« Jusqu’à quand les citoyens européens se laisseront-ils dicter par la pensée unique ce qui est bien ou mal » ? Le risque est « de ne plus pouvoir passer ses vacances au-delà d’un rayon de 100 kilomètres ». Ces propos publics sont ceux d’un patron émargeant à 7,6 millions d’euros par an. Carlos Tavares dirige le groupe français PSA et préside l’association des constructeurs automobiles européens (Acea). Son « cri d’alarme » (sic) vise la prise de conscience écologique et a été relayé par la presse économique. Ce coup de gueule, version patronale de « l’écologie, ça commence à bien faire », vise-t-il à faire diversion ? PSA a augmenté ses émissions de gaz à effet de serre de 60 % depuis la signature de l’Accord de Paris en 2015, comme l’a révélé notre Observatoire des multinationales dans Le Vrai bilan du CAC40.
Cette croissance des émissions du groupe, concomitante à celle de ses bénéfices (+50 % en 2018), est liée au rachat de concurrents (Opel en 2017) mais aussi au marché des SUV (« sport utility vehicles »), ces véhicules très polluants et sources de multiples nuisances. Ils représentent aujourd’hui un tiers des ventes de voitures neuves ! En misant sur leur développement, le secteur automobile joue un rôle clé dans le changement climatique. Rares sont les PDG comme Carlos Tavares, en France, à continuer d’assumer des choix stratégiques qui nient les limites écologiques de la biosphère. Raison pour laquelle, dans le cadre d’une enquête publiée aujourd’hui avec le JIEC (journalistes d’investigation sur l’écologie et le climat) sur les nouvelles formes de climatoscepticisme en France, nous avons classé le PDG de PSA parmi les climato-faussaires.
Des entreprises françaises toujours accro aux énergies fossiles
Après avoir longtemps nié le problème, la tendance des multinationales de l’énergie est plutôt au verdissement du discours, sans vraiment changer de pratiques. Autre exemple : Total. La compagnie pétrolière figure parmi les 20 entreprises mondiales qui ont rejeté, à elles seules, plus d’un tiers des émissions mondiales de gaz à effet depuis 1965. En 2018, son premier « plan de vigilance » ne mentionnait même pas le changement climatique ! Sous la pression des ONG, Total a fini par réviser son discours, mais ses investissements dans le pétrole et le gaz restent pharamineux. Même chose du côté des grandes banques françaises – Crédit Agricole, BNP, Société Générale – qui, malgré leurs communications sur leurs nouveaux produits financiers « décarbonés », ont investi depuis 2016 près de 10 milliards dans les entreprises actives dans le secteur du charbon.
A lire sur le sujet : Depuis l’Accord de Paris en 2015, seulement un tiers du CAC40 a réduit ses émissions de gaz à effet de serre.
Naguère champion toutes catégories du charbon avec plusieurs dizaines de centrales dans le monde, le groupe énergétique Engie a amorcé en 2015 une politique volontariste de retrait. Engie a ainsi réduit ses émissions de 27 % entre 2016 et 2018. Sauf que... plutôt que de fermer ses centrales, Engie se contente de les revendre à des entreprises ou fonds d’investissement peu scrupuleux. Au final, ces cessions n’apportent aucun bénéfice pour le climat. Engie vient par ailleurs d’inaugurer une nouvelle centrale au charbon en toute discrétion au Maroc, construite en partenariat avec la holding de la famille royale marocaine. Ce qui n’empêche pas l’énergéticien d’afficher son ambition de « devenir leader mondial de la transition zéro carbone compétitive » (sic). Ces constats nous ont conduits à répertorier dans la catégorie « climato-hypocrite » plusieurs multinationales françaises poids lourds des secteurs énergétique, financier, automobile et aérien.
Le lobby patronal entrave toute politique climatique ambitieuse
Autre hypocrisie : si nombre d’entreprises communiquent sur leur stratégie « bas carbone », certaines contribuent en coulisses à combattre avec acharnement toute mesure qui les contraindrait vraiment à évoluer, via divers lobbies [1]. À la manœuvre, on trouve notamment BusinessEurope, le plus important lobby patronal européen regroupant tout le gratin des multinationales. Il est composé, entre autres, de trois entreprises françaises, Total, EDF et Engie. Un document interne révélé par Greenpeace en septembre 2018 montre comment BusinessEurope, actuellement présidé par Pierre Gattaz, ancien patron du Medef, entend faire capoter le projet d’introduire des objectifs climatiques plus ambitieux au niveau de l’Union européenne à l’horizon 2030.
Le lobby explique ainsi comment « rester plutôt positif tant qu’on en reste au niveau des déclarations politiques, sans implications législatives » et « s’opposer à toute ambition accrue, en utilisant l’argument habituel de la distorsion de compétitivité face aux concurrents ». Autre élément de langage : encourager en priorité la Chine à réduire ses propres émissions (notre précédent article). En 2013 déjà, BusinessEurope avait plaidé avec succès devant des commissaires européens pour un affaiblissement des objectifs en matière d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique.
– À lire sur le sujet : Le double discours des grandes entreprises européennes sur le climat.
La puissance de frappe des lobbys du gaz et de leurs agences de communication
La stratégie se révèle parfois plus insidieuse à l’instar du groupe énergétique Engie qui communique et investit massivement dans le « gaz propre » présenté comme la « moins polluante des énergies fossiles ». Une « fable » déconstruite par plusieurs ONG [2], qui rappellent la nécessité de « laisser au moins 80% des énergies fossiles dans le sol – y compris le gaz – si nous voulons avoir une chance d’éviter les conséquences les plus catastrophiques du changement climatique ». L’idée de « gaz propre » a néanmoins atteint l’hémicycle.
« On a eu un débat surréaliste lorsque l’on a proposé de supprimer les aides à l’export aux énergies fossiles », témoigne la députée Delphine Batho. « La réponse, y compris du gouvernement, est de dire "Ah mais on a arrêté le charbon, le gaz émet moins d’effet de serre donc on peut continuer". Or, si on prend au sérieux le rapport du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], on ne peut pas ajouter de nouvelles capacités d’énergie fossile. La question n’est pas de polluer moins vite, elle est de ne plus polluer. »
C’est un cabinet de relations publiques, Weber Shandwick, qui commence à peindre le gaz comme un combustible partenaire de la transition dès 2011, en lançant la campagne « GasNaturally ». À sa tête, François-Régis Mouton, cadre de Total, qui déclare à l’époque que « le gaz et les renouvelables doivent aller main dans la main pour assurer un approvisionnement sûr avec moins d’émissions ». L’industrie du gaz se met en ordre de bataille avec un millier de lobbyistes déployés, et obtient pas moins de 460 rendez-vous avec les deux commissaires européens en charge du climat et de la politique énergétique de l’Union, en seulement deux années et demi. Soit plus de quinze rendez-vous par mois en moyenne ! [3]. Au total, 37 firmes de relations publiques sont missionnées en 2016 par 60 acteurs du secteur gazier, pour des contrats totalisant 7,9 millions d’euros. Une stratégie fructueuse puisqu’une kyrielle d’infrastructures gazières sont aujourd’hui financées par la Commission européenne et les gouvernements nationaux.
Parier sur les technologies sans changer de modèle
Du côté du transport aérien, seul secteur avec le transport maritime à ne pas être soumis à un objectif de réduction des émissions, l’Association internationale du transport aérien (IATA), actuellement dirigée par Alexandre de Juniac (ancien directeur général d’Air-France KLM), table sur la compensation carbone. À la clé, au mieux, c’est un résultat nul pour le climat (voir ce décryptage). Au pire, ce sont des populations pauvres qui se trouvent affectées par ces mécanismes, comme l’avait révélé notre enquête sur un projet de compensation carbone à Madagascar mené par Air France.
Cette dernière a récemment communiqué sur sa volonté, dès 2020, de compenser 100 % des émissions de ses vols intérieurs. Le pari sur la croissance du trafic aérien reste lui inchangé : à l’horizon 2038, les compagnies aériennes prévoient de transporter plus de huit milliards de passagers par an – soit deux fois plus qu’aujourd’hui [4].
Liaisons dangereuses entre pouvoirs publics et entreprises privées
Pour faire entendre sa voix auprès des décideurs français, le secteur du pétrole, du gaz et du charbon ne lésine pas sur les moyens. Total, Uniper, Engie, EDF et Vermilion ont dépensé jusqu’à 7,3 millions d’euros en lobbying en 2018 et déclarent employer 53 lobbyistes à Paris [5]. Le projet de loi de Nicolas Hulot en 2017 destiné à « mettre fin aux hydrocarbures en France » s’est ainsi retrouvé vidé de sa substance sous l’influence des lobbys pétroliers [6].
Au moment de démissionner un an plus tard, Nicolas Hulot évoquera « la présence des lobbys dans les cercles du pouvoir ». D’anciens cadres de Total se sont par exemple recasés dans le gouvernement d’Emmanuel Macron, comme Ahlem Gharbi, conseillère diplomatique de l’Élysée entre 2017 et 2019, ou Philippe Baptiste, directeur de cabinet de la ministre de la Recherche. Un appel vient d’être lancé pour « chasser les lobbies des énergies fossiles de nos politiques » [7].
Sophie Chapelle
Début novembre, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a publié les déclarations d’intérêts des eurodéputés. L’eurodéputé RN (Rassemblement national) Hervé Juvin, conseiller de Marine Le Pen sur les questions d’écologie et grand défenseur du « localisme », est ainsi actionnaire de plusieurs multinationales. Cela nous a conduit à le répertorier dans la catégorie climato-hypocrite [8].
Photo de une : CC Alexander Migl via Wikimedia Commons.
Cet article est l’un des quatre d’une enquête sur le climatoscepticisme en France conduite par le Jiec (Journalistes d’investigation sur l’écologie et le climat). L’article de synthèse est à retrouver ici. Les articles complémentaires sont sur les sites des médias partenaires de Basta! au sein du Jiec (Mediapart, Politis, Reporterre). Vous pourrez retrouver les liens sur le site du Jiec.