Handicap

Comment faire pour que les luttes antivalidistes cessent d’être discriminatoires ?

Handicap

par Harriet de Gouge

« On ne peut pas lutter pour toutes les personnes handicapées en faisant abstraction des logiques discriminatoires » qui visent les plus pauvres, les moins blanches et les trop visiblement queer, défend l’activiste antivalidiste Harriet de Gouge.

Le mouvement disability justice (« justice pour les personnes handicapées », si on veut traduire littéralement) a émergé aux États-Unis il y a environ 15 ans. Porté notamment par des activistes afro-américaines, asiatiques ou autochtones, il remet au centre des revendications les problématiques des personnes handicapées les plus marginalisées. L’expérience du validisme ne rend en effet pas immune à d’autres formes d’oppressions, qui créent de nouvelles violences spécifiques.

Ces voix sont longtemps restées inaudibles dans un courant de luttes antivalidistes fondé sur des rapports de pouvoirs où les discours des personnes blanches et privilégiées sont plus valorisés.

Harriet de Gouge
Harriet de Gouge
Militante antivalidiste.

Les combats pour les droits des personnes handicapées se sont centrés sur des problématiques comme l’accès à l’éducation, à l’emploi et à la vie autonome. Ces combats sont essentiels, mais ils ne justifient pas d’en ignorer d’autres. On peut penser aux violences policières, qui touchent plus largement des personnes racisées et handicapées.

Les politiques de santé publique défaillantes affectent, elles aussi, davantage les personnes handicapées qui, en outre, disposent en moyenne de moins de ressources pour s’en défendre. On sait par exemple que le Covid-19 a eu un impact plus important et plus mortel chez les personnes déjà fragilisées socialement par de multiples oppressions [1].

Théorisé par des activistes comme Patti Berne, Mia Mingus et des collectifs comme Sins Invalid, le disability justice mouvement représente une communauté qui veut prendre en compte les difficultés d’une plus large part de la population, en termes d’identité, mais aussi en termes de handicap. En se décentrant des seules questions légales, la disability justice entend aussi parler aux malades chroniques, personnes neuro-atypiques, etc., en reconnaissant les inégalités d’accès à des diagnostics et à des soins de qualité pour toustes.

Le respect des besoins d’accessibilité de chacune, la nécessité de prendre soin les unes des autres sont des valeurs qui se retrouvent aussi dans les formes de luttes plus respectueuses des personnes. Cette idée se retrouve dans un aspect fondamental de la disability justice culture, à savoir la nécessité de reconnaître le lien étroit entre l’impérialisme, le patriarcat et le capitalisme, qui sont à l’origine de normes qui déshumanisent les personnes handicapées.

Pour le droit de toutes les personnes handicapées ?

Si ce dernier point semble essentiel, il est pourtant peu abordé par les cercles militants français du handicap. En France, beaucoup des revendications les plus audibles sont en faveur de l’institutionnalisation [2] ou de l’emploi protégé et sont portées par des associations gestionnaires [3]. Mais on a vu ces dernières années un nombre important de militantes porter des revendications plus radicales. Il s’agit la plupart du temps d’exigences en lien avec la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées que la France a ratifiée en 2010.

Si nombre de lois existent, l’État ne remplit pas son rôle (quand il n’est pas directement responsable) et laisse les personnes sans recours face à aux discriminations. Le but n’est pas ici de minimiser le rôle de l’État dans le non-accès à l’éducation, dans l’institutionnalisation, ou encore dans la non-mise en accessibilité de l’espace public et des transports.

Des associations et militantes handicapées tentent de mettre l’accent sur ces problèmes en ignorant parfois leurs racines politiques. Pourquoi l’État favorise-t-il autant les institutions [4] (là où de nombreux pays s’engagent à les faire disparaître), notamment les établissements et services d’aide par le travail (Esat) [5] ?

On ne peut pas le comprendre sans comprendre la logique néolibérale dans laquelle nous sommes. On ne peut pas non plus lutter pour toutes les personnes handicapées dans une approche qui reste centrée uniquement sur le droit, en faisant abstraction des logiques discriminatoires qui excluent des milliers de personnes d’aides qu’elles seraient en droit d’obtenir.

Sans surprise, parmi les personnes les plus durement touchées par ces exclusions, on trouvera les plus pauvres, les moins blanches ou les trop visiblement queer. Ces paroles-là existent pourtant, mais restent à l’écart, tenues au rang de cas particuliers, isolées dans leurs combats.

Par leur manque de diversité, les luttes antivalidistes se privent d’un savoir immense et de perspectives pourtant nécessaires. Si en apparence, elles prétendent défendre les personnes handicapées, elles reviennent parfois à défendre les intérêts de la minorité visible qui se pense comme l’universel.

La question n’est pas comment rendre les luttes antivalidistes « plus inclusives », mais comment créer des systèmes de solidarité qui ne laissent personne de côté. Comment invente-t-on des espaces qui ne reproduisent pas les rapports hiérarchiques ? Comment redonne-t-on de la valeur au travail invisible d’entraide et de partage de savoirs réalisé dans l’ombre ? Comment cesse-t-on d’appliquer des normes élitistes dans nos luttes ? Tous les mouvements de justice sociale sont passés par ces questionnements internes. Il est plus que temps de se les poser aussi.

Harriet de Gouge

Photo de une : Un rassemblement à San Francisco en 2019. CC BY-NC 2.0 Peg Hunter via flickr.

Notes

[1Voir cet article du Lancet.

[2La vie ou le travail en foyers ou institutions spécialisées.

[3Associations gestionnaires d’institutions.

[4Décrites par le Comité des Nations unies des droits des personnes handicapées comme des lieux de privation de liberté. Dans son rapport final sur la situation en France, publié en 2021, ce comité appelle d’ailleurs à fermer ces institutions.

[5Des entreprises regroupant des personnes handicapées exclues du marché de l’emploi. Ces entreprises ne sont pas soumises au Code du travail tout en conservant des logiques de productions classiques.