C’était au milieu du premier confinement. Two-I, une entreprise française spécialiste des logiciels d’hypervision, annonce en grande pompe la sortie de Vigilance, un logiciel de traitement d’images et d’analyse de données, initialement pensé pour la gestion urbaine mais « rebrandé » pour la crise du Covid. Lors de la présentation du logiciel, sur un fond de cartographie d’une ville, jaillissent en temps réel des alertes : « accident de voiture », « embouteillage », mais aussi « fièvre », « station surpeuplée », « absence de masque » ou « distanciation sociale ». En cliquant sur ces points, le contrôleur du logiciel accède au contenu vidéo en live. Des filtres lui permettent de vérifier la température corporelle des citoyens ou de consulter une batterie de statistiques.
Ce type de logiciel est loin d’être une exception. Datakalab a expérimenté des logiciels de reconnaissance de masques dans plusieurs communes françaises. Les caméras thermiques de MyConnect se sont vendues comme des petits pains lors des premiers mois de la pandémie. Le géant Thales a signé de nouveaux contrats pour déployer ses solutions de reconnaissance faciale dans les aéroports. Depuis le début du confinement, de nombreuses entreprises françaises du secteur de la surveillance ont transformé leurs technologies pour les adapter aux conditions de la pandémie.
L’État, tout comme certaines collectivités territoriales, ont multiplié le recours aux gadgets technologiques pour lutter contre la pandémie. Drones utilisés pour rappeler aux passants les gestes barrières ou traquer ceux qui ne respectent pas le confinement, caméras thermiques destinées à contrôler l’accès à certains bâtiments, application de « tracking » pour endiguer la pandémie... autant d’outils mobilisés pour résorber la crise mettant en risque les libertés individuelles.
Des plus petites entreprises aux grandes institutions policières, l’année 2020 marque un tournant pour la surveillance en France
Des plus petites entreprises aux grandes institutions policières, l’année 2020 marque un tournant pour la surveillance en France. L’ouverture d’un nouveau marché pour la surveillance, l’émergence d’enjeux de sécurité publique liés au respect du confinement et une volonté politique affichée de faire des nouvelles technologies un outil central de lutte contre la pandémie ont conduit au déploiement massif de nouveaux outils de contrôle de l’espace public tout en crédibilisant des technologies encore à la marge comme la vidéosurveillance intelligente. Une tendance lourde, sur fond de virage sécuritaire et de crise sociale et politique.
C’est au début des années 2000 que les questions de surveillance commencent à s’inscrire durablement dans le paysage politique Français. En 1993, le maire de Levallois-Perret, Patrick Balkany, installe le premier système de vidéosurveillance municipale. Le modèle fait des émules et se popularise ensuite. « Les élections municipales de 2001 jouent un rôle majeur, confie Laurent Mucchielli, sociologue spécialiste de la vidéosurveillance. L’argument sécurité a été pour la première fois un thème récurrent des campagnes aux élections municipales. »
Si le nombre de villes à s’équiper augmente, le boom de la vidéosurveillance va être insufflé par un homme, Nicolas Sarkozy. Proche de Patrick Balkany, il est tout aussi convaincu de l’efficacité de la vidéosurveillance qu’impressionné par le système mis en place au Royaume-Uni. Celui-ci a joué un rôle clé dans l’arrestation des suspects après les tentatives d’attentats de Londres du 21 juillet 2005 (deux semaines après une série d’attentats suicides qui ont fait 56 morts et plus de 800 blessés).
Alors ministre de l’Intérieur, il confie en 2005 à l’inspecteur général de l’administration, Philippe Melchior, la réalisation d’un rapport : « La vidéosurveillance et la lutte contre le terrorisme ». Ce rapport s’interroge sur les buts recherchés du dispositif – lutter contre la délinquance, ou le banditisme ? Rassurer les commerçants et les citoyens ? Sans répondre à ces questions, Nicolas Sarkozy fait voter la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme, qui assouplit les conditions d’utilisation de la vidéosurveillance dans l’espace public. Ce penchant s’accentue lors de son arrivée à la présidence de la République en 2007 et la création du Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) qui, entre 2007 et 2013, dédie 150 millions d’euros au financement de la vidéosurveillance pour les collectivités locales. En 2012, alors que le mandat de Nicolas Sarkozy s’achève, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dresse un bilan équivoque : 935 000 caméras de surveillance ont été installées, dont la grande majorité (827 749) dans des lieux ouverts au public, comme les commerces, et 70 003 dans l’espace public : routes, places et ruelles.
Si le FIPD a consacré une part moins importante de son budget à la vidéosurveillance sous sa présidence, le mandat de François Hollande n’inverse pas la tendance. L’État structure les acteurs de la sécurité en créant le Conseil des industries de la confiance et de la sécurité (CICS), l’interlocuteur industriel de l’État qui regroupe les plus gros acteurs du secteur. « Ces rassemblements d’industriels ont de l’influence car ils représentent de milliers d’emplois. Ils jouent un rôle clé dans le développement de la surveillance en tentant d’influencer les processus législatifs », pointe Martin Drago, juriste à la Quadrature du Net.
L’état d’urgence de 2015 utilisé pour cibler des militants écologistes et issus de la gauche alternative
Les attentats de Charlie Hebdo et les attaques du 13 novembre 2015 marquent un nouveau tournant dans la politique sécuritaire française. Au lendemain de l’attentat du Bataclan, François Hollande décrète l’état d’urgence pour une dizaine de jours. Il sera finalement prolongé jusqu’au premier novembre 2017. L’utilisation de ce régime d’exception, qui étend les pouvoirs de police et réduit les libertés des citoyens, est largement critiquée par les associations de défense des libertés publiques. Facilitant les perquisitions et permettant l’assignation à résidence – et donc la restriction de la liberté d’un citoyen avant même qu’il ait commis un crime –, il est notamment utilisé pour cibler des militants écologistes et issus de la gauche alternative à quelques jours de la COP21.
Plusieurs textes de loi vont ensuite étendre le pouvoir de la police. La loi « renforçant la lutte contre la criminalité organisée, son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale », adoptée le 8 mars 2016, permet l’instauration de premières mesures sécuritaires. Le 30 octobre 2017 est voté la loi SILT (sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme) qui fait entre autres entrer l’assignation à résidence dans le droit commun.
Héritier de ce contexte sécuritaire, le mandat d’Emmanuel Macron est lui aussi marqué par une série de réformes sécuritaires. Le mouvement des Gilets jaunes, largement réprimé et marqué par d’importantes violences policières, donne lieu à un texte portant sur la liberté de manifester, dit « loi anti-casseur », qui permet notamment d’interdire, de manière préventive, à une personne suspectée de pouvoir représenter un trouble à l’ordre public de participer à une manifestation.
Au-delà de la pandémie, l’année passée est à nouveau marquée par d’importants mouvements sociaux contre les violences policières mais aussi, fin 2020, contre le projet de loi « Sécurité globale ». Réforme majeure du gouvernement d’Emmanuel Macron, cette loi est critiquée de toute part pour les menaces qu’elle fait peser sur les libertés publiques. Elle prévoit, entre autres, l’interdiction de filmer la police, la généralisation de la vidéosurveillance par drones ou encore des caméras-piétons. Dénoncé par la défenseure des droits parce que présentant « des risques considérables d’atteinte à plusieurs droits fondamentaux », le projet de loi, qui pour l’ONU porte « une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales » et s’avère « susceptible de porter préjudice à l’État de droit », a été adopté par le Parlement le 15 avril dernier. Un tournant pour les libertés publiques en France.
La France regardait avec incrédulité des policiers chinois utiliser des drones pour demander aux citoyens de respecter le confinement...
L’épidémie de Covid-19 a donc fourni une nouvelle excuse aux forces de l’ordre et institutions françaises pour déployer dans l’espace public des technologies sécuritaires. Alors que la France regardait début 2020 avec incrédulité des policiers chinois utiliser des drones pour demander aux citoyens de respecter le confinement, elle a fait de même quelques mois plus tard. Les drones ont servi à surveiller les grandes villes, mais aussi les littoraux et coins reculés où des policiers ne peuvent s’aventurer à pied ou en véhicule. A Lyon, la police nationale et la direction départementale de la sécurité publique ont utilisé des engins volants pour faire respecter les mesures de confinement. « Police nationale. Tout déplacement est interdit. Rentrez chez vous », prononce l’aéronef à la vue de livreurs de nourritures, qui ont eux continué à travailler et discutaient en attendant la préparation des commandes.
De nombreuses entreprises se sont engouffrées dans la brèche sanitaire, adaptant leur technologie pour commercialiser des caméras permettant de détecter la température des individus, le respect de la distanciation sociale ou le port du masque. Des technologies auxquelles les institutions françaises, à l’image du Conseil d’État à propos des caméras thermiques dans la commune de Lisses, se sont d’abord opposées. Mais les entreprises du secteur de la sécurité ont fini par remporter le bras de fer, les libertés individuelles passant au second plan pour un gouvernement éreinté par plus d’un an de crise sanitaire.
Le 11 mars 2021, un décret publié au Journal officiel autorise les transporteurs à utiliser des caméras intelligentes pour observer le respect du port du masque dans les bus, métros ou trains. La CNIL avait en mai 2020 interrompu une première expérimentation dans le métro parisien, car elle présentait le risque de généraliser un sentiment de surveillance chez les citoyens. Un an plus tard, elle a changé d’avis, estimant que leur usage permettrait à la RATP de « produire des évaluations statistiques sur le respect de l’obligation de port du masque » et « adapter leurs actions d’information et de sensibilisation du public ».
Ces revirements sont symptomatiques. Le Covid-19 fournit un prétexte pour déployer dans l’espace public des technologies intrusives, dont l’utilisation s’inscrit dans un tournant sécuritaire plus large, d’autant plus inquiétant que le gouvernement français entend durcir la répression des manifestations. La loi « Sécurité globale » est une perte sans précédent pour les libertés individuelles de la population française, d’autant plus inquiétante que le gouvernement ne cesse de prolonger l’état d’urgence sanitaire, comme il a pu prolonger l’état d’urgence après les attentats ayant frappé le pays, avant de l’inscrire dans le droit commun. Les élus, nationaux comme locaux, espèrent quant à eux soigner leur image en favorisant le déploiement de ces technologies, s’affirmant comme des défenseurs de leurs concitoyens et utilisant l’argumentaire sécuritaire comme argument électoral.
Un autre combat s’annonce pour les associations de défense des libertés publiques : celui de la reconnaissance faciale que le gouvernement voudrait déployer, lors d’une expérimentation à grande échelle pendant les Jeux olympiques de 2024 à Paris. Un point de non retour, puisque qu’il amènerait, comme ce fut le cas lors des JO de 2008 à Pékin ou de 2012 à Londres, à une extension sans précédent de cette technologie dans l’espace public.
Clément Pouré et Clément Le Foll
Cet article reprend des extraits du rapport d’enquête « En France, la surveillance rogne sur les libertés publiques », publié par l’Observatoire des multinationales et rédigé par Clément Pouré et Clément Le Foll dans le cadre du projet du réseau européen des observatoires des multinationales ENCO « Surveillance de masse et contrôle de la dissidence en Europe ». Le site web du projet.
Photo de une : CC Jannis Andrija Schnitzer via flcikr.