Chemise à carreaux Ralph Lauren, doudoune bleu marine et pantalon cintré, François Le Bihan prend la pose, 42 ans, chou-fleur ou brocoli à la main au gré des besoins des photographes. Présenté tour à tour comme « agriculteur », « éleveur » ou encore « cultivateur », François Le Bihan est surtout un chef d’entreprise, héritier du patient travail de son père, Daniel.
Sa holding FLB chapeaute l’ensemble de ses sociétés. Nous en avons dénombré 23, sous onze formes juridiques différentes : des EARL, des SCI, des GFA, mais aussi des groupements d’employeurs, comme le GIE pour le groupement d’intérêt économique et l’incontournable SCEA. Grâce à la société civile d’exploitation agricole, il est possible de prendre les rênes d’une entreprise en rachetant, en plusieurs fois, ses parts sociales. Un moyen tout à fait légal et répandu pour avaler son voisin sans qu’aucun service de l’État ne mette son nez dans vos affaires.
François Le Bihan a acquis une ferme de 160 hectares par-ci, une autre de 30 hectares par-là. Mis bout à bout, nous arrivons à une estimation minimale de 1450 hectares, soit quatre fois la superficie de Guingamp. Plusieurs sources nous indiquent que nous sommes en deçà de la vérité.
Ces terres costarmoricaines s’étendent des bordures de Loudéac, jusqu’à Plédran, en passant par Trévé, Hémonstoir, Saint-Caradec, Bréhan. La disparition de haies, arbres et talus a permis de façonner des centaines d’hectares où la symétrie des rangs de légumes et céréales côtoie les perspectives dessinées par les vastes hangars agricoles qui hébergent les porcs. La surface moyenne d’une ferme bretonne est de 62 hectares. L’empire Le Bihan représente 22,5 fermes à lui tout seul.
Comment avaler les terres de ses voisins
Pour avaler ses voisins et étendre son domaine, il aura fallu du temps, de la négociation, une ingénierie juridique au service d’une optimisation foncière. Une stratégie légale aux résultats diamétralement opposés à l’intérêt général et aux objectifs du gouvernement qui souhaite conserver et favoriser une agriculture familiale.
Le rachat d’exploitations en jouant la carte du rachat de parts sociales est une habitude chez la famille Le Bihan, comme cela a été le cas avec le Gaec du Point du jour, une ferme vieille de 50 ans, rachetée en trois coups.
En 1975, la famille Nagat crée le Gaec du Point du jour, un élevage porcin installé à Loudéac, dans les terres, en Centre Bretagne. 1989 marque le passage de relais entre Marcel et la nouvelle génération. Il prend sa retraite et revend ses parts à Patrick, Thierry, Didier et le plus jeune, Bertrand Nagat.
En 2016, ils ont tous entre 55 et 62 ans. Un moment crucial dans la vie de ces éleveurs et celle de leur entreprise. Il est autant question de transmettre un outil de travail fonctionnel qui pèse au moins 243 hectares que d’en tirer un bon prix pour financer leur retraite. Cette année-là, Patrick se retire de l’entreprise, qui est transformée en société civile d’exploitation agricole, une SCEA. Cette structure juridique, entre autres, permet de vendre l’entreprise par morceaux. François Le Bihan et sa sœur Myriam mettent un premier pied dans la porte : ils entrent au capital de l’entreprise avec dix parts sociales sur un total de 2010.
L’année suivante, trois jours avant Noël, les trois Nagat se rendent chez le notaire avec François et Myriam Le Bihan. Ils vendent la quasi-totalité de leurs parts sociales à la holding FLB dirigée par François Le Bihan.
La SCEA du Point du jour ressemble à une bûche de Noël. Une toute petite tranche pour Thierry, la même chose pour Didier et Bertrand. Plus gourmand, François et Myriam Le Bihan ont chacun une tranche épaisse. Et le glouton de cette belle bûche de Noël est la holding FLB qui se réserve la quasi-totalité de la bûche. Les mini-parts de bûche des Nagat sont difficiles à couper tellement elles sont fines. Elles sont pourtant cruciales. Grâce à elles, la Safer, la société régulatrice du foncier agricole, ne peut contester ni le découpage ni le prix de vente des parts. Elle peut uniquement regarder Le Bihan se lécher le bout des doigts.
C’est en octobre 2019, alors que Bertrand, le plus jeune des trois, atteint 58 ans, que la vente est finalisée. Les Nagat et les Le Bihan retournent une nouvelle fois chez le notaire et terminent le passage de relais. Thierry, Didier et Bertrand vendent chacun les deux parts sociales qu’ils détiennent à la holding FLB. François Le Bihan vient de prendre le contrôle à 100 % de cet élevage et de s’agrandir avec 243 hectares supplémentaires.
Au fil des années et des acquisitions, François Le Bihan a rôdé sa technique. Au printemps 2021, François Le Bihan renforce son empire de 160 hectares supplémentaires en absorbant la ferme de son voisin direct. Le tout en trois mois seulement.
La filière porcine à la pointe de l’accumulation foncière
Cette méthode est bien connue, comme le documente l’analyse des marchés fonciers de 2021 publiée par la Fédération nationale des Safer : « Le cas de deux cessions sur deux années consécutives est le plus fréquent : il est rencontré dans 45 % des cas. […] La vente de parts d’une même société serait donc moins à relier à des transmissions familiales qu’à des prises de participations externes. »
Le groupe Le Bihan fait partie des plus grosses exploitations bretonnes. Mais il n’est pas le seul à dépasser le millier d’hectares ni le seul à user du rachat de parts sociales pour s’agrandir en passant sous les radars de la Safer. La pratique est même courante.
Dans les Côtes-d’Armor, nous pouvons mentionner Laurent Dartois, qui possède a minima 800 hectares de terres via au moins onze entreprises à son nom. Idem avec Dominique Kerdoncuff en Finistère Nord qui flirte au moins avec le millier d’hectares à travers neuf entreprises différentes, de la SCEA en passant par la SCI, sans oublier le GFA. En Ille-et-Vilaine, Michel Crespel et ses deux fils, Romain et Philippe, alignent près de 600 hectares ainsi que les structures juridiques avec plusieurs holdings, onze SCEA ou encore sept SCI pour totaliser 31 entreprises. Interrogé, Michel Crespel estime que ces chiffres sont surévalués, « le nombre d’hectares, c’est le dernier de mes soucis. Pour moi ce qui compte, c’est le chiffre d’affaires ». Contactés, les autres exploitants n’ont pas répondu à nos sollicitations.
François Purseigle et Bertrand Hervieu, sociologues, publient en 2022 l’ouvrage Une agriculture sans agriculteurs. « Sept exploitations sur dix en élevage porcin sont des exploitations de grande taille économique. Alors que les exploitations de taille moyenne étaient, il y a encore dix ans, majoritaires en Bretagne, les exploitations dites ’’grandes’’ représentent aujourd’hui 37 % des exploitations bretonnes. » Les chercheurs relèvent également que la filière porcine est celle où l’on recense le plus de holdings, des sociétés de gestion de patrimoine financier qui abritent des dizaines d’entreprises agricoles aux formes juridiques variées. Ce qu’incarnent Le Bihan, Dartois, Kerdoncuff, Crespel. Tous des producteurs de porcs. « Cette réalité, souvent niée, illustre l’émergence d’agricultures sans agriculteurs ou dirigées par des chefs d’entreprise éloignés de la figure traditionnelle du chef d’exploitation familiale », expliquent les chercheurs.
Des fermes « plus grandes, plus capitalisées », plus dures à transmettre
« Dans certaines régions comme la Bretagne, où des filières d’élevage se sont engagées dans un processus de concentration particulièrement net, le nombre d’exploitations de taille moyenne s’est même réduit de près de 40 % entre les deux derniers recensements », ceux de 2010 et 2020. C’est ce que François Purseigle et Bertrand Hervieu développent dans leur livre.
Des fermes de plus en plus grandes, aux montages juridiques de plus en plus complexes. Et comme dans un jeu de vases communicants, les exploitations individuelles, elles, sont de moins en moins nombreuses. « Le scénario actuellement à l’œuvre est bien celui d’un accaparement des terres au détriment de candidats à l’installation », estime le rapport Sempastous, consacré à la régulation du foncier agricole. La Fédération nationale des Safer confirme une tendance « vers l’agrandissement d’exploitations existantes plutôt que l’installation de nouveaux agriculteurs. Si ce mouvement se poursuit dans le cadre de l’accélération des départs en retraite, c’est le visage de l’agriculture française, aussi la vitalité même des territoires ruraux, qui sont en jeu. »
Avec des entreprises agricoles de plus en plus importantes, elles deviennent trop grosses et trop chères à transmettre à un agriculteur ou même à un binôme d’agriculteurs. L’organisation du travail au sein des exploitations s’en ressent. La sous-traitance se développe à travers l’essor des entreprises de travaux agricoles, les ETA. La Bretagne en compte 850 en 2023, soit près de 6000 salariés.
Sous-traiter, via des ETA, pour se concentrer sur l’élevage explique cette évolution. Mais ce n’est pas la seule. Les processus de délégation s’expliquent aussi « par les difficultés de transmission et de reprise de structures toujours plus grandes et plus capitalisées », estime une étude de 2020, à tel point qu’un nouveau métier agricole voit le jour : le land manager. Mais la Bretagne n’est pas encore concernée, assure le sociologue François Purseigle.
L’agriculture familiale, garante de la souveraineté alimentaire
Quand on demande au directeur de la Safer Bretagne, Thierry Couteller, pourquoi miser sur les installations et vouloir favoriser l’agriculture familiale, il convoque les Nations unies : « Elles disent bien que l’agriculture familiale est la plus résiliente du point de vue des crises climatiques mais aussi face aux aléas économiques. C’est celle qui résiste le mieux et apporte un dynamisme dans les territoires ruraux. Un agriculteur qui s’installe, ce sont sept emplois induits. Ce sont aussi des familles, des enfants, donc des écoles, des commerces, des services. C’est aussi une question de souveraineté alimentaire. Avec l’agriculture de firme, la priorité ce sont les capitaux. Ce qu’il y a dans votre assiette est secondaire. »
L’agriculture de firme, c’est quand l’agriculture n’est plus aux mains des agriculteurs eux-mêmes. Cette tendance est peu visible en Bretagne pour le moment. Néanmoins, la journaliste Lucile Leclair détaille dans son livre Hold-up sur la terre le cas d’un rachat de terres par un groupe industriel breton. Altho est le numéro 2 du marché français des chips. Implantée à Saint-Gérand dans le Morbihan, cette société a acheté quatre fermes à l’occasion du départ à la retraite des exploitants. Bien que ces acquisitions ôtent des terres des mains des agriculteurs, le directeur d’Altho, Laurent Carvard, admet, dans un entretien avec Libération, que l’enjeu de l’installation agricole, « ne nous a pas traversé l’esprit ».
De l’autre côté du spectre, le modèle de l’agriculture familiale est de plus en plus mis à mal. Entre 2010 et 2020, le nombre d’exploitations de plus de 200 hectares a été multiplié par 2,5 dans chaque département breton. 200 hectares, c’est trois fois la taille d’une ferme bretonne moyenne (62 hectares en 2020) [1].
Mais ce tableau est incomplet. Il recense les exploitations une à une. Une surface est associée à un siège d’exploitation. Or, l’exemple des holdings agricoles détenues par François Le Bihan, Dominique Kerdoncuff, Michel Crespel ou encore Laurent Dartois démontre l’existence de montages sociétaires où plusieurs entreprises sont imbriquées les unes dans les autres. C’est en emboîtant les différentes pièces de ce puzzle juridique qu’apparaissent les surfaces exploitées par ces « groupes agricoles ». 1000 hectares et plus. Combien sont-ils ? Combien de groupes agricoles détiennent et exploitent plus de 1000 hectares en Bretagne ?
Nous avons posé la question à la Safer de Bretagne : « Nous n’en savons rien. » Nous avons posé la question à la DDTM des Côtes-d’Armor : « Nous ne disposons pas du nombre d’exploitants qui possèdent et/ou exploitent plus de 1000 hectares, et nous n’en avons jamais vu dans les demandes d’autorisation d’exploiter. » Nous avons posé la question à la Draaf : « Les informations sur la surface agricole dont nous disposons sont celles qui sont comptabilisées au siège de l’exploitation. Au regard de ces éléments, toutes les exploitations bretonnes sont bien en deçà de 1000 hectares de surface agricole utile. » Les services de l’État se refusent à évaluer et quantifier ces « groupes agricoles ». Impossible alors de lutter réellement contre l’accaparement des terres, pourtant affiché comme un objectif prioritaire.
Julie Lallouët-Geffroy
Illustrations : © Splann !