« La France, c’est comme ta mère : elle a plus de règles ». Sous ses allures ironiquement sexiste, cette affichette antifasciste collée sur les murs de Paris en réponse à l’odieuse manifestation du 26 janvier – rassemblant courants d’extrême droite antisémites, catholiques intégristes, collectifs antimusulmans et poujadistes – résume à elle seule l’extraordinaire perte de repères dont témoigne aussi, une semaine plus tard, la mobilisation de familles aux côtés de la « manif pour tous » contre les ABCD de l’égalité à l’école.
Les ABCD de l’égalité dans 600 écoles
Outils expérimentés depuis plusieurs années dans de nombreuses écoles pour discuter avec les élèves des représentations sur les rôles et sur les métiers des filles et des garçons, les ABCD de l’égalité n’avaient jamais été contestés. En représentant des filles qui sont maçons, des garçons qui s’occupent des petits dans les crèches, il s’agit tout simplement avec cet outil de déconstruire, dans le cadre d’une relation pédagogique interactive, les préjugés sur les rôles sociaux et la psychologie des filles et des garçons. Une dizaine d’académies volontaires (Créteil, Rouen, Lyon, Montpellier, Bordeaux, Clermont-Ferrand, Toulouse, Nancy-Metz, Corse et Guadeloupe) expérimentent ces ABCD dans 600 écoles.
Dans le même esprit, l’académie de Lyon a depuis deux ans expérimenté dans une dizaine d’écoles une transformation des cours d’école pour y instaurer un usage plus égalitaire entre filles et garçons. Avant, le centre de la cour de récréation était, de fait, réservée aux garçons avec les jeux de ballons, la périphérie étant laissée aux filles. Un travail participatif avec les élèves, les parents et les enseignants a abouti à de nouvelles configurations respectant une égalité d’usage. Qu’il s’agisse de la configuration des écoles ou de modules éducatifs et pédagogiques, la plupart de ces initiatives s’inscrivent dans la lutte contre les discriminations. Elles associent l’Éducation nationale et les collectivités.
Déconstruction d’un rôle social
Qu’en est-il maintenant d’un apprentissage de la pseudo « théorie » des genres injustement imputé aux ABCD de l’égalité ? Tout d’abord, il n’existe pas de « théorie » des genres ni même d’études qui se fonderaient sur l’hypothèse que les sexes sont interchangeables, même si les orientations sexuelles des individus sont variables. L’approche par le genre consiste soit à intégrer le rôle de la condition féminine ou masculine dans l’étude d’un thème ou d’une situation socio-historique, soit encore à faire du genre un objet d’étude pour lui-même. Dans « La page blanche. Genre, esclavage et métissage dans la construction de la trame coloniale (La Réunion, XVIIIe-XIXe siècle) », Myriam Paris analyse ainsi le phénomène du métissage à travers cette approche.
C’est le cas de nombreuses études portant sur le colonialisme ou l’esclavagisme et le genre. Ces études et cette approche constructivistes – elles montrent que des comportements ou des situations sont le résultat de la « construction » d’un rôle social et non de la nature biologique – sont fortement associées au mouvement féministe qui les a inspirés depuis une quarantaine d’années. Elles sont aussi consubstantielles aux approches antiracistes et anticolonialistes, voire aux approches marxistes.
Genre, origine, classe sociale
Une telle logique, il est vrai, entraîne une « dénaturalisation » des comportements y compris sexuels, l’hétérosexualité devenant la pratique dominante ou majoritaire mais perdant son caractère de norme « naturelle ». Pour autant, cette approche ne conduit à la valorisation d’aucun comportement ni d’aucune orientation sexuelle. Elle conduit in fine à déconstruire les préjugés liés au genre mais aussi à l’origine et à la classe sociale, le constructivisme englobant toutes ces notions.
Alors, pourquoi une mobilisation, sinon massive du moins notable, contre les ABCD de l’égalité ? Pourquoi y ont participé des parents qui, pour certains, ne partagent rien avec le mouvement de la « manif pour tous » principalement animé par des catholiques conservateurs ou intégristes, des groupes d’extrême-droite et une partie de la droite « copéiste » ? Le message SMS qu’ils ont reçu semble effrayant : « Le choix est simple, soit on accepte la « théorie du genre » – ils vont enseigner à nos enfants qu’ils ne naissent pas fille ou garçon mais qu’ils choisissent de le devenir !!! Sans parler de l’éducation sexuelle prévue en maternelle à la rentrée 2014 avec démonstration et apprentissage de la masturbation dès la crèche ou la halte-garderie… –, soit on défend l’avenir de nos enfants. »
Réseau d’extrême droite antisémite
Son auteur, Farida Belghoul, ex militante de la marche des beurs, aujourd’hui membre comme Dieudonné du réseau d’extrême droite antisémite d’Alain Soral, a ainsi organisé des journées de retrait de l’école le premier lundi du mois (deux journées depuis janvier). Ces journées ont touché la première fois une centaine d’écoles, et 70 la seconde journée, parmi les 600 de l’expérimentation. Concernant, parfois, jusqu’à un quart des élèves d’une même classe. On imagine aisément que Farida Belghoul s’est d’une part appuyée sur son propre réseau de parents, qui a ensuite relayé l’effrayante manipulation. Et, d’autre part, sur l’identification probable de parents s’étant par ailleurs opposés aux diverses législations d’interdiction du voile.
De ce fait, ceux-ci pouvaient se montrer plus sensibles à l’idée que l’école s’ingère dans l’éducation morale de leurs enfants, poursuivant ainsi le processus de dévalorisation des parents et de leurs références. Résultat, comme le dit Kaissa Titous, militante reconnue de cette même marche des beurs, le mouvement de parents entraîné par Farida Belghoul est conduit à « faire alliance avec des forces politiques qui n’ont pas arrêté de prospérer sur la haine de nos quartiers et de ses habitants ».
L’école transmet les principes du droit
La « manif pour tous » tente ainsi de s’élargir à des familles populaires de culture musulmane – que par ailleurs ses principaux courants ostracisent – dans un pseudo combat « commun » : contre les droits des femmes, contre l’école publique. Dans ce contexte de mystification, jamais on aura entendu autant d’hommes politiques et d’experts, généralement plutôt hostiles aux musulman(e)s, montrer une telle sollicitude envers les inquiétudes et les « sentiments » qu’ils prêtent à ces familles. Sollicitude mais pas respect : ce n’est pas à la raison des familles qu’on s’adresse mais de façon scandaleusement méprisante, à leurs prétendus affects. Et ce, dans un contexte particulier qu’il faut souligner parce qu’il est en toile de fond du phénomène : une réussite scolaire plus faible pour les garçons dans ces familles, l’inquiétude pour leur avenir, conjuguée à une vision conservatrice de la famille – commune à toutes les religions – et les discriminations vécues par ces parents.
Au-delà de ces aspects et derrière les discours mielleux de la droite et de son extrême à l’égard des familles (toutes, pour une fois !), c’est le rôle de l’école publique qui est mis en question. Éduquer et pas seulement enseigner comme le prétendent les opposants aux ABCD (mais aussi au mariage pour tous/tes) pour qui la transmission de la morale est l’affaire des familles et des religions. Car si dans une démocratie, l’école ne se mêle pas de moralité, en revanche, elle transmet les principes du droit. C’est donc à l’école de former l’enfant à l’égalité qui fait loi entre les hommes et les femmes mais aussi entre tous les hommes et toutes les femmes quels que soient leurs origines.
L’école encore porteuse d’une utopie émancipatrice ?
Malgré la progression des inégalités socio-scolaires, malgré des discriminations y compris religieuses – songeons à la volonté d’empêcher des mamans voilées d’accompagner les sorties scolaires –, l’école est encore porteuse d’une utopie émancipatrice : former des citoyens éclairés, et pas seulement des individus non seulement tous différents aux yeux de ces courants d’extrême droite mais aussi, rappelons-le, tous inégaux. Si l’école doit intégrer la multiplicité culturelle, la multiplicité des histoires familiales et individuelles, elle n’en doit pas moins résister à une vision différentialiste qui soumettrait in fine les élèves à une assignation identitaire. C’est pourquoi, la bataille pour l’école de tous/tes contre sa captation par des groupes de pression et par les classes sociales dominantes n’est pas seulement laïque au sens de non confessionnelle : elle est sociale et politique.
Or, pris les uns dans la contestation de la réforme des rythmes scolaires (ou de ses modalités) et les autres dans des divisions internes, les syndicats d’enseignants et grandes fédérations de parents d’élèves restent au regard des enjeux, bien mesurés dans leurs propos. Certes le SNUIPP (syndicat FSU du premier degré) trouve ces dérives inquiétantes et qualifie de rétrograde le mouvement de protestation contre les ABCD de l’égalité et le SE (syndicat UNSA des enseignants) en demande la généralisation en 2014. Un communiqué commun des syndicats et de l’organisation de parents d’élèves FCPE (FCPE, Se-UNSA, Snuipp-FSU et Sgen-Cfdt) explique aux parents ce que visent les ABCD de l’égalité.
Mais il ne suffit pas de dévoiler la manipulation : il faut aussi combattre ceux qui instrumentalisent des familles, montrer une détermination et une conviction fortes pour la lutte contre toutes les inégalités, qu’elles soient liées au genre, à l’origine ou sociales. Au delà des désaccords, des revendications ou critiques souvent légitimes vis-à-vis du pouvoir, il s’agit pour les professionnels, pour les parents, pour les enfants de s’inscrire non pas tant dans une refondation de l’école que dans la construction d’un nouveau pacte social autour de l’école dont l’égalité pourrait bien être le socle commun.
Fabienne Messica
Sociologue et consultante, travaille particulièrement sur les projets éducatifs et sur la famille, auteur de L’école, comment ça marche, éd. La Découverte, 2006.