Crédité d’environ 45 % des intentions de vote au premier tour, il semble difficile que Lula perde l’élection présidentielle d’octobre prochain. Jair Bolsonaro, le président d’extrême droite sortant, malgré ses 34 % dans les sondages, n’est pas encore battu. Une victoire dès le premier tour de l’ancien président de centre-gauche, Luis Inacio Lula da Silva (du Parti des travailleurs, PT), éviterait au pays de se retrouver dans une situation similaire à celle qui est survenue aux États-Unis en 2020, avec une contestation du résultat par Jair Bolsonaro et ses partisans. Mais une telle victoire semble très peu probable.
Cette élection est assez atypique. Elle a pour enjeu la pérennité de la jeune démocratie brésilienne – les Brésiliens vivaient sous dictature militaire il y a encore quarante ans – alors que les institutions censées la préserver sont très affaiblies. L’érosion démocratique a commencé en 2016 avec la destitution, sans motif valable, de la présidente Dilma Rousseff (PT). Elle s’est poursuivie avec Sérgio Moro, magistrat opportuniste et proche de Bolsonaro, qui à l’aide d’accusations en grande partie fausses, a écarté Lula d’une candidature à la présidentielle en 2018. Ce qui a contribué à rendre possible la victoire de Bolsonaro. Depuis, celui-ci, à l’image d’un Trump, ne cesse de remettre en cause et de saper les institutions garantes de la démocratie.
La campagne électorale a officiellement commencé le 16 août dernier : 40 jours de meetings et de débats jusqu’au 2 octobre, avec un quintuple scrutin. Les 156 millions d’inscrits voteront à la fois pour leur prochain président, leurs députés fédéraux, un tiers des sénateurs, ainsi que les gouverneurs et les assemblées des 27 États (le Brésil est un pays fédéral, comme l’Allemagne ou les États-Unis).
La force politique du bolsonarisme
L’écart entre les deux principaux candidats est, pour l’instant, en train de se réduire. Cela montre la force politique de Bolsonaro et du « bolsonarisme » en dépit de ses mauvais résultats : une gestion déplorable de la pandémie de Covid avec officiellement plus de 650 000 morts, ses déclarations anti-vaccin et l’explosion de la pauvreté et de la faim. Il y a à peine un an, nombre d’analystes de la vie politique brésilienne expliquaient que Bolsonaro n’allait pas pouvoir se représenter. Son rejet dans l’opinion reste important, mais malgré ses multiples déclarations choquantes et provocations, il se maintient en deuxième position, loin devant le candidat de centre-droite, Ciro Gomes (entre 5 % et 10 % des intentions de vote).
Le 7 septembre, jour du bicentenaire de l’indépendance du pays (ancienne colonie portugaise) a marqué un tournant de la campagne présidentielle. Bolsonaro s’y est comporté en candidat et non en chef d’État, allant même jusqu’à évoquer très vulgairement la virilité de ses ébats sexuels lors du discours officiel.
Comment expliquer la relative popularité du président sortant ? D’abord, ses accords, parfois illégaux, selon les révélations du site d’information Intercept Brasil, avec le centrão, rassemblant les députés du centre-droit à l’extrême droite, coalition permettant d’obtenir la majorité des voix à l’Assemblée nationale, dont son président, Arthur Lira, est un soutien important de Bolsonaro. Un deuxième facteur est la poursuite des aides sociales (initialement mises en place par la gauche) au bénéfice des populations les plus vulnérables. Grâce à ses positions réactionnaires et homophobes, Bolsonaro continue de recueillir un fort soutien des églises évangélistes. Sa femme, Michelle Bolsonaro, est une croyante fervente et conservatrice assez active, multipliant les apparitions publiques. Jair Bolsonaro peut aussi compter sur le soutien du secteur de l’agrobusiness – responsable notamment de la déforestation de l’Amazonie et du Pantanal – et d’une partie du patronat qui financent sa campagne.
Un Capitole version « tropicale » ?
La gauche ne s’attendait pas à une telle résilience de son adversaire. La probabilité d’un second tour – si Lula n’atteint pas les 50 % – inquiète beaucoup. Dans ce cas, Bolsonaro n’hésitera pas à mettre en doute la sincérité du scrutin – ce qu’il a déjà commencé à faire – et ne reconnaîtra pas sa défaite. Depuis un an, le président d’extrême droite profite de la moindre occasion pour dénoncer la possibilité de truquer les urnes électroniques, une accusation sans fondement, le système électoral brésilien étant jusqu’à présent reconnu pour sa fiabilité. Que se passera-t-il s’il n’accepte pas le résultat des urnes ?
Le plus grand danger serait une mobilisation de milices d’extrême droite, souvent liées à la grande criminalité, d’une partie de la police militaire (police militarisée dépendant de chaque État) et de divers groupes armés. Bolsonaro a promu et légalisé massivement le port d’armes. Selon les données de l’institut Sou da Paz, 1300 armes à feu sont vendues chaque jour à des particuliers ! Il y a plus d’armes à feu en circulation actuellement entre les mains de civils qu’au sein de l’armée fédérale. Les partisans de Bolsonaro se préparent ouvertement à dupliquer une invasion du Capitole « version tropicale ». Car Bolsonaro n’a rien à perdre, bien au contraire : lui et ses fils, dont deux sont élus – un député fédéral et un sénateur –, font l’objet de plusieurs enquêtes pour corruption et blanchiment d’argent. Le président a même signé un décret de loi qui empêche toute investigation contre lui et ses enfants durant... 100 ans ! [1]. Lula a déjà promis, s’il est élu, de casser ce décret.
Un coup d’État militaire à l’image de celui de 1964 (suivi d’une dictature pendant deux décennies) demeure pour le moment improbable. L’image des forces armées reste très détériorée au sein de la société brésilienne, en raison de la participation de plusieurs généraux au gouvernement de Bolsonaro. Une crise et des violences politiques suscitées par les pro-Bolsonaro pourraient cependant servir de justification à une intervention militaire. La pression des institutions démocratiques, de la presse et des opinions internationales sera dans ce cas importante pour que le résultat sorti des urnes soit respecté.
À gauche, une nouvelle génération moins disposée au compromis
À gauche, la campagne électorale était jusqu’à maintenant cantonnée aux militants et sympathisants des partis et des mouvements sociaux, consternés par les quatre années passées. Le passage de Lula au journal de 20 h de la principale chaîne du pays, Globo, a été plutôt positif. Son discours a atteint d’autres secteurs de la société brésilienne. L’ancien leader syndical a encore une fois démontré sa capacité à négocier, à trouver des compromis (certains diront compromissions), et à créer des alliances. Sa candidature est soutenue par dix partis politiques et par tous les mouvements sociaux. Il tente également de rassurer les milieux économiques, et a choisi pour vice-président l’un des piliers du parti néolibéral de droite PSDB, Geraldo Alckim, également ancien gouverneur de l’État de São Paulo, où les violences et exactions policières ont été particulièrement nombreuses durant son mandat. Si Alckim a dû quitter son parti pour rallier Lula, une fois élu il continuera à défendre les intérêts des secteurs conservateur et financier.
Lula a encore besoin de conquérir une partie de l’électorat évangéliste et conservateur. D’où son silence sur les questions liées au genre ou à l’IVG. Comme si les valeurs les plus rétrogrades de l’ultra droite et du conservatisme religieux avaient déjà gagné. C’est le paradoxe de cette élection : plus Lula tentera de rallier, le plus largement possible, des pans différents de la société brésilienne pour s’assurer une victoire, moins il bénéficiera de marges de manœuvre pour véritablement changer le Brésil.
S’il gagne en octobre – ce sera sa sixième campagne présidentielle [2] –, le leader de la gauche reprendra la tête d’un pays dans un état critique. Plus d’un tiers de la population vit en état d’insécurité alimentaire, la violence politique s’est intensifiée et le coût de la vie a explosé. Lula va devoir négocier plus que jamais pour disposer d’une majorité au Parlement fédéral. Autant dire que mener les grandes réformes de transformations sociales, politiques et environnementales dont le Brésil a tant besoin sera complexe. Mais au mois les conditions minimales pour qu’une démocratie représentative fonctionne seront rétablies.
Lula et les forces de gauches tentent quand même un pari plus ambitieux qu’auparavant : soutenir le maximum de candidatures issues des mouvements sociaux aux parlements, fédéral et de chaque État, pour disposer d’assemblées législatives un peu plus progressistes. Un pari très risqué, mais pas impossible. Les forces conservatrices – des grands propriétaires terriens aux évangélistes en passant par d’inamovibles notables locaux – dominent la plupart des assemblées depuis la redémocratisation entamée en 1985. Innovation importante : le nombre de candidatures de personnes noires, autochtones, trans et féministes lors de ces élections générales devraient battre un record. Une nouvelle génération politique est en train d’émerger à gauche, moins disposée à faire des compromis politiques.
Erika Campelo, coprésidente de l’association Autres Brésils. L’association anime un site d’informations (en français) sur les questions sociales, politiques et environnementales au Brésil et organise le festival « Brésil en mouvements ».
En photo : Lula, candidat de la gauche à l’élection présidentielle brésilienne, devant une assemblée regroupant 8000 délégué.e.s indigènes, en avril à Brasilia, aux côtés de Sônia Guajajara, présidente du mouvement Articulation des peuples autochtones du Brésil et candidate du Parti socialisme et liberté (PSOL) au congrès fédéral / CC Midia Ninja