Comment la messagerie Telegram est devenue le paradis de la criminalité en ligne

par Emma Bougerol

Pavel Durov est poursuivi par la France pour son manque de coopération dans des affaires de criminalité sur sa plateforme. Les médias internationaux racontent que Telegram est « le principal terrain de jeu des extrémistes et théoriciens du complot ».

Portrait dessiné de la journaliste Emma Bougerol
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« Le capital ne connaît ni pays, ni frontières, ni murs de prison. Mais les capitalistes, quelle que soit la quantité de capital qu’ils ont accumulée, ne peuvent pas toujours échapper à la gravitation du monde habité par de vils mortels. Samedi soir, Pavel Durov l’a appris à ses dépens », écrit le journaliste Daniel Kretschmar dans le journal allemand Taz.

L’arrestation de Pavel Durov, fondateur de la messagerie cryptée Telegram, a fait couler l’encre de médias du monde entier. La plateforme aux plus de 900 millions d’utilisateurtrices « offrait une grande sécurité aux opposants qui luttent contre les régimes autoritaires comme aux criminels de droit commun », contextualise le site polonais Oko.press. Créée en 2013, Telegram avait été l’une des premières à crypter les communications, le tout sans modération des contenus. Pour cette raison, « ces dernières années, Telegram est devenue l’une des plateformes les plus importantes pour la diffusion incontrôlée de désinformation, de propagande extrémiste et d’appels à la violence », rappelle Taz.

« Utilisé pour toutes sortes de choses horribles »

Le 24 août, alors que son jet privé atterrissait sur le sol français, le Russe a été arrêté pour complicité de nombreuses infractions, dont la promotion du terrorisme, le trafic de stupéfiants, des affaires de pédocriminalité ou le crime organisé. Il est reproché le refus de son entreprise de coopérer dans diverses affaires criminelles. Sa garde à vue a été levée quatre jours plus tard, le 28 août. Il a été présenté à un juge et placé en examen. Il n’est pas autorisé à quitter le territoire français.

Pavel Durov a d’abord été connu et reconnu internationalement pour sa réticence à aider les autorités russes, notamment lorsque le pouvoir lui avait demandé de bloquer des dissidents de Poutine sur VKontakte, un autre réseau social qu’il a fondé. « Son refus de coopérer avec le FSB [les renseignements russes, ndlr] au nom de la liberté d’expression est malheureusement complètement éclipsé par son refus de coopérer avec qui que ce soit pour empêcher Telegram d’être utilisé pour toutes sortes de choses horribles », réagit le journaliste d’investigation Christo Grozev auprès du média russe en exil Meduza.

Ces « choses horribles », les médias indépendants du monde entier les ont documentées au fil des années. VSquare, un média transnational est-européen, avait publié en mars 2023 une enquête sur la manière dont Telegram était devenue, sur le continent, « le principal terrain de jeu des extrémistes, des théoriciens du complot et de la guerre de l’information ».

« Dans le cadre d’un projet de l’équipe Firehose of Falsehood, des journalistes d’investigation ont analysé près de 18 000 comptes Telegram (chaînes et groupes) ayant un impact principalement en Europe centrale et orientale, afin de découvrir comment les utilisateurs sont interconnectés », explique le média. Sa conclusion : « Les chaînes en langue allemande jouent un rôle important en tant que plaque tournante des opinions extrêmes, influençant le reste de l’Europe centrale et orientale. » On y trouve des contenus conspirationnistes, notamment venus de l’« alt-right » américaine et autres messages de désinformation.

« Une rupture majeure avec la norme »

Le média coréen Hankyoreh a publié, dans la foulée de l’arrestation du fondateur de Telegram, un article sur sa version anglaise analysant « comment Telegram est devenu un foyer de crimes sexuels numériques en Corée du Sud ». Le site donne l’exemple d’une affaire de mai 2024, où des étudiants de l’Université de Séoul ont « utilisé la technologie deepfake pour créer des vidéos sexuellement explicites à partir de photos de leurs anciens camarades de classe tirées des annuaires et des médias sociaux, et les ont diffusées par l’intermédiaire des canaux Telegram ».

Les policiers ont rencontré de grandes difficultés pour identifier les personnes à l’origine de ces vidéos. Les coupables n’ont pu être identifiés que grâce à des personnes infiltrées dans ces groupes aux contenus illégaux. « Depuis, d’autres révélations ont été faites sur des canaux Telegram créés pour partager des deepfakes à caractère sexuel de femmes dans plus de 70 universités à travers le pays. »

Reste que l’arrestation de son fondateur est « une rupture majeure avec la norme », avance le journaliste Alex Hern dans The Guardian, qui se demande « ce que l’arrestation du fondateur de Telegram signifie pour la régulation des entreprises de réseaux sociaux ». « Les gouvernements ont déjà eu des mots durs avec les fournisseurs de plateformes de messagerie, mais il y a rarement eu d’arrestations », précise le journaliste.

Soutien d’Elon Musk

La plateforme présente une différence notable par rapport à nombre de ses concurrents : elle n’offre pas par défaut de communications cryptées de bout en bout. Autrement dit, Telegram, contrairement à WhatsApp ou Signal, peut avoir accès aux conversations lorsqu’elles ne sont pas dans des « chats secrets » (une fonction accessible uniquement pour des messages entre deux personnes, et qui doit être explicitement activée).

« Un service crypté de bout en bout peut sincèrement dire aux forces de l’ordre qu’il ne peut pas les aider », explique le journaliste du Guardian. « Telegram, en revanche, doit choisir. Soit elle aide les forces de l’ordre, soit elle les ignore, soit elle déclare activement qu’elle ne coopérera pas. » Dans ce sens, cela rapproche la plateforme des messages publics postés sur X (ex-Twitter) ou Facebook, qui devraient être modérés par ces derniers.

Mais Telegram a toujours défendu sa position de plateforme de communication privée. « Les contours du désaccord entre la France et Telegram seront inévitablement réduits à une conversation sur la "modération de contenu", avec des partisans regroupés en conséquence (Elon Musk s’est déjà impliqué, tweetant "#FreePavel") », explique Alex Hern. « Mais en essayant d’être à cheval sur les deux marchés, Telegram a peut-être perdu les arguments de défense de l’un comme de l’autre. »

Emma Bougerol

Photo de une : L’application mobile Telegram CC BY-NC 2.0 Focal Foto via Flickr