En Martinique, les citoyens ont des propositions concrètes contre la vie chère

par Sophie Chapelle

En finir avec des prix devenus fous. Voilà plus d’un mois que les Martiniquais se mobilisent pour l’alignement des prix sur ceux de l’Hexagone. Ils font face à l’opacité des marges de la grande distribution, et au laisser-faire de l’État.

Une même boite d’œufs coûte cinq euros en Martinique contre deux euros dans l’hexagone. Qu’on regarde les prix des pâtes, de la farine, du lait, du beurre ou des fruits, ceux-ci sont deux à cinq fois plus élevés en Martinique qu’en France métropolitaine. L’eau en bouteille, un bien de première nécessité sur cette île qui subit des coupures d’eau régulières, peut atteindre des sommes indécentes : jusqu’à dix euros pour un pack ! L’application Kiprix, lancée par un jeune développeur installé près de Fort-de-France, montre bien ces écarts. En 2023 déjà, un rapport de l’Insee alertait sur des produits alimentaires en Martinique en moyenne 40% plus chers qu’en France métropolitaine !

Une double peine sur cette île où plus d’un-quart de la population vit sous le seuil de pauvreté. C’est ce que dénonce Rodrigue Petitot notamment sur Tik Tok. Président du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), il est l’une des figures de la contestation contre la vie chère en Martinique. Le mouvement est à l’initiative depuis le 1er septembre de blocages de supermarchés et de nombreuses manifestations, malgré les interdictions préfectorales. Il demande l’alignement des prix martiniquais sur ceux de l’Hexagone.

Quinze ans après un mouvement historique

En 2009, un intense mouvement social contre la vie chère avait duré quarante jours en Martinique. La grève générale avait notamment abouti à la création d’un observatoire des prix, à une réforme agraire et à la baisse de 20% des prix sur 2500 produits. « Sauf que 2009 à 2015, on a vu une montée en flèche des prix. Quinze ans après, les prix ne cessent d’augmenter à des proportions injustifiées,dénonce Aude Goussard, secrétaire du RPPRAC sur Youtube. L’observatoire n’a aucune marge de manœuvre pour réguler les prix. Le seul effort depuis 2009 a été fourni par les collectivités pour baisser l’octroi de mer qui sert à financer les collectivités », dit-elle.

L’octroi de mer, créée en 1670 en Martinique, est une taxe qui s’applique aux importations, avec un taux variable selon les produits. Les documents qui répertorient les différents octrois de mer dans les territoires ultramarins font près de 1200 pages ! Cette taxe « représente près d’un tiers des ressources des communes », soulignait en mars dernier le président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici. Près de la moitié des dépenses de personnel des collectivités en Martinique serait ainsi financé par cette taxe.

Revers de la médaille, l’octroi de mer, conjugué à la TVA, fait gonfler les prix de 7 % en moyenne. « Il faut revoir le système de taxation qui crée des inégalités, mais l’octroi de mer finance aussi directement les collectivités. Et on ne veut pas un affaiblissement de ces dernières, ni des aides sociales », prévient Aude Goussard du RPPRAC.

La grande distribution pointée du doigt

Pour le RPPRAC, c’est davantage du côté des acteurs de la grande distribution qu’il faut regarder. Le mouvement a envoyé un courrier recommandé le 1er juillet aux distributeurs alimentaires de Martinique et au préfet, en pointant leur responsabilité dans les « injustices criantes liées au prix de la consommation », et en exigeant des réponses concrètes dans les deux mois. Les enseignes de distribution, dominées par trois grands groupes – GBH, SAFO et CREO – ont fini par répondre à la dernière minute, le 31 août, en avançant que ces écarts de prix venaient de « contraintes structurelles » comme l’éloignement et le transport par bateau. C’est l’absence de propositions pour baisser les prix, suite à ce courrier, qui a marqué le début de mouvement.

En plus des taxes, les intermédiaires sont nombreux entre le producteur et le distributeur. « Alors qu’ils sont en général au nombre de trois en France hexagonale, en Martinique ils peuvent aller au-delà des quatorze » relève un rapport parlementaire sur le coût de la vie de juillet 2023. Ces intermédiaires facturent chaque étape de traitement de marchandises, prélevant leurs marges à chaque fois, faisant mécaniquement monter les prix.

Selon le rapporteur parlementaire, l’ancien député socialiste Johnny Hajjar, derrière la plupart de ces intermédiaires se trouveraient des entreprises appartenant aux grandes enseignes de distribution martiniquaises. Contactées par l’équipe d’Envoyé spécial, les entreprises ont reconnu posséder des sociétés qui interviennent dans la chaine logistique mais pas à chaque échelon.

schéma où apparaissent les quatorze opérateurs du circuit d'approvisionnement en Martinique (usine, container, fret maritime, entrepôt, camion...)
D’après la grande distribution, les prix élevés en Martinique sont liés au grand nombre d’intermédiaires entre les fournisseurs et les magasins.
© groupe CréO

Opacité sur les marges

Prenons le cas du groupe GBH avec à sa tête Bernard Hayot et son fils Stéphane Hayot. « La famille Hayot contrôle non seulement les grandes surfaces, mais aussi le transport maritime, les entrepôts, et même les conteneurs dans lesquels sont acheminés les produits », relève Jérémy Désir, néopaysan martiniquais dans un article de Reporterre. Cette concentration verticale permet au groupe de se facturer à lui-même chaque étape de la chaîne logistique. Selon le rapport parlementaire, « cette multiplication d’acteurs est un moyen efficace de noyer l’accumulation des marges, tout en justifiant que les marges sont raisonnables prises individuellement ». Le pouvoir économique grandissant entre les mains de quelques grands groupes leur permet également de faire de vastes économies d’échelle.

La question des marges arrières pratiquée par les grands groupes comme GBH est aussi soulevée dans le rapport du député. Elles consistent en une entente légale entre le fournisseur et le distributeur. Lorsqu’un objectif de vente fixé est atteint, le fournisseur cède une partie de sa marge au distributeur, en toute opacité. Comme le note l’enquête parlementaire, « les auditions ont mis en avant l’opposition entre le secret des affaires et le contrôle des prix, des marges et des revenus ». Ainsi, les organismes comme l’Insee ou les observatoires des prix qui demandaient l’accès aux données sur les marges se sont vus opposer le secret des affaires, une loi adoptée en France en mars 2018 (transposée d’une directive européenne), qui crée un droit général au secret pour les entreprises et leur permet potentiellement de traîner devant les tribunaux quiconque porterait à la connaissance du public une information sur leurs activités.

Et l’État dans tout cela ? Il a jusque là fait le choix du laisser-faire. Auditionné en juin 2023 à l’Assemblée nationale, Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, avait conclu : « Les marges relèvent du secret des affaires. On peut les contrôler, mais pas les rendre publiques. Faisons attention car un excès de transparence risque de mettre en péril l’activité économique. » Or, c’est précisément ce secret des affaires qui sert de paravent à des groupes puissants pour abuser de leurs positions sur le marché de la distribution.

Revaloriser les salaires

Loin de s’éroder, le mouvement tend à s’élargir, malgré la pression des pouvoirs publics dès les premiers jours, entre couvre-feu et déploiement de la CRS 8. Trois tables-rondes sur la vie chère rassemblant les différentes partie-prenante se sont tenues ces dernières semaines. Elles ont abouti à un premier document de travail avec plusieurs pistes pour baisser les prix, permettre la transparence et renforcer l’autonomie alimentaire. Il a notamment été proposé que l’octroi de mer soit supprimé sur près de 6000 articles de première nécessité. « Nous notons que la grande distribution ne souhaite pas perdre un kopeck et compte beaucoup sur l’État », a déploré Aude Goussard à la sortie de la dernière table ronde. Les négociations doivent reprendre ce lundi 7 octobre.

Ces derniers jours, le RPPRAC a poursuivi les opérations « courses fictives » dans plusieurs enseignes du groupe GBH pour les bloquer. Un appel à la grève illimitée a également été lancé par la Confédération générale du travail de Martinique (CGTM) depuis le 26 septembre. Outre la mise en place d’un contrôle des prix des produits de première nécessité, la CGTM entend poser la question des revalorisations salariales, des pensions de retraite et des minimas sociaux. Alors que les prix n’ont cessé d’augmenter depuis quinze ans, syndicats et mouvement citoyen martiniquais aspirent à inverser le rapport de force.

Sophie Chapelle

Photo de une : Le 21 septembre 2024, à Paris. Une femme brandit une pancarte sur laquelle est inscrit le slogan « Prix d’un pack d’eau en hexagone 2 euros, en outre-mer 8 euros », une référence à la situation en Martinique, où les prix sont au moins 40% plus élevés qu’en métropole. ©Hervé Chatel - Hans Lucas