C’est « un accord historique qui va permettre de changer le quotidien des Français ! » Il y a un an, le 13 janvier 2018, le secrétaire d’État auprès du ministre de la Cohésion des territoires Julien Denormandie ne cache pas son enthousiasme, dans le Journal du dimanche (JDD) qui a obtenu l’exclusivité de l’annonce. Après « 6 mois d’âpres négociations » [1], le gouvernement est parvenu à convaincre les quatre principaux opérateurs de téléphonie mobile de signer un accord qui permettra, dit-il, « d’en finir avec les zones blanches », ces territoires privés d’internet ou de réseaux mobiles de qualité.
L’accord, « conclu sous le sceau de l’Arcep, l’autorité indépendante qui régule le secteur », prévoit également, toujours selon la communication gouvernementale, « l’accélération de la couverture mobile des axes de transport » et « la généralisation de la 4G ». Julien Denormandie n’a pas la victoire modeste : « J’ai toujours été confiant, déclare-t-il à la presse. Même si ces négociations ont été parfois compliquées. L’objectif était d’apporter une bonne qualité de téléphonie mobile et de numérique à tous les Français. »
Promesse de relier plus d’un million de Français à la 4G
Les termes de ce « deal » historique ? Les quatre principaux opérateurs - Orange, SFR, Bouygues et Free - s’engagent à investir plus de 3 milliards d’euros sur cinq ans dans les infrastructures qui permettront à tous et toutes d’avoir accès au débit. Selon le gouvernement, Orange, SFR, Bouygues et Free s’engagent notamment à construire 20 000 antennes ou bornes supplémentaires et à relier plus d’un million de Français à la 4G.
En contrepartie, l’État reporte de dix ans l’appel d’offre initialement prévu en 2021 sur le renouvellement des fréquences qui relèvent du patrimoine public [2]. Un renoncement de taille : en 2015, ces enchères avaient rapporté 2,8 milliards aux caisses de l’État. Mais pour Julien Denormandie le sacrifice en vaut la peine : « Ces fréquences vont être mises au service du quotidien des Français », justifie-t-il alors dans Le Monde. Le jeune secrétaire d’État n’a pas l’intention de se laisser marcher sur les pieds par les géants des télécoms : « L’ensemble du deal est contraignant, assure-t-il au JDD, avec des obligations assorties de sanctions, et non de simples engagements ». Un an plus tard, nous sommes en mesure d’écrire que le secrétaire d’État, et le gouvernement avec lui, se sont largement arrangés avec la réalité.
« Aucun accord n’a été formellement signé entre l’État et les opérateurs »
Selon un document obtenu par Bastamag et Investigate Europe, il n’y a en effet jamais eu de contrat signé entre les quatre opérateurs et l’État. C’est la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) qui l’écrit : « Le président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) a indiqué à la commission qu’aucun accord, au sens contractuel du terme, n’a été formellement signé entre l’État, l’Arcep et les opérateurs de téléphonie mobile. »
Le fameux accord du 12 janvier 2018 n’existerait donc pas ? L’association Priartem (Pour rassembler, informer et agir sur les risques liés aux technologies électromagnétiques), l’a découvert « avec stupeur » en saisissant la Cada pour obtenir le texte de cet « accord historique », en juin 2018. Cinq mois plus tard, la Commission répond en effet qu’elle ne peut accéder à sa requête car elle « porte sur un document qui n’existe pas ».
Avis de la Cada n° 20183079 du 25 octobre 2018
Dans un document annexe, en date du 1er octobre 2018, l’Arcep, que la Cada a sollicité pour obtenir le fameux accord, confirme qu’« aucun contrat n’a été signé ». Le gendarme des télécoms explique que le terme « accord » correspond « en réalité à l’aboutissement des travaux menés par le gouvernement et l’Arcep sur les engagements que ces opérateurs seraient susceptibles de prendre et qui se matérialisent par une série de documents et de décisions achevés ou en cours d’élaboration et qui ont été publiés au fur et à mesure de leur adoption ». En résumé : l’État a renoncé à près de 3 milliards d’euros d’enchères, contre… des « engagements que les opérateurs seraient susceptibles de prendre ».
Lettre de l’Arcep à la Cada du 1er octobre 2018
« C’est inadmissible !, s’indigne Sophie Pelletier, la présidente de Priartem. C’est une masse d’argent astronomique qui n’ira pas dans les caisses de l’État. Le gouvernement ne peut pas prétendre sur la place publique qu’il y a un accord contraignant, alors qu’il n’y en a pas. Quelles garanties a-t-il que les opérateurs rempliront leurs engagements ? » Il s’agit d’une « rentrée financière prévue perdue pour le budget de l’État », confirme de son côté le syndicat Sud PTT, très implanté au sein de l’opérateur Orange.
Interrogé par Bastamag le 21 février sur cette absence de contrat, le cabinet de Julien Denormandie livre une réponse laconique et quelque peu énigmatique : « En effet, il n’y a pas eu de document signé en tant que tel, il y a eu un accord. » Un accord à près de 3 milliards sans document, voilà une pratique a priori peu fréquente dans un État de droit. Le ministre et les géants des télécoms se seraient-ils tapés dans la main pour finaliser le troc ? Pire, le gouvernement aurait-il fait passer un énorme cadeau aux opérateurs pour un échange équitable ?
Le cabinet de Julien Denormandie renvoie, sans plus de détails, aux « autorisations d’utilisation de fréquence » , qui fixent les conditions d’attribution des fréquences aux opérateurs. Si le 12 janvier 2018, aucun contrat n’a été signé, en revanche, huit mois plus tard, des obligations contraignantes et « opposables » ont bien été fixées aux opérateurs en échange de l’obtention des fréquences (voir le communiqué de l’Arcep).
« Même sans ce deal, les opérateurs auraient de toute façon couvert le territoire »
Concrètement, un arrêté ministériel identifie chaque année les nouvelles zones à couvrir, ainsi que leur nombre. Les opérateurs ont ensuite la charge de financer, seuls ou avec leurs concurrents, « l’ensemble des coûts (...) nécessaires à la fourniture de service », comme l’édification d’un pylône ou la mise en place d’une borne. En juillet 2018, un premier arrêté ministériel comprenant une liste de 300 zones blanches à couvrir d’ici fin juin 2020, a effectivement été publié, puis complété en décembre par 115 nouveaux sites à couvrir [3]. Les cinq prochaines années, environ 4000 nouvelles zones devraient ainsi être fléchées par l’État (environ 800 par an). Un programme ambitieux ?
Pas vraiment. « Même sans ce deal, les opérateurs auraient de toute façon couvert le territoire pour gagner de nouveaux abonnés », tranche un syndicaliste de Sud-PTT, implanté chez l’opérateur Orange. A titre de comparaison, 10 000 nouveaux supports 4G sont mis en service chaque année depuis 2013 par les quatre opérateurs afin d’améliorer leur couverture mobile [4].
Ce que les agences de l’État oublient de dire
Dans ces conditions, on peut légitiment se demander quelle est vraiment la nouveauté de ce deal historique ? « Flécher les investissements des opérateurs en privilégiant l’aménagement du territoire », répond l’Agence du numérique, un service du ministère de l’Économie et des Finances, qui suit également le dossier. Avant d’expliquer que cet accord-fantôme prévoit aussi « le passage des pylônes 2G-3G en 4G, l’équipement des réseaux ferrés et routiers en 4G, une meilleure couverture à l’intérieur des logements à travers les ’boxes’ et une amélioration diffusion des offres 4G fixe ».
En revanche, ce que les agences de l’État se gardent bien de dire, c’est que même avant l’annonce de janvier 2018, les opérateurs devaient déjà remplir certaines obligations, fixées par l’Arcep, pour couvrir des zones peu denses [5]. Précision : les géants des télécoms n’ont jamais eu besoin d’un très généreux cadeau de l’État pour le faire. Obliger les opérateurs à couvrir progressivement de nouvelles zones peu ou pas desservies, ainsi que les axes routiers et ferroviaires, aurait sans doute pu se faire, sans gréver une fois de plus les finances publiques.
Leïla Miñano (Investigate Europe), avec Ivan du Roy