Subventionner la malbouffe puis en réparer les dégâts : quand l’État paie deux fois

par Sophie Chapelle

L’État dépense au moins 19 milliards d’euros par an pour soigner des maladies liées à la malbouffe ou dépolluer les contaminations aux pesticides, révèle une étude. Sans pour autant flécher les dépenses publiques vers une agriculture plus vertueuse.

Il y a le prix affiché en rayon, celui que nous payons à chacune de nos courses pour des produits laitiers, des plats préparés, des conserves ou de la viande emballée. Et il y a le coût caché, celui des conséquences négatives des modes de production les plus polluants, ou des aliments transformés les plus néfastes pour la santé. Ce prix sera aussi payé, par la collectivité – et les contribuables.

Une étude inédite, publiée ce 17 septembre par quatre organisations non gouvernementales et associations (le Secours Catholique - Caritas France, le Réseau Civam, Solidarité Paysans et la Fédération française des diabétiques), l’estime à 19 milliards d’euros. Selon les auteurs du rapport, « cette organisation pour nous nourrir à bon marché (depuis la production jusqu’à la distribution et la restauration) génère de lourds impacts pour la société, l’environnement et la santé, que n’intègrent pas les prix de notre alimentation ».

Que recouvrent exactement ces 19 milliards d’euros ? Ce sont les dépenses publiques bien réelles qui viennent compenser et réparer les dégradations sociales, sanitaires – la couverture des maladies professionnelles, ou des maladies liées à une alimentation trop grasse ou trop sucrée – et environnementales – dépolluer l’eau par exemple – engendrées par le système agroalimentaire. Soit 12 milliards pour la santé, près de 3,4 milliards pour les impacts écologiques, et 3,4 milliards pour les impacts socio-économiques. Ces dépenses publiques, qui cherchent à compenser les dysfonctionnements de notre système alimentaire, représentent quasiment le double du budget alloué pour la planification écologique en 2024.

visuel montrant le coût des impacts négatifs du système alimentaire en France
« Selon toute vraisemblance, les 19 milliards que notre pays consacre déjà à réparer une petite partie des dégâts de son système agroalimentaire ne feront qu’augmenter dans les prochaines années » estiment les auteurs du rapport.
© Rapport « L’injuste prix de notre alimentation », 2024

Précisons d’emblée que les montants retenus dans ce rapport sont des montants a minima. Faute de données suffisantes, le coût de l’impact sanitaire des résidus de pesticides par exemple n’est pas quantifiépar le Bureau d’analyse scientifique et d’information citoyenne (Basic), qui a réalisé l’étude. De même, les dépenses liées à l’impact du système agricole sur la biodiversité sont estimées à 418 millions d’euros. Or, cette somme ne traduit pas le réel déclin de la biodiversité en France, souligne le rapport. Pour estimer le plus précisément possible, tel ou tel coût caché, les auteurs du rapport se sont appuyés sur des données précises, lorsqu’elles existent. Comment, par exemple, calculer le coût de mauvais aliments pour le système de santé et la Sécurité sociale ? C’est le facteur de risque que constitue une mauvaise alimentation – trop grasse, trop sucrée, trop salée – dans plusieurs maladies, comme l’obésité, le diabète, diverses formes de cancers ou un problème cardiovasculaire (voir le repère ci-dessous).

« Ce système, nous le finançons »

En complément du calcul des impacts, l’étude se penche sur les soutiens financiers publics aux acteurs économiques des chaînes alimentaires, depuis les exploitations agricoles jusqu’aux entreprises de transformation, de distribution et de restauration. « Ce système, aux impacts multiples, nous ne faisons pas que le subir. Nous le finançons. Et dans des proportions que, jusqu’à notre rapport, personne ne mesurait réellement : nous toutes et tous mettons sur la table 48,3 milliards d’euros pour soutenir notre système agricole et alimentaire. »

Ces 48,3 milliards d’euros recouvrent les soutiens publics en 2021 aux acteurs de ce système par le biais de subventions, d’achats directs et d’exonérations fiscales ou sociales. Or, soulignent les organisations, « ces soutiens ne sont pas neutres ». Dans la grande majorité, ces soutiens publics ne sont pas soumis à des conditions écologiques et sociales pour être obtenus. D’après leurs calculs, « 80% des soutiens publics entretiennent un modèle à l’origine des problèmes », en finançant « une logique de course aux volumes, qui va de pair avec la standardisation des matières premières et une pression sur les prix payés aux agriculteurs. »

Cette donnée les amène à relativiser les « bons » chiffres du secteur agroalimentaire, de la distribution et de la restauration. Ces derniers dégagent 31,5 milliards d’euros de bénéfices nets, en France et à l’export. Mais ils bénéficient directement ou indirectement de 48 milliards d’euros de soutiens publics, auxquels il faut ajouter les 19 milliards de réparations, le tout à la charge de la collectivité. Pour les auteurs, « les profits réalisés par les acteurs privés, loin d’être liés à la seule ’’efficacité’’ économique de leur modèle, sont étroitement liés à nos choix publics ».

L’incohérence de l’État

Outre l’ampleur des coûts occasionnés par le système alimentaire, le rapport révèle aussi l’incohérence des pouvoirs publics. « D’une main, la collectivité répare, de l’autre, elle entretient la cause même des dommages occasionnés » écrivent les auteurs. La politique agricole commune représente une source de soutiens financiers primordiale, en particulier pour le revenu des producteurs et productrices.

« Mais l’État représente le financeur le plus important (59 % des soutiens publics en 2021), et aussi le plus aveugle » note l’étude. Car très peu de ses soutiens, en particulier ceux qu’il apporte par le biais d’exonérations fiscales et sociales, sont conditionnés à des pratiques sociales et écologiques durables. « Résultat, nos gouvernements, jusqu’à présent, se satisfont de compenser et de réparer sans toucher aux causes, alors que des pertes sont irréversibles. » En gros, l’État paye deux fois : en soutenant certains mode de productions bien peu vertueux puis en réparant les dégâts sanitaires et environnementaux qu’ils génèrent ensuite.

Visuel montrant la répartition des sources de soutiens publics au système alimentaire français
Les soutiens de l’État français au système agricole et alimentaire français passent majoritairement par des exonérations fiscales et des réductions de cotisations sociales.
© Rapport « L’injuste prix de notre alimentation », 2024

Les exonérations sociales recensées ci dessous concernent surtout les allégements de cotisations sociales sur les bas salaires - en particulier la réduction dite « Fillon », au prétexte d’encourager l’emploi. Cette forme de soutien est le principal mode de soutien financier public apporté aux acteurs de la distribution et de la transformation. Les consommateurs, quand ils sont salariés, en bénéficient également à travers les tickets-restaurants.

Les exonérations fiscales représentent le second levier financier de l’État. En 2021, le taux réduit de TVA à 10 % pour la restauration commerciale en est le premier poste, loin devant les autres enveloppes.

deux graphiques détaillent le montant des exonérations sociales et fiscales au système agricole et alimentaire françaiss
Cliquez sur les graphiques ci contre pour voir le détail des exonérations sociales et fiscales au système agricole et alimentaire français.
© Basic et I4CE, 2024

En revanche, les exonérations fiscales fléchées directement sur des pratiques qui génèrent moins d’impacts négatifs sur l’environnement sont très faibles : 112 millions seulement sur 8,6 milliards d’exonérations en 2021. Les plus importantes d’entre elles sont dédiées au soutien à l’agriculture biologique.

6% du soutien public vers des modèles plus vertueux

Ainsi, si l’on additionne les soutiens publics et les dépenses publiques pour réparer et compenser, ce sont 67 milliards d’euros qui entretiennent un système à bout de souffle.

Or, seulement 6,2 % des soutiens publics bénéficient aux acteurs qui participent à des logiques de valorisation des matières premières, le plus souvent labellisées via des signes officiels de qualité, d’origine contrôlée ou de commerce équitable, fondées sur des prix agricoles plus élevés.

Pour les organisations à l’origine de cette étude, « toutes les incohérences du système actuel sont aussi une opportunité ». « Envisager autre chose ne relève pas d’une utopie, mais de choix de modes de production, de transformation, de distribution, de restauration. » Elles appellent à ce que l’action publique retrouve une cohérence. 67 milliards d’euros, c’est « autant de moyens pour réorienter le système vers le droit à l’alimentation, pour mieux concilier les impératifs de santé, d’accessibilité, de rémunération et de durabilité ». En cette période de focalisation sur les dépenses publiques, les subventions directes et indirectes à la malbouffe pourraient être mises en débat.

Elles appellent notamment à davantage de participation aux prises de décision des citoyens et citoyennes sur notre système alimentaire. Les initiatives locales de sécurité sociale de l’alimentation illustrent la capacité des consommateurs et consommatrices, alliés à des producteurs et productrices, à montrer la voie.

Sophie Chapelle

Photo : DR