Éducation

« Les étudiants ont encore des moyens de pression extrêmement importants pour déstabiliser un gouvernement »

Éducation

par Emma Bougerol

« L’université est le principal lieu de production de la critique : la rendre payante, c’est la mettre au pas », explique Jean-Robert Viallet, réalisateur du film Étudiants, l’avenir à crédit. Ce sera l’un des chantiers de Macron s’il est réélu.

Basta! : L’investissement par étudiant en France chute d’année en année, l’université manque d’argent (voir notre bilan du quinquennat). Quel est pour vous l’état de l’enseignement supérieur en France aujourd’hui ?

Jean-Robert Viallet [1] : Il y a une arrivée massive d’étudiants dans les études supérieures. Comment un gouvernement libéral voit cette augmentation ? Depuis les années 2000, les dirigeants regardent les étudiants plus seulement comme des jeunes en apprentissage mais aussi comme des clients. Dans leur vision, l’enseignement supérieur doit devenir un marché, pour qu’il puisse produire du capital.

L’université publique française pourrait-elle alors devenir payante ?

Je suis absolument convaincu que l’enjeu dans les dix prochaines années, pour les gouvernements à venir, sera de faire augmenter le prix des études. La petite phrase d’Emmanuel Macron devant les présidents d’université en janvier n’est pas du tout là par hasard (« On ne pourra pas rester durablement dans un système où l’enseignement supérieur n’a aucun prix pour la quasi-totalité des étudiants », ndlr [2]). Il est ensuite revenu dessus. Peut-être s’est-il dit que c’était un peu trop tôt, ou trop proche des élections. Mais il faut comprendre cette question du prix dans le cadre d’un projet d’économie de la connaissance. Cela correspond à ses idées.

D’où vient cette idée ?

L’université est devenue payante aux États-Unis pendant la période de la guerre du Vietnam, à la fin des années 1960. Ronald Reagan est alors gouverneur de la Californie (il est devenu ensuite président des États-Unis, de 1981 à 1989, ndlr). L’université de Berkeley, à San Francisco, était encore publique, gratuite, ouverte à tous. Les étudiants de cette université étaient extraordinairement mobilisés sur la question du Vietnam, et se sont mis en grève. Reagan se pose alors la question d’un moyen pour qu’ils arrêtent de se mobiliser. La ligne politique, jusqu’ici, était de soutenir la présence américaine au Vietnam. Il ne fallait pas y déroger.

C’est à ce moment-là qu’il instaure, à Berkeley, des frais de scolarité pour les étudiants. L’objectif est clair : comme les étudiants payent l’université, ils ne vont plus faire la grève, ils ne vont plus parler politique, ils vont se concentrer pour rendre leur temps d’études rentable, puisqu’ils ont payé. Les frais à l’université publique de Berkeley s’instaurent donc pour des raisons politiques, pour mater l’esprit révolutionnaire de l’époque.

Dans votre documentaire, vous parlez de l’exemple du Royaume-Uni, qui a mis en place des frais d’inscription dans les années 1990 puis les a augmentés dans les années 2000 et 2010, en justifiant ce passage au payant par une difficulté à financer les universités…

Le Royaume-Uni est un excellent exemple. Ils sont partis de zéro. Sous le gouvernement de Tony Blair (premier ministre britannique de 1997 à 2007, ndlr), ils ont commencé par faire payer 3000 livres par an, puis 6000, puis 9000 (soit plus de 10 000 euros, ndlr)… Au moment où j’ai fait le film, économiquement, on voyait que le système payant coûtait finalement plus cher à l’État qu’à l’époque où l’université était gratuite (à cause des prêts accordés aux étudiants pour payer leur études, qui ne sont pour beaucoup pas remboursés, donc payés par l’État, ndlr). Mais maintenant, plus personne ne parle de gratuité dans l’université anglaise. L’idée de payer s’est implantée.

On a aussi vu que la mobilité des étudiants d’une région à l’autre a beaucoup baissé depuis le passage au payant. À cause du prix des études, un étudiant qui habite à Liverpool a de grandes chances de renoncer à aller à Londres, pour ne pas avoir à payer en plus un logement, alors qu’il s’endette déjà pour l’université. Et le niveau d’endettement est très élevé. Des étudiants commencent leur vie active avec parfois 100 000 livres de dette (120 000 euros). Avec ça, on ne refait pas le monde, on n’a plus le temps : il faut rembourser.

Vous montrez aussi des contre-exemples à cette marchandisation des études supérieures. Les étudiants suédois, par exemple, touchent une somme d’argent chaque mois pour étudier. Qu’est-ce que cela dit de la perception suédoise des études supérieures ?

Dans la conception culturelle des pays nordiques, et en Suède particulièrement, il y a l’idée que l’expérience étudiante est une expérience fondamentale de la construction de soi-même. Il est aussi important d’apprendre, dans de bonnes conditions, et sans pression – y compris économique. Si vous apprenez dans de bonnes conditions, vous allez apprendre bien.

Mais il ne s’agit pas que de ça. Il s’agit de commencer à faire ses premiers pas en tant qu’adulte, apprendre à se confronter au monde. C’est considéré comme un moment qu’il faut absolument protéger. Une belle expérience, riche, constructive, agréable et non traumatisante. C’est fondamental pour eux. Ça se sent quand vous allez dans un campus : tout est fait pour que les étudiants vivent une expérience intense, forte. Par exemple, les associations étudiantes sont ultra dynamiques, elles ont des financements, des locaux, tout ce qu’il faut pour fonctionner. Les études sont de bonne qualité avec des bons profs, en même temps vous n’avez pas la pression de la méritocratie et des sanctions à la fin de l’année. Tout est différent.

Ce processus de marchandisation, présenté par les gouvernements successifs comme la seule réponse viable à la massification des études supérieures, est donc évitable ?

Tout à fait. C’est une décision, celle d’aligner l’enseignement supérieur sur le modèle économique libéral. Il n’y a aucune raison que l’on soit contraint et forcé de le faire. Ça dépend de quelle manière on veut financer l’université, et de si on veut en faire un business de marché. C’est une question purement idéologique. Est-ce qu’on voit l’université comme un investissement ou comme une dépense ? Si on la voit comme une dépense, il faudrait qu’elle s’autofinance par le biais du prix à l’entrée.

Mais on pourrait très bien permettre aux étudiants d’accéder à des études supérieures financées par la collectivité. Par exemple, penser le financement des universités en s’attaquant à l’argent de l’optimisation fiscale des grandes entreprises en France. Si l’État récupérait ça, il pourrait bien y avoir 10 milliards investis dans l’enseignement supérieur. Le problème du financement des études supérieures serait vite réglé !

Passer à des études payantes irait quand même à l’encontre des idéaux portés par Mai 68, encore très présents au sein de l’université française. Est-ce vraiment envisageable en France ?

Ce serait compliqué de basculer du jour au lendemain à un système payant pour les étudiants français. Une des théories de Philippe Aghion, conseiller du gouvernement sur ces questions, est qu’il faut y aller progressivement : il faut augmenter les prix dans quelques endroits importants, et progressivement habituer les esprits à ce que les prix montent. Et dans dix, quinze ans, le projet d’un enseignement supérieur payant généralisé en France, y compris dans les établissements publics, pourra se réaliser. Mais il ne faut pas le faire trop vite. Les contre-pouvoirs sont pour l’instant encore trop importants.

Lorsque l’accès à l’université est devenu payant pour les étudiants étrangers, il y a eu une contestation parmi les profs et les étudiants. L’autonomie des universités, que veut encore renforcer Macron, a fait beaucoup bouger les profs à un moment donné… Mais il faut voir ce qu’il va se passer au prochain quinquennat, s’il est réélu. Si on est sorti des crises diverses, je pense qu’effectivement, l’enseignement supérieur sera un des chantiers d’Emmanuel Macron.

Il y a déjà en France des établissements d’enseignements supérieurs payants. Qu’en pensez-vous ?

Il y a en effet les écoles de commerce privées qui sont déjà très chères, quasiment au prix des standards internationaux. Et il y a les écoles d’ingénieur publiques qui commencent à augmenter leurs prix. Je pense que c’est cela le cheval de Troie de la marchandisation de l’enseignement supérieur. Ces écoles, comme elles sont payantes, vont être montrées comme de meilleure qualité.

Et puis, il y a deux possibilités. Soit, dans les dix ans à venir, on voit d’abord une augmentation drastique des prix dans les écoles d’ingénieur et, petit à petit, le système se généralise à la l’université. Ou alors, l’université restera complètement étanche au phénomène. Dans ce cas, il va se créer un système à deux vitesses. Ce serait tout aussi dramatique qu’en France le fossé se creuse encore entre l’université et les formations payantes.

Est-ce qu’il y a encore des espaces de résistance à ce modèle-là en France ?

La volonté d’un alignement sur le modèle anglo-saxon est justement là pour mettre l’enseignement supérieur et la pensée critique qui s’y déploie au pas. L’université, c’est le lieu de construction de la pensée, le lieu principal de production de la critique.

Il y a assez peu de résistance du côté des présidents de la conférence des universités, et des dirigeants politiques. Mais du côté des enseignants et des chercheurs, je pense qu’il y a de gros espaces de résistance. En Europe, on regarde aussi vers l’Allemagne, la Suède, qui sont des modèles qui assument tout à fait la gratuité des études supérieures et leur volonté de continuer sur ce chemin. Cela pose question. Si nos voisins immédiats sont capables de continuer dans la gratuité des études supérieures et de financer leurs universités, pourquoi ne pourrions-nous pas le faire ?

Et puis, il reste les étudiants, qui peuvent vraiment déstabiliser un gouvernement, parce qu’ils sont capables de se mobiliser. Ils peuvent prendre le temps de le faire, ils n’ont pas encore les contraintes économiques des gens qui ont un crédit, des enfants, etc. S’ils décident de se mettre en grève, ça complique les choses pour un gouvernement. Leurs syndicats restent influents, contrairement à ceux des salariés qui ont beaucoup perdu de leur pouvoir. Les étudiants ont encore des moyens de pression extrêmement importants.

Propos recueillis par Emma Bougerol

Photo de une : ©Emma Bougerol

Notes

[1Documentariste et réalisateur du film Étudiants, l’avenir à crédit

[2Le 13 janvier 2022, le Président prononce un discours devant la conférence des présidents d’universités dans lequel il dit : « Nous voyons donc bien qu’au-delà de la question des moyens, nous avons une question structurelle et on ne pourra pas rester durablement dans un système où l’enseignement supérieur n’a aucun prix pour la quasi-totalité des étudiants. »