quatrième producteur mondial d’huile d’olive. Là, il y a un potentiel de croissance important. » A Sidi Amor, on fait par ailleurs des essais en permaculture et en biodynamie.
A la recherche d’un modèle économique
« Nous souhaitons être un incubateur de projets », résume Taieb Ben Miled. « Mais nous devons aussi valoriser les parcours personnels des jeunes, nombreux, qui nous rejoignent. Or, pour le moment, Sidi Amor ne nourrit pas son homme. L’ambiance est chaleureuse, mais le projet n’est pas autonome d’un point de vue économique. Et jusqu’à présent, le temps passé à présenter le projet, pour essayer de le vendre à des soutiens nationaux ou internationaux s’est souvent fait à perte pour nous. » Ce sont les deniers personnels des propriétaires, et des dons ponctuels, qui permettent pour le moment au projet de continuer.
Plusieurs filières pour l’exportation, notamment de roses, de lavande et d’huiles essentielles, sont en cours de mise en place. Des techniques traditionnelles de ferronnerie, taille de pierre ou céramique pourraient aussi être diffusées dans le cadre d’un village des métiers de l’artisanat. Le but est de pouvoir créer des métiers, afin de donner du travail aux jeunes qui sont pour le moment impliqués bénévolement, en échange du gite et du couvert. Espace d’accueil, Sidi Amor deviendra peut-être à terme un écovillage, en vue de promouvoir un véritable tourisme écologique. L’aménagement de sentiers dans la forêt attenante, et la gestion de cet espace naturel par le GDA (actuellement en négociations avec les autorités) permettrait d’asseoir cette activité d’éco-tourisme. Selon Taieb Ben Miled, « la prochaine étape, pour le GDA, c’est donc de devenir rentable, sans quoi il ne sera pas durable ».
Texte : Nolwenn Weiler (@NolwennWeiler sur twitter)
Vidéo : Sophie Chapelle (@Sophie_Chapelle sur twitter)
Photos : Nolwenn Weiler et Sophie Chapelle
Aller plus loin : le site de Sidi-Amor