Soupçons de maltraitance, accusations de harcèlement : quand un conflit en Ehpad finit au tribunal

par Delphine Bauer, Morgan Railane

Depuis que sa mère a intégré un Ehpad privé du Pas-de-Calais, Sylvie est en conflit ouvert avec l’établissement. Elle est convaincue que sa mère y subit des maltraitances. En face, les équipes soignantes s’estiment malmenées et ont porté plainte.

Dans ses souvenirs, c’est ainsi que les choses se sont passées. Samedi 13 avril 2024, Sylvie, ancienne guide touristique, se présente à l’Ehpad du Château du Bois, à Oye-Plage, près de Calais, pour voir sa mère Pierrette, 80 ans. Mais ce jour-là, la fille n’est pas autorisée à rendre visite à sa mère. Les relations avec le personnel de l’établissement sont houleuses depuis qu’une décision de justice rendue deux ans plus tôt a condamnée Sylvie pour violences après une altercation avec deux aide-soignantes pour des faits remontant à juin 2021.

Les possibilités de visite de Sylvie sont restreintes. Mais ce 13 avril est un jour particulier : sa mère doit être hospitalisée le lendemain et Sylvie souhaite préparer sa valise. Le ton monte avec le personnel soignant, et le conflit finit une nouvelle fois en altercation. Sylvie appelle la gendarmerie, l’Ehpad aussi. Sa mère, c’est « son obsession », se défend Sylvie. Elle est convaincue que sa mère est victime de maltraitances dans l’Ehpad. C’est l’enjeu d’un bras de fer entre Sylvie et l’établissement qui dure depuis des années.

Atteinte de la maladie de Parkinson, fortement dépendante, et déjà passée par d’autres Ehpad, Pierrette réside depuis quatre ans au Château du Bois, filiale du groupe d’Ehpad privés Colisée. Peu après son arrivée, Sylvie dit avoir noté régulièrement que le dentier de sa mère n’était pas nettoyé, qu’elle souffrait souvent de conjonctivites, que les températures dans la chambre étaient bien trop élevées en cas d’ensoleillement, qu’elle n’était pas assez stimulée par des sorties ou des activités.

Une autre fille de résidente inquiète

En février 2024, Sylvie prend des photos d’escarres sur le corps de sa mère. Elle compile tous les documents, informations, photos relatives à sa mère. Elle envoie des mails, parfois plusieurs fois par jour, à l’équipe de la direction, médicale et paramédicale, aux différents échelons du groupe Colisée, pour s’assurer que ses traitements sont bien pris à heure fixe, demander pourquoi sa mère est laissée de côté lors des activités, pourquoi elle serait privée de douche ou que ses toilettes sont sales… Le personnel estime être victime de harcèlement. Sur ce sujet, la direction de l’Ehpad n’a pas voulu s’exprimer, car une « procédure judiciaire était en cours ».

Sylvie n’est pas la seule à s’inquiéter de ce qui se passe dans cet Ehpad. Une autre fille de résidente, Patricia*, raconte les deux années passées par sa maman dans cet Ehpad. Si elles ne sont pas proches, Patricia et Sylvie ont déjà discuté de leurs inquiétudes vis-à-vis du traitement réservé à leurs mères respectives. Patricia nous explique avoir d’abord été charmée par le lieu. Sur la plateforme en ligne MyColisée, accessible aux proches, « on voit les gens chanter et danser ».

Elle déchante dans le mois qui suit. Elle parle de « bleus » apparus sur les jambes ou l’arcade sourcilière de sa maman, qu’elle prend en photo, trouve les toilettes sales, alors que sa maman, qui n’est plus autonome, ne les utiliserait jamais. Elle énumère ce qu’elle dit avoir vu : tenues imbibées d’urine, vives discussions sur les traitements administrés à sa mère alors que les effets secondaires seraient trop importants pour elle (hallucinations, désinhibition…) ou encore perte de poids inquiétante.

Un signalement à l’agence régionale de santé

Dans un échange avec la direction, elle s’étonne de constater que les vêtements de sa mère sont « déchirés » dans le dos. Patricia évoque aussi une infection urinaire qui n’aurait été soignée que trois mois après son apparition, en dépit de ses réclamations d’un examen approfondi des urines, comme en témoignent des mails que nous avons pu consulter. Il y a quelques mois, Patricia a retiré sa mère de l’Ehpad du Château du Bois pour un Ehpad public, où elle est décédée après quelques semaines.

Des inquiétudes se manifestent également de l’intérieur de l’établissement. L’agence régionale de Santé du Nord avait reçu, en novembre 2021, un signalement d’un membre du personnel de l’Ehpad pour plusieurs dysfonctionnements, incluant des « négligences en matière d’hygiène alimentaire, hygiène des locaux, entretien du linge, sécurité du bâti et des personnes ». Le témoin se souvient d’avoir constaté que de nombreux postes n’étaient pas pourvus, entraînant une charge de travail importante.

Manque de personnel

Cette personne, qui a souhaité rester anonyme, parle aussi de portes d’armoires pas réparées qui seraient tombées sur les résidents ou de portions de nourriture insuffisantes. Il lui serait même arrivé d’acheter des petits gâteaux en plus pour les résidents. Son expérience permet d’expliquer le regard très dur que jettent les enfants de résidents sur le travail effectué dans ces murs. « Pour nous, les soignants, ce n’est pas simple. Quand j’y étais, il n’y avait pas assez de personnel, donc parfois nous devions faire des choix. On ne pouvait pas, par exemple, prendre le temps pour discuter avec les résidents. », témoigne cette personne. Depuis, n’arrivant plus à exercer « sereinement », elle a changé de métier.

Contacté à propos du signalement à l’ARS, le groupe Colisée se veut rassurant. L’inspection qui en a découlé « a donné lieu à un rapport complet formalisant des recommandations tel qu’il en est l’usage, et qui ont été mises en œuvre par la direction de l’établissement », notamment sur les portes de placard évoquées. « Les suspicions concernant le manque de nourriture ont été levées », nous répond-on. Depuis 2022 - dans la foulée du scandale Orpéa -, le groupe Colisée a simplifié les procédures d’alerte concernant les dysfonctionnements possibles dans ses établissements.

Car la généralisation est toujours réductrice, Patricia reconnaît avoir aussi établi au Château du Bois de bonnes relations avec des membres du personnel, qui comprenaient son désarroi devant le délabrement de sa mère. Pendant les deux ans où sa mère résidait au Château du Bois, Patricia a pu avoir des échanges intenses, mais qu’elle estime respectueux, avec les équipes soignantes ou le médecin-coordinateur. « La différence avec Sylvie, c’est la méthode. Je suis restée calme. C’est une question de tempérament. Il y a des personnes plus sanguines que d’autres. »

Jean-Marc Leroy, médecin intervenant à l’Ehpad n’a pas souhaité nous répondre en détail en raison de la procédure judiciaire en cours. Il se considère comme victime s’étant lui-même « fait insulter à plusieurs reprises », nous écrit-il. Il avait d’ailleurs posé une main courante contre Sylvie en octobre 2020. Annette Debéda, fondatrice en 2021 du collectif « Groupe pour les aidants de proches en Ehpad », apporte un regard extérieur mais concerné – son père est mort isolé pendant la période du Covid – sur ce dossier délicat. Elle a échangé, parfois vivement, avec Sylvie. « Elle est ce qu’elle est, peut-être excessive, mais il n’en reste pas moins que ses demandes sont légitimes. C’est proprement insupportable de voir ses parents sombrer », dit elle.

Sur Internet, l’Ehpad d’Oye-Plage est pourtant bien noté, mis à part quelques commentaires sur le manque de communication avec la direction ou la cherté des tarifs. Le groupe Colisée affiche des objectifs humanistes : préserver le bien-être des résidents, assurer une surveillance constante de leur santé et créer une atmosphère chaleureuse au sein des établissements. Ces objectifs louables ne peuvent cacher que le secteur est très rémunérateur pour les opérateurs. Colisée s’affiche comme le quatrième groupe d’Ehpad en Europe, avec un chiffre d’affaires d’1,6 milliard d’euros en 2023, des dizaines d’établissements et des milliers de lits en France et à l’international.

Un Ehpad très lucratif

Dominique Hauw, fondateur de l’Ehpad Château du bois en 2012, raconte l’histoire de ce site, qui était auparavant celui d’une colonie de vacances d’un industriel local. L’investisseur en fait un établissement pour personne âgées dépendantes en 2013, pour sept millions d’euros, et remplit les 78 lits en six mois. « J’ai eu le dernier Ehpad privé de la région. C’est ce qu’on appelle l’or gris », dit-il. À l’ouverture, l’Ehpad emploie 42 salariés à temps complet, dont deux médecins coordinateurs. Dans son compte d’exploitation, la nourriture revient alors à sept euros par jour et par personne.

L’affaire tourne à merveille : « Je faisais 300 000 euros de bénéfices après impôt sur un chiffre d’affaire de deux millions », explique le premier gérant du lieu. En 2022, il revend l’Ehpad au groupe Colisée, qui y double l’activité et les bénéfices. Dans les comptes de l’année 2021, on lit qu’y travaillent 61 personnes. Selon la direction de l’Ehpad, les temps partiels y sont exceptionnels et les personnes en CDI en nombre, alors que nos témoins évoquent plutôt un manque de personnel et un turn over important.

L’Ehpad d’Oye-Plage est prospère pour son actionnaire unique Colisée France. Ces quatre dernières années, Colisée a fait remonter près de deux millions d’euros de l’Ehpad Château du Bois à la maison-mère. Les résidents paient quand à eux une facture globale comprenant le loyer, les soins, la nourriture, les animations, de plus de 3000 euros par mois pour la chambre « Confort ». Pour Annette Debéda, la boussole des établissements devrait toujours être « le bien-être du résident ou de la résidente ».

Sylvie mise en examen

Aux yeux d’Annette Debéda, l’épisode Covid, qui a éloigné de force les proches et les familles, aurait fait comprendre à certaines directions combien la gestion du quotidien est plus facile sans les enfants ou conjoints des résidents, parfois jugés intrusifs pour leurs remarques, demandes ou critiques. « Notre collectif s’appelle “aidants” car ce n’est pas parce que nous avons placé un parent dans un Ehpad que nous l’abandonnons. Nous restons des aidants », défend-elle.

Elle évoque de nombreux cas de familles la contactant et qui se retrouvent dans une situation inextricable. Le 24 juillet, Sylvie a finalement été mise en examen et placée sous contrôle judiciaire suite à l’altercation d’avril. 27 personnes – personnels de l’Ehpad, direction et groupe - ont porté plainte contre elle.

Interrogé, le groupe Colisée, parle de « soulagement » pour les parties civiles et estime qu’elles ont été « entendues et protégées par l’institution judiciaire ». Anéantie, Sylvie a le sentiment que personne ne comprend le sens profond de ses démarches, que sa personnalité éclipse les raisons véritables qui l’animent. Elle se dit parfois qu’elle n’a plus « la force de se battre ». Avant de se reprendre : « Je n’ai plus rien à perdre. »

Delphine Bauer (collectif Youpress) et Morgan Railane (pour Aletheia Press)

Photo d’illustration : Dans un EHPAD du Maine et Loire, le Bourg-Joly. Photographe : ©Jean-Michel Delage/Hans Lucas

P.-S.

* le prénom a été changé.