Contrôle

Vidéosurveillance biométrique aux JO de Paris : la victoire d’un lobby

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par Chiara Pignatelli , Martin Drago

Derrière l’adoption mi-avril du projet de loi sur les Jeux olympiques et de son article sur la vidéosurveillance biométrique, il y a la victoire de multinationales de la sécurité et autres start-up de l’intelligence artificielle.

Le Parlement a définitivement adopté le 12 avril le projet de loi « relatif aux Jeux olympiques et paralympiques de 2024 ». Le texte contient un article 7 qui autorise l’expérimentation de la vidéosurveillance automatisée sur le territoire français. Les députés Nupes ont déposé le 17 avril un recours contre ce projet et son article 7 auprès du Conseil constitutionnel.

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Cet article a été initialement publié le 5 avril 2023 sur les site de l’Observatoire des multinationales, média en ligne sur les grandes entreprises et les pouvoirs économiques, ainsi que sur leurs relations avec le pouvoir politique, et de la Quadrature du Net, association qui défend les libertés fondamentales dans l’environnement numérique.

Comme l’a rappelé La Quadrature du Net, cet article entérine un changement d’échelle sans précédent dans les capacités de surveillance et de répression de l’État et de sa police. La vidéosurveillance automatisée (VSA) est un outil de surveillance biométrique qui, à travers des algorithmes couplés aux caméras de surveillance, détecte, analyse et classe nos corps et comportements dans l’espace public pour alerter les services de police et faciliter le suivi des personnes.

Après le déploiement ininterrompu des caméras de vidéosurveillance (dont le nombre exact n’est toujours pas connu), il s’agit d’une nouvelle étape dans la surveillance du territoire. Alors que la VSA est expérimentée depuis plusieurs années en toute illégalité, ce projet de loi sur les Jeux olympiques vient la légaliser et donner le champ libre aux industriels pour perfectionner et installer dans la durée leurs outils d’algorithmisation de l’espace public.

Un marché à plusieurs milliards d’euros

Comme tout terrain d’influence des lobbies, la vidéosurveillance automatisée est avant tout un marché en pleine expansion. Si l’on en croit la CNIL, qui se base elle-même sur l’étude d’un cabinet américain, le marché représentait en 2020, au niveau mondial, plus de 11 milliards de dollars, avec une croissance de 7 % par an (pour celui de la vidéosurveillance, c’est même 45 milliards en 2020 et 76 milliards estimés en 2025).

L’argent attirant l’argent, les grands groupes et les start-up du secteur enchaînent les levées de fonds, aussi bien auprès d’acteurs publics que privés. Dernier exemple en date, la start-up XXII qui a levé il y a quelques semaines 22 millions d’euros pour sa solution de surveillance automatisée auprès de Bpifrance. En 2018, c’était Thales qui décrochait 18 millions d’euros pour sa solution de « Safe City » à Nice et à La Défense. Notons aussi Sensivic, développement de l’audiosurveillance automatisée, avec sa levée de 1,6 million en juin dernier.

Les financements publics directs affluent dans le secteur de la vidéosurveillance et motivent d’autant plus les entreprises à se positionner sur le marché pour récolter le pactole. En 2022, 80 millions d’euros du fonds de prévention contre la délinquance ont été alloués principalement à la « vidéoprotection » (une augmentation de 10 millions par rapport à l’année précédente).

Lobby multiforme : multinationales, start-up et associations

Ce lobby de la VSA est avant tout multiforme, porté par de multiples acteurs, aussi discrets que puissants, parmi lesquels se trouvent des multinationales bien connues telles que Thales, Safran, Idemia, IBM, Atos ainsi que de nombreuses start-up florissantes. Parmi les plus prometteuses, XXII, Two-I, Datakalab, Aquilae ou encore Sensivic.

La plupart sont enregistrées auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), avec à chaque fois le nombre de « représentants d’intérêts » (lobbyistes), les dossiers ayant donné lieu à lobby et un montant moyen des dépenses de lobbying sur l’année. Thales, par exemple, déclare entre 400 000 et 500 000 euros de dépenses de lobbying en 2022, l’entreprise spécialisée dans la biométrie Idemia 10 000 euros. Notons que la start-up XXII déclare près de 200 000 euros de dépenses.

Si l’on additionne rapidement les chiffres des entreprises citées au premier paragraphe, on arrive, et alors même qu’il ne s’agit ici que d’un échantillon restreint des entreprises du secteur, à environ 1,4 million d’euros dépensés en lobbying sur une année. Leur toile d’influence est d’ailleurs largement plus vaste et complexe. Chacune de ces entreprises, notamment sur le site de la HATVP, renvoie vers des mandants ou des associations qui sont elles-mêmes actives en matière de lobbying. Et sur le sujet de la vidéosurveillance, il y en a tellement que cela devient presque impossible à suivre.

Toutes ces entreprises se regroupent dans des associations professionnelles - des lobbies - chargées de représenter leurs intérêts auprès des institutions, telles que le Gicat (Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres), l’Alliance pour la confiance numérique (ACN), la Secure Identity Alliance, le Cigref (réseau de grandes entreprises et d’administrations publiques), le Fieec (Fédération des industries électriques, électroniques et de communication) et l’Association nationale de la vidéoprotection... Suivre les dépenses et les activités d’influence publique de chacune de ces entreprises, de leurs mandants (cabinets de conseils) et de leurs associations devient alors quasiment impossible. Des noms pour la plupart inconnus du grand public, mais qui sont bel et bien intégrés dans les rouages du système et dotés d’une force de frappe redoutable en matière d’influence.

Un lobby de l’intérieur

À tout cela, il faut encore ajouter la couche des responsables publics qui influencent l’appareil étatique de l’intérieur. Les entreprises n’ont pas toujours besoin de dépenser beaucoup d’énergie pour convaincre des décideurs qui semblent eux-mêmes déjà persuadés de la nécessité de transformer nos villes en un fantasme sécuritaire. La liste serait longue à faire, mais on peut évoquer les principaux.

Le plus volubile est Christian Estrosi, maire de Nice, aujourd’hui proche du pouvoir macroniste et qui ne cesse de se faire le promoteur de la vidéosurveillance automatisée. Depuis plusieurs années, il expérimente la VSA hors de tout cadre légal et insulte la CNIL dès que celle-ci ose, occasionnellement, lui faire des remontrances. Il n’est bien évidemment pas le seul.

Outre les ministres de l’Intérieur qui sont, par nature, les premiers à défendre les différentes lois sécuritaires (Gérarld Darmanin, lors de l’examen de la loi sur les Jeux olympiques, a défendu la VSA avec passion), plusieurs députés se sont déjà faits les chantres de l’industrie : Jean-Michel Mis, ancien député de la majorité, qui a rédigé un rapport vantant la VSA, et proche de l’industrie ; Didier Baichère, lui aussi ancien député de la majorité qui a multiplié les prises de position pour faire de la reconnaissance faciale « éthique » ; Philipe Latombe, député Modem en place qui a donné de sa personne à l’Assemblée pour la défense de la VSA. Citons enfin Marc-Philippe Daubresse, sénateur, qui, on le verra plus bas, a redoublé d’efforts pour convaincre ses collègues de la nécessité de déployer la VSA.

Il n’y a d’ailleurs pas que l’Intérieur. Le secrétariat d’État au numérique lui aussi a toujours été un allié de l’industrie de la VSA. Cédric O, ex de Safran et ancien secrétaire d’État, est allé jusqu’à dire qu’« expérimenter la reconnaissance faciale est une nécessité pour que nos industries progressent ». Qui retrouve-t-on d’ailleurs aujourd’hui au poste de directeur de cabinet de l’actuel secrétaire d’État ? Renaud Vedel, ancien préfet engagé sur la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle , qui avait déjà prouvé son goût pour la surveillance biométrique.

Autant d’acteurs ou de proches de la majorité se sont fait remarquer pour leur énergie à expliquer l’intérêt et le formidable progrès que représente, selon eux, la surveillance de masse algorithmique. L’influence de ce lobby s’étend jusqu’à la Cour des comptes qui, en 2023, déclarait sans aucune forme de retenue que « les innovations technologiques qui pourraient être déployées pour assurer une meilleure sécurité des Jeux et réduire les besoins doivent être arbitrées et financées sans délai ».

La stratégie d’influence des industriels est d’autant plus efficace qu’il ne s’agit pas de deux mondes, privé et public, distincts, mais d’un seul système où les uns et les autres s’échangent les postes et responsabilités.

Brassage public-privé

Cette influence passe en effet aussi par des techniques traditionnelles, comme le mécanisme ordinaire des portes tournantes, qui consiste à embaucher des personnes passées par le secteur public, afin de profiter de leur connaissance des rouages du système et de leur réseau personnel.

Quelques exemples. Chez Thales, la directrice des relations institutionnelles Isabelle Caputo a travaillé plusieurs années avant à l’Assemblée nationale. Olivier Andries, le directeur général de Safran, a commencé sa carrière dans la fonction publique, au ministère de l’Industrie puis à la direction du Trésor, avant de devenir conseiller pour l’industrie dans le cabinet du ministre de l’Économie et des Finances. Toujours chez Safran, le directeur des affaires publiques Fabien Menant a quant à lui occupé des postes à la mairie de Paris, au ministère des Affaires étrangères, puis de la Défense.

N’oublions pas les start-up et les associations : François Mattens, lobbyiste pour XXII, est passé par le Sénat, le ministère de l’Intérieur et celui des Affaires étrangères et Axel Nicolas, actuel directeur des affaires publiques pour le GICAT, est un ancien de l’Assemblée nationale.

On pourrait continuer longtemps. Les acteurs du lobby ont en commun le même entremêlement d’expériences dans l’administration, dans le privé, au Parlement qui tendent à en faire une force compacte, qui partage les mêmes réseaux, le même carnet d’adresses - et qui multiplie les possibilités d’échanges occasionnels, discrets, loin des regards du public.
Tout ce monde se retrouve d’ailleurs bien officiellement au COFIS (pour Comité de la filière industrielle de sécurité) qui, selon sa page officielle, permet « un dialogue public-privé rénové », c’est-à-dire, en plus clair, met en relations industriels de la sécurité et hauts fonctionnaires. La liste des participants à son comité de pilotage atteste de cette mixité public-privé. Nous avons cherché à en savoir plus sur ce fameux dialogue public-privé, en sollicitant les documents préparatoires à la signature du contrat stratégique pour la filière « Industries de Sécurité », conclu le 30 janvier 2020 par le gouvernement et le COFIS. Nous n’avons toujours obtenu aucune réponse malgré un avis positif de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA).

Rendez-vous discrets

Les rendez-vous avec les responsables publics se font souvent très discrètement, ce mélange entre public et privé empêchant une réelle publicité des liens entre industries de la sécurité et pouvoirs publics. Ainsi, malgré l’obligation de les produire chaque année au registre de la HATVP, les déclarations d’activités de lobbying restent sommaires et imprécises, ne permettant pas de rendre compte de l’ampleur et de la portée de ces rencontres, d’autant qu’elles sont soumises au bon vouloir des entreprises.

Par exemple, on sait que des représentants de Thales ont rencontré un « membre du Gouvernement ou membre de cabinet ministériel - Intérieur » (qui ?) sur l’activité « Plan numérique du Gouvernement : Sensibiliser sur les enjeux industriels de l’identité numérique » entre le 1er janvier et le 31 décembre 2020 (quand ?). On ne sait donc ni qui, ni quand, ni où, ni la forme de cette rencontre et ce qui en a résulté. Assez peu d’activités de lobbying sont en réalité déclarées sur le sujet. Par exemple, Thales n’a déclaré que cinq activités tous domaines d’activités confondus en 2021, Idemia aucune, Safran seulement deux en 2022…

Sans compter que ces déclarations ne prennent pas en compte le lobbying plus insidieux, indirect, qui s’exerce à travers la participation des entreprises aux travaux des think tanks, leurs liens dans les universités, l’organisation de conférences, au sein du COFIS ou aux multiples salons qui pullulent sur le sujet (le plus connu reste Milipol, autoproclamé événement mondial de la sécurité intérieure). À quoi il faut encore ajouter les activités des associations professionnelles qui regroupent ces mêmes entreprises.

Du côté des décideurs publics, on ne trouve pas plus d’information. L’agenda public du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, annonce un seul rendez-vous avec Patrice Caine, le DG de Thales, le 8 juillet 2022, mais sans dévoiler les sujets discutés.

Le Sénat main dans la main avec les industriels

La même alliance complaisante entre décideurs et industriels se remarque dans les rapports parlementaires faisant la promotion de la VSA. Et ils sont nombreux. En 2019, une note de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques étudie la reconnaissance faciale. En septembre 2021, c’est le député LREM Jean-Michel Mis qui remet une note au Premier ministre sur le sujet. En mai 2022, c’est le sénateur Les Républicains Marc Daubresse qui rend son rapport sur la surveillance biométrique sur lequel on reviendra plus bas. Et aujourd’hui, en 2023, la mission d’information du Modem Phillipe Latombe devrait rendre sous peu son rapport.

Les modalités de rédaction de ces rapports interpellent aussi. À l’occasion de l’examen de la loi JO au Sénat, un rapport général d’information sur la reconnaissance faciale et ses risques au regard de la protection des libertés individuelles a été rendu le 10 mai 2022. Ont été auditionnés plusieurs entreprises et lobbies du secteur : Idemia, ID3 Technologies, Amazon France, Microsoft France, l’Alliance pour la confiance numérique, Meta et IBM ont livré des contributions écrites. Par contraste, seules trois associations de défense des libertés - dont la Quadrature du Net - ont été entendues.

La mission d’information a organisé plusieurs déplacements de délégués pour participer à des événements professionnels dédiés à la promotion de la vidéosurveillance ou à des démonstrations offertes par les industriels.

Le plus choquant reste les rencontres privilégiées dont ont pu profiter les entreprises à l’occasion de l’élaboration de ce rapport. La mission d’information a organisé plusieurs déplacements de délégués entre février et avril 2022 pour participer à des événements professionnels dédiés à la promotion de la vidéosurveillance ou pour des démonstrations offertes par les industriels.

Le jeudi 17 mars 2022 par exemple, la délégation s’est rendue à Nice et pu visiter le Centre de supervision de la ville, assister à des présentations des travaux en matière de reconnaissance faciale de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique et du Sophia Antipolis Accenture Labs (un centre de recherche financé par l’entreprise Accenture) avant de participer à une table ronde d’entreprises qui développent des solutions utilisant la reconnaissance faciale. Une journée très productive pour le lobby de la surveillance.

Quelques jours plus tard, le 29 mars 2022, clou du spectacle au centre Thales de Meudon, où les sénateurs ont été invités à participer à différentes activités, présentations des produits Thales et démonstrations vantant l’efficacité de la VSA, une vitrine inestimable pour l’entreprise.

Au cours de ses cinq jours de déplacements entre la France et Londres, la délégation n’a en revanche assisté à aucun événement critique de la VSA. Une simple comparaison entre le temps passé à absorber les éléments de langage des industriels de la sécurité et celui à écouter les critiques de la vidéosurveillance suffit à comprendre le caractère absurdement biaisé de cette mission parlementaire.

Il n’y a jamais eu de véritable débat

Il suffit de reprendre les comptes-rendus les débats du Sénat et de l’Assemblée pour voir les effets d’une telle proximité sur la manière dont la loi est examinée et adoptée. Il n’y a jamais eu de véritable « débat » ou « réflexion » sur la question de la vidéosurveillance biométrique en France. L’adoption de l’article 7 de la loi JO est avant tout l’aboutissement d’un travail d’influence de multinationales, de start-up et de décideurs publics qui veulent se faire une place sur les marchés de la sécurité.

La toute petite partie de ce travail d’influence qu’il nous est possible d’analyser, sur la base des déclarations partielles du registre de transparence de la HATVP, laisse deviner la force de frappe de ce lobby, que ce soit en matière d’argent ou de réseaux. C’est surtout l’entremêlement public-privé qui le caractérise, ce dont personne ne semble se cacher, comme s’il était naturel que les personnes au pouvoir, qui décident et votent sur le sujet, soient aussi proches des industriels qui vendent leurs produits.

Il est toujours effrayant de voir comment à force d’expérimentations illégales, de mirage financier et de déterminisme technologique, ce lobby a réussi à faire voter une loi lui donnant les mains libres dans l’expérimentation de ces technologies.

Martin Drago (La Quadrature du Net) et Chiara Pignatelli (Observatoire des multinationales)

Photo : Des caméras de surveillance à Paris/CC BY-SA 3.0 Coyau via Wikimedia Commons.