Cet article est extrait du livre Multinationales, une histoire du monde contemporain (La Découverte), en librairie le 13 février.
À l’approche du Sommet de la Terre de Rio en 1992, la conjoncture internationale pour entamer une réduction des émissions de gaz à effet de serre au niveau planétaire n’a jamais été aussi favorable. Les alertes scientifiques sur la certitude d’un réchauffement climatique lié aux activités humaines se sont intensifiées. Certains États commencent à sérieusement prendre conscience du problème… Jusqu’à ce que les compagnies pétrolières, aux côtés d’autres intérêts industriels privés, jettent leur force dans la bataille pour faire échouer une ambitieuse Convention cadre sur le climat.
L’alerte scientifique sur le climat, qui s’affirme depuis les années 1950, se consolide fortement entre 1979 et la fin des années 1980, conduisant à la création du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) en 1988. Dès 1979, le « rapport Charney » de l’Académie des sciences étatsunienne prévoit un réchauffement de 1,5 à 4,5 degrés Celsius (°C) d’ici à quelques décennies. Le premier rapport du Giec de 1990 s’affirme « certain » d’un réchauffement global d’origine anthropique de « 0,3 °C par décennie au 21e siècle » (soit + 0,9 °C entre 1990 et 2020, chiffre proche du réchauffement effectivement advenu).
![Portrait de Christophe Bonneuil](IMG/jpg/photo_christophe_bonneuil.jpg)
Dès lors, la question s’invite à l’ordre du jour politique international. Alors que se prépare la Convention des Nations unies sur le changement climatique qui sera adoptée lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992, des mesures politiques fortes sont proposées au plus haut niveau. La Conférence de Toronto, organisée en juin 1988 avec de nombreux chefs d’État et scientifiques par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM), appelle ainsi dans sa déclaration finale à réduire de 20 % les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2005, et à créer un Fonds mondial pour l’atmosphère « alimenté par une taxe prélevée sur l’utilisation des combustibles fossiles dans les pays industrialisés » pour financer les politiques climatiques. Plusieurs pays d’Europe créent des taxes carbone (Pays‑Bas et Finlande en 1990, Danemark en 1992). En 1989, la Commission européenne travaille à un projet d’écotaxe sur l’énergie et le carbone qui puisse être adopté avant le Sommet de la Terre de Rio. En France, le Plan national pour l’environnement, adopté en 1990, accorde une place importante à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et affirme l’ambition d’une fiscalité carbone.
À son tour, la Conférence de La Haye des 10 et 11 mars 1989 accouche d’une déclaration qui reconnaît une responsabilité particulière des nations industrialisées dans l’effet de serre (donc la nécessité de transferts financiers vers les pays en développement) et propose la création d’une autorité mondiale de l’atmosphère « recourant à toutes procédures de décision efficaces, même si, dans certains cas, un accord unanime n’a pu être trouvé ». Le texte envisage même « des délégations partielles de souveraineté dans le domaine limité nécessaire à notre propre survie ».
Entre 1987 et 1989, dans le sillage de la réussite du protocole de Montréal interdisant les CFC (gaz utilisé dans l’industrie) pour protéger la couche d’ozone et dans un contexte de fin de guerre froide propice à un multilatéralisme renouvelé par l’enjeu environnemental, une fenêtre d’action volontariste pour enrayer le dérèglement climatique semble donc ouverte. Et ce, y compris dans les États‑Unis de Reagan et Bush père – un Global Climate Protection Act est adopté par le Congrès dès 1987. Cette opportunité va cependant se refermer sous l’effet de multiples oppositions, à commencer par celle du puissant secteur pétrolier. Si la stratégie mise en œuvre par les compagnies anglo‑saxonnes de l’autre côté de l’Atlantique sont désormais relativement bien documentées, les « champions » tricolores Total et Elf (qui fusionneront en 2000) jouent aussi un rôle important d’obstruction aux niveaux français et européen.
Les multinationales pétrolières sont alertées dès 1959 d’un possible réchauffement global
![Couverture du livre Multinationales, histoire du monde contemporain](local/adapt-img/960/10x/IMG/jpg/multinationales_cmjn.jpg?1739349382)
Les grandes multinationales pétrolières sont directement alertées dès 1959 d’un possible réchauffement global causé par l’usage des produits fossiles qu’elles commercialisent. L’American Petroleum Institute, fédération des compagnies pétrolières opérant aux États‑Unis (incluant la branche de Total pour l’Amérique du Nord), commande en 1968 un rapport à l’université de Stanford qui lui confirme le sérieux d’un scénario de réchauffement du climat causé par la combustion d’énergies fossiles. Exxon lance alors un programme de recherche ambitieux pour être le mieux placé dans la connaissance et l’anticipation du bouleversement planétaire. Le supertanker Esso Atlantic, outre sa fonction de transport de pétrole, est équipé en 1977 d’une batterie d’instruments et de chercheurs afin de mesurer les teneurs en CO2 de l’air et de l’eau. Un rapport interne produit au sein d’Exxon modélise l’évolution de la température moyenne mondiale : le scénario considéré comme le plus probable prévoit +3 °C en 2050.
La connaissance du danger de réchauffement global est aussi précoce chez Shell. Son ancien directeur de la recherche devenu « Chief Geology Consultant », le géologue Marion King Hubbert, écrit dès 1962 que « l’utilisation en forte croissance des carburants fossiles […] contamine sérieusement l’atmosphère terrestre en CO2 […], il est possible que cela produise déjà un changement climatique au long cours dans le sens de plus hautes températures moyennes » et promeut alors le développement de l’énergie solaire [Hubbert, 1962]. Le groupe échange régulièrement avec des climatologues de la Climate Research Unit de l’université East Anglia, qu’il cofinance. Un document interne écrit en 1986 estime qu’il y a « un consensus scientifique raisonnable sur le fait que des niveaux accrus de gaz à effet de serre causeraient un réchauffement climatique » qui entraînerait « des changements rapides et dramatiques impactant l’environnement humain […], l’approvisionnement alimentaire, et [qui] pourrait avoir des conséquences sociales, économiques et politiques majeures » [Shell, 1988].
Cependant, à partir de 1983, Exxon démantèle son programme de recherche sur le climat et décide de défendre coûte que coûte son business basé sur les énergies fossiles contre de futures politiques publiques de lutte contre l’effet de serre. À partir du milieu des années 1980, les autres multinationales pétrolières s’alignent sur une position consistant à nier la solidité des travaux alertant sur le réchauffement, à fabriquer stratégiquement des « incertitudes » et des « doutes » à la manière de l’industrie du tabac auparavant [dès 1953 (un article y est consacré dans le livre), ndlr], et à faire agressivement campagne contre toute politique publique de maîtrise des émissions de gaz à effet de serre.
Aux États‑Unis, les majors pétrolières allient propagande climato‑sceptique dans l’opinion publique, financement de scientifiques et think tanks négationnistes du réchauffement en cours, et lobbying agressif sur la Maison Blanche et les élus du Congrès.
Les compagnies pétrolières françaises ont connaissance des travaux sur le réchauffement climatique et des stratégies de riposte privilégiées par Exxon, l’American Petroleum Institute (API) et la Global Climate Coalition (qui réunit à partir de 1989 les industries productrices et utilisatrices d’énergies fossiles). Bernard Tramier, le Directeur environnement d’Elf, se souvient avoir reçu d’un scientifique d’Exxon son premier cours sur le réchauffement climatique en 1984, lors d’une réunion de l’International Petroleum Industry Environmental Conservation Association (Ipieca) à Houston, au Texas. Étaient présents des dizaines de cadres des principales compagnies pétrolières privées et publiques du monde. Ces éléments sont portés à la connaissance des dirigeants du comité exécutif d’Elf le 4 mars 1986, à travers le rapport environnement qui décrit le réchauffement climatique comme une certitude qui va « inévitablement modifier notre environnement » et se conclut ainsi : « Les premières réactions ont été, bien entendu, de “taxer les énergies fossiles”, il est donc évident que l’industrie pétrolière devra une nouvelle fois se préparer à se défendre » [Elf, 1986].
Décrédibiliser les modèles climatiques utilisés par le Giec
Cette « défense » va s’organiser avec les autres multinationales pétrolières, notamment au sein de l’Ipieca. Lors d’une réunion à Paris en 1988 dont l’hôte est Total, l’Ipieca crée un groupe de travail sur le changement climatique, où s’échangent savoirs, éléments de langage et de stratégie. Bernard Tramier d’Elf le coanime aux côtés de hauts cadres d’Exxon, Texaco, Mobil, Shell, BP ou de l’American Petroleum Institute. L’objectif est de ne pas subir avec le CO2 une défaite équivalente à celle des chlorofluorocarbones (CFC). Chacun a en effet en mémoire la leçon du protocole de Montréal de 1987 sur la couche d’ozone : les pétroliers (notamment les français Atochem, filiale d’Elf, Total et Pechiney) avaient tenté de freiner la négociation internationale et éviter l’interdiction des CFC, et avaient perdu cette bataille…
Un premier volet de la stratégie conçue par l’industrie pétrolière et appliquée en France par Elf et Total est d’orienter la science climatique, en finançant des recherches susceptibles de faire baisser le niveau d’alerte climatique. Entre 1991 et 1994, les entreprises membres de l’Ipieca s’unissent pour financer des recherches du Hadley Center anglais sur les aérosols et les nuages (le surplus de nébulosité va‑t‑il limiter les radiations solaires parvenant à la Terre ?) et de l’université Columbia sur la capture de CO2 par les océans (cette dernière ne serait‑elle pas sous‑estimée ?), dans l’espoir que des résultats favorables puissent corriger, voire décrédibiliser les modèles climatiques utilisés par le Giec. La deuxième fonction de ces financements est de tisser des liens avec d’éminents climatologues, ce qui permet aux entreprises de se forger une crédibilité qui aide à canaliser le récit public. Des chercheurs d’Exxon sont ainsi invités à commenter informellement les premières versions de chapitres de rapports du Giec dans les années 1990 avant que la procédure des « commentaires » soit davantage encadrée et plus transparente.
En même temps, certaines multinationales financent aussi des scientifiques à contre‑courant des conclusions du Giec ou susceptibles de jouer un rôle de contre‑feu dans les médias. Dans les arènes internationales et nationales, Elf et Total n’hésitent pas dans leurs déclarations à jeter un doute sur la réalité et la gravité du changement climatique. Le dossier diffusé par Total à l’occasion du Sommet de Rio déplore ainsi que « le réchauffement de la Terre […] polarise toutes les attentions et donne lieu à des descriptions apocalyptiques de l’avenir », alors que « les progrès considérables réalisés en climatologie depuis le début du siècle n’ont pas permis de dissiper les incertitudes concernant l’effet de serre ». Total enfourche un discours de soutien à la croissance des pays en développement, « quitte à accroître, dans une première phase, les émissions de gaz à effet de serre » [Total, 1992].
Du côté d’Elf, un plan d’action confidentiel de mars 1993 théorise cette fabrique stratégique du doute. Signée du directeur Prospective et Stratégie et proche conseiller des P‑DG Loïk Le Floch‑Prigent puis Philippe Jaffré, cette note met en avant l’élément de langage selon lequel il « existe des doutes scientifiques en matière d’effet de serre », en vue d’écarter toutes « décisions hâtives » [Elf, 1993].
« L’impact climatique des émissions de CO2 a été surestimé », écrivent Total et consorts
Cette stratégie transnationale s’accompagne d’une participation active des entreprises membres de l’Ipieca (qui est agréée comme partie prenante du Programme des Nations unies pour l’environnement) dans les premières réunions du Giec en vue de peser sur le contenu des rapports. Ainsi onze représentants de l’industrie pétrolière sont‑ils présents en mai 1990 à Windsor (Royaume‑Uni), pour tenter de faire modifier la version finale du premier rapport scientifique du Giec, puis à Sundsvall (Suède) en août pour réviser le résumé pour décideurs de ce rapport. Des responsables des majors pétrolières participent également aux réunions du Giec et de préparation du Sommet de Rio.
La Chambre de commerce internationale (CCI), au Comité exécutif de laquelle siège François‑Xavier Ortoli de Total (également ancien ministre de Pompidou et ancien vice‑président de la Commission européenne), pilonne les objectifs de la Conférence de Toronto (‑20 % d’émissions) en arguant qu’« il n’est pas possible actuellement, en l’état des connaissances scientifiques, de choisir une valeur cible mondiale pour les émissions de gaz à effet de serre sur une base autre qu’arbitraire ». L’ancien directeur Environnement d’Elf ne fait pas mystère de ce que visent alors Elf et Total : « Pour nous, cette histoire de réduction de – 20 % des émissions était prématurée et il ne fallait pas qu’elle soit inscrite à Rio », raconte Bernard Tramier [entretien avec l’auteur]. Une fois ce succès acquis, les entreprises pétrolières européennes et notamment françaises portent leur combat contre le projet d’écotaxe, alors en gestation au sein de la Communauté économique européenne (CEE, future Union européenne). Elf et Total participent à la création en 1990 de l’European Oil Industry Association (Europia) qui fait entendre la voix des intérêts pétroliers notamment face à « des aberrations telles que le fameux projet de taxe CO2 ». Europia écrit à la Commission européenne que « l’impact climatique des émissions de CO2 a été surestimé » et appelle à la procrastination : plutôt qu’une taxe, il conviendrait que « des recherches climatologiques soient poursuivies afin de réduire l’incertitude des positions sur le changement climatique » [Commission européenne, 1991]. Total place un lobbyiste à plein temps à Bruxelles.
Puisque la France fait partie du groupe d’États membres de la CEE qui avaient poussé en 1989 la Commission à élaborer un projet d’écotaxe, Elf et Total vont aussi travailler à changer la position française. Europia écrit à Bercy que « les prévisions en matière de changements climatiques ne font pas l’unanimité sur le plan scientifique ». Membre de l’Europia, entreprise publique et plaque tournante d’un financement politique occulte des partis politiques, Elf Aquitaine joue un rôle majeur dans le lobbying contre l’écotaxe de par sa position intermédiaire entre patronat et État. Alfred Sirven (directeur des affaires générales d’Elf, après être passé par Mobil et Rhône‑Poulenc, et à la tête d’un vaste réseau de corruption) a reconnu avoir distribué en quatre ans 243 millions de francs à des personnalités politiques. Michel Pecqueur, ancien P‑DG d’Elf et alors toujours vice‑président, active ses réseaux, à travers notamment la commission environnement du Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du Medef) qu’il préside. Le CNPF se positionne alors contre le « recours à toute fiscalité » sur le carbone au nom de la compétitivité des entreprises françaises, mais aussi en arguant que « le risque couru en matière d’accroissement éventuel de l’effet de serre étant encore insuffisamment mesuré dans sa réalité, dans ses mécanismes et dans son ampleur, il convient de faire preuve de modération dans le dimensionnement des actions à mettre en œuvre » [CNPF, 1992].
Les dirigeants de quinze grandes entreprises françaises (dont Elf, Total, et des entreprises fortement consommatrices d’énergies fossiles comme Lafarge) créent Entreprises pour l’environnement (EpE) le 17 mars 1992 pour faire contre‑feu « aux grands débats comme celui sur le réchauffement de la planète », et dépeignent l’écotaxe comme une « aberration », voire un « péché ». Le 7 avril, le CNPF organise un colloque sur l’environnement, largement consacré à la dénonciation du projet européen d’écotaxe. Elf se mobilise aussi activement en son nom propre en écrivant à Bercy que « l’effet de serre n’est peut‑être pas le seul facteur explicatif » du réchauffement et en pronostiquant que « le chômage serait fortement aggravé » par une écotaxe [Elf, 1992].
On connaît l’issue de cette bataille : le projet de taxe est d’abord affaibli par la Commission européenne, qui conditionne le 13 mai 1992 sa mise en œuvre à des efforts similaires des États‑Unis et du Japon. Puis le coup de grâce est donné le 21 mai, lorsque la France décide de s’opposer à l’écotaxe au Conseil des ministres de l’Énergie à Bruxelles, forçant la Commission à retirer son projet. Furieux, le commissaire à l’Environnement, le socialiste italien Carlo Ripa di Meana, démissionne et refuse de représenter l’Europe en juin à Rio, qu’il qualifie de « sommet des hypocrites » et du « blabla ». L’Europe, qui pensait jouer un rôle de leader à Rio face aux États‑Unis, se retrouve sans commissaire à l’environnement et sans proposition exemplaire. L’intense lobbying orchestré par Elf et Total a‑t‑il été le facteur déterminant de l’abandon de l’écotaxe européenne (qui ne resurgira pas de sitôt) ? C’est en tout cas ce dont se félicite le numéro 2 d’Elf fin 1992. D’autres lobbies, tant en France qu’en Europe (patronat européen à travers l’Union des industries des pays de la Communauté européenne), charbonnages et électriciens anglais, secteur automobile allemand, etc.), y ont également contribué.
Certains experts estiment que ces renoncements à un instrument fiscal et à des engagements chiffrés à l’approche du Sommet de Rio ont « fait perdre deux décennies [dans la lutte contre le changement climatique] qui ne se retrouveront, hélas, jamais » [Theys, 2015]. Quand on sait qu’il a été émis depuis 1992 plus de CO2 que ce qui avait été émis entre le début de la révolution industrielle et 1992, on comprend combien il aurait été important pour l’humanité de commencer à infléchir les émissions dès ce moment. Il y avait une fenêtre d’opportunité, des propositions sur la table, mais un jeu d’intérêts – notamment de l’industrie pétrolière, y compris française – a fait manquer ce rendez‑vous.