Néo-colonialisme

Des éleveurs pastoraux expulsés de leurs terres au nom de la lutte contre le changement climatique

Néo-colonialisme

par Fiore Longo

En Tanzanie, des éleveurs perdent leurs zones de pâturage au nom de la « conservation de la nature ». Au Kenya, le business de la compensation carbone les menace. Fiore Longo, de Survival International, dénonce cette absurdité destructrice.

La pluie commence à tomber, d’abord timide, puis avec force. Je suis dans la savane africaine, dans la zone de conservation du Ngorongoro, au nord de la Tanzanie. Pour la communauté d’éleveurs pastoraux, qui font paître leur bétail et vivent sur ces terres depuis des temps immémoriaux, la pluie n’est pas une perturbation. Au contraire, c’est un cadeau divin pour lequel ils prient depuis des jours, la fin tant désirée de cette sécheresse dramatique exacerbée par le changement climatique.

La pluie est ce qui nourrit le sol, elle permet à l’herbe de repousser et aux vaches de manger. Et ces dernières sont la chose la plus importante qu’un Massaï puisse posséder : elles leur donnent nourriture et prestige et leur permettent de se marier, leur bouse est utilisée pour construire les maisons et leur lait les nourrit.

Dans cette région semi-aride, avec une saison sèche et une saison des pluies très prononcées, ce sont les marches avec leur bétail, souvent très longues, qui permettent aux Massaï de s’adapter aux changements parfois spectaculaires de température et de précipitation. Les vaches sont donc la vie, ici.

Des zèbres broutent paisiblement à côté des vaches et des habitations des Massaï. Tanzanie, 2022.
Tanzanie, 2022.
Des zèbres broutent paisiblement à côté des vaches et des habitations des Massaï.
© Fiore Longo/Survival

Mais elles sont aussi devenues un symbole de mort. Le gouvernement et les institutions internationales (comme l’Unesco) prétendent qu’à cause de leurs nombreuses vaches, les Massaï doivent être expulsés de leurs terres ancestrales. Les vaches condensent deux mythes remontant à l’époque coloniale : celui de la nature sauvage et celui du surpâturage.

Les aires protégées, un « modèle colonial de conservation »

Vous avez peut-être entendu parler de la colonisation de l’Afrique comme d’un processus destructeur, ayant pour objectif l’extraction des ressources et l’exploitation des populations. Ce qui est moins connu, c’est que l’aventure coloniale n’était pas seulement inspirée par des considérations économiques, mais aussi par des considérations soi-disant environnementales : les colonisateurs n’étaient pas seulement à la recherche de bois, d’ivoire et de métaux, mais aussi de mégafaune à chasser et de « nature sauvage » à préserver des « primitifs », comme ils appelaient la population locale.

C’est dans ce contexte qu’est née l’idée de créer des aires protégées, dont l’objectif est clair depuis le début : expulser les locaux, accusés de destructions environnementales, de leurs terres au nom de leur conservation et créer de gigantesques « zoos » pour que certaines personnes, la plupart du temps riches et blanches, puissent prendre des photos d’animaux ou faire des safaris.

Ce modèle colonial de conservation, également appelé « conservation-forteresse », a pu se perpétuer jusqu’à nos jours grâce à la mythologie véhiculée par nos médias et ONG environnementales. Cette mythologie parle d’espaces sauvages, intouchés par les êtres humains et qui ne peuvent être protégés que par la science occidentale dont les experts savent mieux que les populations locales.

En réalité, les environnements les plus célèbres du monde sont les terres ancestrales de millions d’autochtones. L’idée de la nature sauvage est en réalité raciste et cherche à invisibiliser le rôle des peuples autochtones dans l’entretien et la gestion de leurs propres territoires qui sont les régions les plus riches en biodiversité au monde.

Dans ce contexte, les éleveurs pastoraux, qui se déplacent sur des kilomètres pour faire paître leur bétail, ont été accusés (sans aucune preuve scientifique) de surpâturage. Dès 1959, les Massaï ont été expulsés du parc national du Serengeti, lorsque le gouvernement colonial britannique a décidé que leurs vaches nuisaient à l’environnement.

« L’argent des touristes est un poison pour nous »

Cet article est extrait de la revue mensuelle Campagnes Solidaires, publiée en février 2023.

Les problèmes n’ont pas disparu avec la fin de l’ère coloniale : les nombreux touristes qui visitent de nos jours la région s’attendent à n’y trouver que des animaux sauvages, lors de leurs safaris. « L’argent des touristes est un poison pour nous, m’explique un éleveur massaï. Les touristes sont des gens bien, mais leur argent ne l’est pas. Le gouvernement veut nous expulser parce qu’il veut gagner plus d’argent avec le tourisme, il veut construire des hôtels sur nos terres. Il dit que les touristes n’aiment pas nos animaux, qu’ils ne veulent voir que des animaux sauvages et que nos vaches réduisent la brousse, provoquent l’assèchement des terres et détruisent l’environnement. Les touristes ne le savent pas, mais l’argent qu’ils donnent, c’est l’argent qui nous combat. »

Lorsque les Massaï disent que le tourisme les combat, ils le pensent littéralement, et non métaphoriquement. Le 8 juin 2022, 700 membres des forces de l’ordre tanzaniennes sont arrivés à Loliondo pour transformer une autre terre autochtone en aire protégée pour la chasse aux trophées et le tourisme de luxe. Le 10 juin, ils ont tiré sur des Massaï qui protestaient, blessant des dizaines d’entre eux. Des milliers d’autres ont fui de l’autre côté de la frontière, au Kenya.

Des Massaï près de leurs habitations. Tanzanie, 2022.
Tanzanie, 2022.
Des Massaï près de leurs habitations.
© Fiore Longo/Survival

Une guerre contre le pastoralisme

Cette guerre contre le pastoralisme ne se limite pas aux Massaï. Avec l’accélération du changement climatique et l’impossibilité de nier ses conséquences visibles, de nouvelles fausses solutions - souvent appelées « solutions fondées sur la nature » - sont poussées par les entreprises et l’industrie de la conservation.

Suivant la même mentalité coloniale et raciste qui a mené à la création des aires protégées dans les terres des peuples autochtones, les éleveurs pastoraux sont maintenant expulsés de leurs terres au nom de la lutte contre le changement climatique.

C’est le cas d’éleveurs du peuple Borana, au Kenya, qui voient leurs pâturages réduits afin qu’une ONG, la Northern Rangeland Trust, créée par un membre d’une famille d’anciens colonisateurs blancs, puisse vendre des crédits carbone à des entreprises comme Netflix et Meta (la soi-disant « compensation » carbone).

Pourtant, comme me l’explique un éleveur borana : « Nous avons des modèles de pâturage basés sur la saison sèche et la saison des pluies. C’est pourquoi nos terres ont une bonne végétation. Les animaux sauvages veulent rester ici en raison de cette bonne végétation. Et c’est notre loi de leur laisser de l’eau pendant la nuit. Nos aînés se réunissent pour discuter du pâturage : cette fois, nous pâturons ici, cette fois, là-bas. Les Borana possèdent les meilleurs animaux d’Afrique de l’Est grâce à ce mode de pâturage. »

Pour résumer : ces éleveurs, qui sont parmi les plus touchés par le changement climatique et parmi les moins responsables, perdent leurs zones de pâturage pour permettre aux entreprises occidentales, les véritables responsables des émissions de gaz à effet de serre, de continuer à dégrader les conditions de vie et le climat de la planète.

Cela vous semble fou ? C’est cela, la « conservation de la nature », loin des villes européennes où des personnes qui se considèrent expertes dans la protection de la nature prennent des décisions à la place de celles et ceux qui ont très bien démontré leur propre expertise : les territoires autochtones contiennent 80 % de la biodiversité mondiale.

Les peuples autochtones sont « les meilleurs gardiens de la nature »

Je marche avec un Massaï, dans la plaine. J’entends la cloche des vaches chanter avec le vent de la savane. À côté des vaches, des zèbres, imperturbables. Aucun lion n’osera les manger à proximité de guerriers massaï : c’est pour cela qu’ils aiment pâturer aux côtés du bétail. Cette image en face de moi, les animaux sauvages, les humains et les vaches, tous ensemble, pose un point d’interrogation sur notre idée de nature sauvage et sur nos « solutions ».

De vraies solutions doivent s’attaquer à la racine du problème : la croissance infinie de nos économies, l’exploitation des ressources naturelles à des fins lucratives, les émissions de combustibles fossiles et la surconsommation, menées par les pays du Nord et ses entreprises. Mais surtout, un vrai changement doit rendre justice aux peuples autochtones, qui sont les meilleurs gardiens de la nature. La reconnaissance de leurs droits territoriaux est essentielle dans la lutte pour un monde plus juste.

Fiore Longo, anthropologue, responsable de recherche et de plaidoyer à Survival International, mouvement mondial pour le droit des peuples autochtones

Photo de une : Une homme massaï en Tanzanie, 2022. © Fiore Longo/Survival