Au mois de juillet 2016, Solar Impulse 2 est devenu le premier aéronef à faire le tour du monde sans utiliser de carburants fossiles. Un exploit retentissant salué par l’ensemble des médias et des commentateurs, sans doute pressés d’imaginer un avenir post-énergie fossile pour le secteur de l’aviation. Si des recherches sur de futurs (et éventuels) avions électriques se poursuivent, notamment au sein de la Nasa, le secteur de l’aviation ne semble malheureusement pas en mesure de se désintoxiquer de son addiction au pétrole et de diminuer son impact sur le climat.
Des milliards pour plus d’aéroports et d’avions
Le secteur de l’aviation est en pleine croissance : plus de 2500 projets de nouveaux aéroports, agrandissements ou aménagements d’aéroports existants sont sur les rails ! Des investissements faramineux évalués à 441 milliards de dollars, selon une étude parue en juillet 2015 [1]. Si c’est en Asie que le nombre de nouveaux aéroports prévus est le plus conséquent (près de 180), l’Europe n’est pas en reste avec près de 50 nouveaux aéroports – dont celui de Notre-Dame des Landes – et environ 75 milliards de dollars qui doivent être investis dans 800 projets au total. L’objectif ? Pouvoir accueillir le doublement de la flotte envisagée d’ici à 20 ans : les constructeurs espèrent ainsi livrer 37 000 appareils neufs pour un montant de 5 200 milliards de dollars.
Les perspectives de croissance de l’aviation sont donc colossales et les enjeux financiers gigantesques. L’impact sur le climat n’est pas en reste. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) du secteur, qui représentent déjà 3% des émissions mondiales, ont doublé en 20 ans et elles pourraient encore tripler, a minima, si rien n’est fait, d’ici à 2030. C’est l’une des sources de GES qui connaît la plus forte croissance. Si l’aviation était un pays, ce serait le 7e plus gros émetteur mondial, avec un impact sur le climat supérieur à celui des 129 pays les moins émetteurs pris dans leur ensemble [2]. Ces statistiques sont particulièrement disproportionnées quand on constate qu’à peine 5% de la population mondiale, parmi les plus riches de la planète, utilise ce moyen de transport régulièrement.
Le secteur engloutit un quart de notre « budget carbone »
Selon le centre de recherche Carbon Brief, les émissions de l’aviation pourraient représenter un quart du budget carbone dont nous disposons d’ici à 2050 pour rester en deçà de 1,5 °C de réchauffement global. Selon les projections de croissance sur lesquelles tablent les professionnels (5% par an en moyenne), et en l’absence de changement majeur dans les technologies ou les infrastructures utilisées, les émissions du secteur aérien pourraient atteindre 56 milliards de tonnes de C02 en cumulé sur la période. Soit 27% de la quantité maximale de CO2 que l’on peut se permettre de relâcher dans l’atmosphère pour conserver une chance raisonnable de maintenir le réchauffement climatique en deçà de 1,5°C. Et 7% de ce même budget carbone permettant de rester en deçà de 2°C. Le secteur de l’aérien est bien devenu un secteur clef en matière de lutte contre les dérèglements climatiques.
Pourtant, l’aviation, comme le transport maritime, a été exempté de tout engagement climatique lors de la COP21. L’Accord de Paris est muet à ce sujet. Les lobbies de l’aviation ont obtenu que le dossier soit renvoyé devant l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), l’instance des Nations-Unies créée pour réguler le secteur [3]. Ce qui revient à dessaisir les ministres de l’Environnement, qui siègent au sein de la Convention des Nations-Unies sur le changement climatique, au profit des ministres des Transports, généralement bien plus conciliants envers les lobbys industriels. Chargée d’assurer « une croissance sûre et ordonnée de l’aviation civile à l’échelle internationale », l’OACI a donc la charge de résoudre une difficile équation : réduire l’empreinte carbone du secteur sans toucher aux prévisions de croissance qui le concernent !
Le lobby de l’aviation prône « une croissance neutre en carbone »
L’OACI est consciente de cette contradiction. Elle la mentionne dans son rapport environnemental de 2016 : même ses scénarios les plus optimistes, basés sur une nette (et incertaine) amélioration des technologies et des infrastructures utilisées, ne permettraient pas d’inverser la tendance, qui conduit à l’explosion des émissions de GES du secteur. Pour autant, les États-membres de l’OACI refusent de revoir à la baisse les prévisions de croissance du secteur, pour réduire son impact sur le climat. Suivant les préconisations des industriels du secteur, ils proposent de substituer à la croissance du secteur aérien … une « croissance neutre en carbone ». Pour ne pas réduire la croissance du secteur, et donc les émissions de GES qui vont avec, l’OACI souhaite entériner leur augmentation exponentielle contre la mise en œuvre d’un dispositif mondial de compensation carbone appelé CORSIA (pour Carbon Offset and Reduction Scheme for International Aviation).
Cette proposition ne vient pas de nulle part. C’est l’Association internationale du transport aérien (IATA), dont le siège se situe à proximité de celui de l’OACI, à Montréal, qui l’a élaborée. L’IATA, regroupe quasiment toutes les compagnies aériennes de la planète. Elle est actuellement dirigée par Alexandre de Juniac, ancien directeur général d’Air-France KLM. L’IATA se félicite ouvertement de son efficace lobbying : « Le projet de texte de négociation (...) s’aligne largement sur l’appel de l’industrie de l’aviation pour un régime obligatoire global de compensation carbone comme un outil pour gérer les émissions de l’industrie à mesure que cette dernière poursuit son objectif de croissance neutre en carbone ». Le Groupe d’action du transport aérien (ATAG), autre lobby regroupant les compagnies, les principaux constructeurs aéronautiques, les motoristes et les aéroports, est également en faveur d’une telle proposition.
L’échec de la « compensation carbone »
En pratique, la compensation carbone permet à la compagnie aérienne de financer des projets dans d’autres secteurs – et sans doute principalement dans des pays du Sud – qui sont supposés éviter l’émission de la même quantité de CO2 que celle qui est produite par ses avions. Pour ne pas réduire ses propres émissions, la compagnie va acheter des certificats de réduction d’émissions provenant d’autres acteurs économiques et financiers, qui affirment les avoir réduites, d’un montant équivalent, dans un autre secteur ou une autre région du monde. A la clé, au mieux, c’est un résultat nul pour le climat : les réductions d’émissions sont au mieux équivalentes aux émissions supplémentaires de la compagnie. Cette pratique n’est pas nouvelle puisque le Mécanisme de développement propre (MDP), mis en œuvre dans le cadre du protocole de Kyoto, fonctionnait sur des principes similaires. Il s’est totalement effondré en 2012 après des scandales à répétition : mauvaise comptabilité des émissions évitées [4], entreprises rémunérées pour des projets peu convaincants et projets climaticides [5], etc.
L’OACI tente de se prémunir des critiques en affirmant que plusieurs principes permettront de garantir un effet bénéfique sur le climat, tels que le caractère additionnel des projets financés – s’assurer que la réduction d’émission n’aurait pas eu lieu sans le financement de la compagnie aérienne – ou l’absence de double comptabilité – s’assurer que la réduction d’émissions ne soit pas comptabilisée dans plusieurs registres à la fois. Il est permis d’en douter : le mécanisme MDP était supposé fonctionner avec les mêmes garanties... Pour assurer une croissance « neutre en carbone », le dispositif de compensation nécessiterait a minima 3,3 milliards de certificats de réduction d’émission sur la période 2021-2035, soit plus de deux fois la totalité des certificats qui ont été utilisés dans le cadre de la compensation carbone du marché européen [6]. Ce qui représente des dizaines de milliards de dollars et une quantité très conséquente de projets à inventer de toute pièce.
Les terribles effets de la « compensation carbone » sur les populations
L’expérience du Mécanisme de développement propre (MDP) a profondément et durablement discrédité la compensation carbone. Une réputation mise à mal également parce qu’un nombre significatif de projets de compensation, notamment ceux visant à « réduire les émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts » (REDD+), sont vivement critiqués par les populations locales et par certaines ONG : bien souvent, ces projets reviennent à considérer que l’agriculture paysanne et l’utilisation de la forêt par les peuples autochtones sont responsables de la déforestation, tout en gardant le silence sur les causes réelles de la destruction à grande échelle de la forêt (voir notre reportage sur un cas à Madagascar qui implique la compagnie aérienne Air France).
D’autre part, le carbone séquestré dans les forêts est généralement déjà comptabilisé dans les bilans des États, à travers les contributions déterminées au niveau national (CPDN). Il se trouve également que la compensation carbone liée aux forêts ou aux sols ne permet aucune réduction d’émission permanente puisque les stocks de carbone des forêts ou des sols sont réversibles. L’OACI assure que son dispositif de compensation « ne causera aucun préjudice » sur les populations locales. Après d’innombrables conflits sociaux liés à la compensation carbone – dont sont victimes des peuples qui n’ont plus accès aux terres et à qui on a restreint l’usage des forêts [7]–, les ONG les plus critiques demandent à l’OACI que le dispositif de compensation n’accepte pas des projets liés aux terres et forêts.
Un accord très peu contraignant
Malgré ces vives réserves – résumées dans cette video d’à peine une minute – cette proposition de compensation carbone est soutenue par une soixantaine de pays (dont les États-Unis, le Canada, le Mexique, les pays européens, Singapour, qui représentent 80 % des vols internationaux). Brésil, Inde et Russie sont plus réticents, et voudraient un dispositif encore plus allégé. Pourtant, il est difficile de faire moins contraignant : aucun objectif ne serait assigné au secteur d’ici à 2020, puis, un dispositif volontaire serait mis en place entre 2021 et 2026, et ce n’est qu’après 2027 qu’il s’appliquerait à tous, avec un certain nombre d’exemptions et de dérogations persistantes.
Ce dispositif concernerait seulement les vols internationaux ; or, 40 % des vols sont des vols domestiques. Pourtant l’OACI a l’ambition que les émissions nettes du secteur [8] en 2035 soient du même ordre que celles observées en 2019-2020. Bref, la décision de l’OACI, qui pourrait formellement intervenir le dernier jour de son Assemblée générale, le 7 octobre, entérinerait a minima une croissance sans limite des émissions des gaz à effet de serre du secteur, et une stabilisation des émissions « nettes » au niveau de 2020.
Stopper la croissance du trafic aérien
L’aviation – secteur où les carburants ne sont pas taxés, et les activités bien souvent défiscalisées – n’aurait donc aucun objectif contraignant de réduction absolue d’émissions de gaz à effet de serre à atteindre. Pourtant, les études montrent qu’il n’est plus possible d’attendre : au rythme actuel, il ne faudra que cinq ans pour que le cap d’une hausse maximum de 1,5°C soit hors de portée. Un rapport récent (voir notre article) montre qu’il est urgent de ne plus investir dans le secteur des énergies fossiles et dans les infrastructures qui en dépendent. En permettant à un secteur de se délester de ses obligations sur un autre secteur – ce qui ne peut être fait par tous les secteurs à la fois ! – la compensation carbone n’est-elle pas qu’un moyen de repousser à plus tard et se détourner de l’essentiel, une réduction drastique des émissions dans tous les secteurs ?
Y a-t-il d’autres solutions que de réduire massivement les émissions mondiales, sans compensation, y compris dans le secteur aéronautique ? Et donc planifier un atterrissage progressif de la croissance mondiale du secteur aérien ? C’est en tout cas ce que réclament les ONG et associations mobilisées sur le sujet, qui appellent à signer cette pétition qui demande de stopper la croissance du trafic aérien.
Maxime Combes
Photo : CC dsleeter_2000