Micro-entrepreneurs, intérimaires, travailleurs étrangers, demandeurs d’asile... Depuis le premier confinement, les auberges de jeunesse parisiennes se sont brutalement vidées des habituels touristes et jeunes backpackers, abandonnant peu à peu la place à des travailleurs précaires que la crise économique a laissés sans ressources et sans logement. Au Generator, un immense établissement de plus de 900 places, ces nouveaux clients de passage traversent de longues journées sans fin, bercés par l’ennui d’une auberge de jeunesse tournant au ralenti, où bar et restaurant sont fermés.
Sur la terrasse panoramique du Generator, le seul espace collectif encore ouvert, Ludovic, la trentaine bonhomme, profite du coucher de soleil tombant sur l’est du Sacré-Cœur tout en regardant d’un air concentré les offres d’emploi sur son ordinateur portable. Cela fait déjà plusieurs mois qu’il vogue d’auberge en auberge, depuis que la crise a fait chuter ses revenus. Avant, pâtissier-cuisinier en tant que micro-entrepreneur, il gagnait environ 2000 euros en faisant de nombreux extras à la journée dans les restaurants parisiens. Désormais ses revenus sont en dessous de 1000 euros mensuels. « Là je cherche un contrat dans une boulangerie, quelque chose de stable. La liberté de l’auto-entrepreneuriat s’est retournée contre moi, je n’ai aucun filet de sécurité. Et les aides de l’État tardent à arriver . »
Au moment du premier confinement, il a touché 1500 euros d’aides de l’Urssaf et a déposé un deuxième dossier pour survivre à ce nouveau confinement. La nouvelle fermeture des restaurants a de nouveau fait plonger ses revenus dans le rouge, même si le pâtissier arrive quand même à trouver quelques extras dans les établissements qui font de la livraison à domicile. De quoi payer ses nuits au Generator. Comme tant d’autres, il jongle entre les codes promo et les offres spéciales, réserve au coup par coup pour économiser un maximum. Il s’en sort pour environ 500 euros par mois, quasiment le loyer qu’il payait dans la sous-location qu’il occupait. « J’ai dû la quitter car je n’avais pas assez de visibilité sur mes revenus, et je n’étais pas certain de pouvoir tenir mes engagements auprès de ma colocataire ».
De l’art de la débrouillardise sur WeChat
Comme lui, Henri, un jeune chinois d’une trentaine d’années s’est retrouvé à la rue en raison des restrictions sanitaires qui ont coulé son activité, et il n’a pas eu d’autre solution que de se réfugier à l’auberge de jeunesse. Venu étudier les beaux-arts en France il y a déjà quelques années, il s’y est finalement établi avec sa femme et a lancé sa petite activité de cours de peinture à l’huile dans le quartier du Châtelet. Jusqu’à février dernier, il accueillait beaucoup de touristes et de Franco-Chinois. Mais si Ludovic a pu poursuivre un semblant d’activité durant la crise, Henri a dû y mettre un point d’arrêt complet. Sans revenus, il a été obligé de quitter le studio où il vivait et donnait ses cours. Impossible pour lui de parvenir à s’acquitter plus longtemps des 1000 euros de loyer mensuel.
Sans un sou, il a déposé ses toiles et le reste de son matériel dans la cave d’un ami avant de mettre les voiles vers le Generator, où il réside lui aussi depuis plusieurs mois. « J’aimerais rentrer à Pékin maintenant. Mais je ne peux pas, les frontières sont verrouillées, et de toute façon les billets d’avion sont trop chers », raconte le trentenaire, élégamment vêtu d’une veste de costume anglaise tâchée de traces de peinture. Pour survivre, il traque les bons plans sur WeChat, où il trouve des nuits en dortoir à 11 euros, moins cher que sur les gros sites de réservation.
Pour s’en sortir, certains clients de l’auberge sous-louent leurs lits, tirant partie des restrictions sanitaires imposant un lit vide sur deux. Avec un taux d’occupation au plus bas, aux alentours de 10 %, le Generator a pourtant baissé ses tarifs habituels pour attirer une nouvelle clientèle et pallier l’absence des touristes. Sur WeChat, Henri commande aussi ses repas, cuisinés par des particuliers dans leurs appartements et livrés pour moins de 5 euros. Sans cuisine collective, compliqué de se nourrir correctement. Ludovic a mis au point une recette d’omelette au micro-ondes, le seul mis à disposition dans l’auberge de jeunesse, « histoire de manger chaud ».
En attendant les jours heureux, chacun se débrouille pour améliorer un quotidien bouché. Pour trouver un peu d’argent, Henri songe à se lancer dans l’import-export de vin et de produits de luxe français vers la Chine, une activité qu’exercent beaucoup de Franco-Chinois pour arrondir leurs fins de mois. Sans rentrée financière dans les prochaines semaines, il risque de devoir dormir dehors, ou de passer ses nuits dans des McDonald’s, comme il l’a fait entre les deux confinements. « La vie de bohème », relativise le passionné d’art impressionniste.
« Recommencer en bas de l’échelle »
À quelques mètres de Henri, Stéphane, un ami de Ludovic, intérimaire sans mission, paie ses nuits au Generator grâce à son allocation Pôle emploi, qu’il touche encore pour plusieurs mois. Avant que la pandémie ne bouleverse ses plans, le jeune antillais, venu à Paris pour ses études, comptait sur une perspective d’embauche en CDI dans l’agence d’intérim où il travaillait depuis plusieurs mois comme chargé de recrutement pour le compte d’un grand client de l’agence, Disney. Avec la crise économique, la promesse s’est évidemment envolée, le CDD aussi. Plus possible dès lors d’envisager de louer un appartement à Paris. Après un an à vivre à droite à gauche, Stéphane n’a plus tellement de perspective, hormis celle de rester à l’auberge, d’y nouer quelques amitiés de galère.
« Ça m’a complètement cassé. Je me suis remis à faire des missions d’intérim pendant le confinement. J’ai bossé à Chronopost à partir de mai, c’était du délire tous les colis que l’on devait gérer. Deux heures de trajet tous les jours plus ce travail très physique, j’étais harassé. J’ai arrêté. Recommencer en bas de l’échelle après un an à travailler dur ? Non merci », raconte l’Antillais, qui essaie de s’amuser pour oublier les galères professionnelles. Il dégaine son téléphone et montre la vidéo d’une fête organisée dans l’un des dortoirs la veille.
Les petits indépendants, en première ligne de la casse sociale
Il est loin d’être le seul intérimaire à résider dans l’auberge le temps que la situation s’améliore. Au premier trimestre 2020, l’intérim a chuté de 40 % avec 380 000 postes d’intérimaires en moins. Un peu plus loin, trois jeunes hommes en sont aussi, venus de Montpellier à Paris le temps d’une mission dans le BTP. Eux assurent ne pas pâtir de la situation, même s’ils regrettent d’être bloqués dans les dortoirs sans pouvoir profiter des nuits parisiennes après le travail. S’ils séjournent dans les dortoirs du Generator et pas dans les chambres individuelles d’un hôtel d’un plus haut standing, c’est pour économiser le plus possible sur leur prime de déplacement.
En sous-location, ou habitués à voguer de canapé d’amis en Airbnb, la perspective d’un toit à soi pour ces précaires s’est éloignée encore un peu plus avec la crise du Covid-19. Comme Ludovic, Henri ou Stéphane, des dizaines de milliers de micro-entrepreneurs et d’intérimaires sont aux abois depuis que la crise a balayé leurs secteurs économiques. Au premier retournement conjoncturel, les petits indépendants sont en première ligne de la casse sociale sans pouvoir bénéficier du chômage partiel. La multiplication des statuts non salariés, encouragée par le gouvernement a peut-être permis de faire baisser les chiffres du chômage mais cela fragilise une génération de jeunes actifs dès que l’activité économique bat de l’aile.
La précarité s’accentue sans filet de sécurité familial
À en croire un sondage réalisé par la Fédération nationale des autoentrepreneurs durant le premier confinement, la moitié des professionnels interrogés ont redouté faire un chiffre d’affaires nul, et un quart prévoyait des baisses de revenus de l’ordre de 75 %. Dans ce moment de creux, Ludovic ne peut pas tellement compter sur sa famille, qui vit loin de Paris ni sur des amis, car, fraîchement arrivé à Paris, il n’a pas eu vraiment le temps de nouer des amitiés durables.
Pour lui comme pour Océane, la précarité s’accentue sans filet de sécurité familial. La jeune femme longiligne, aux cheveux courts semble cacher sa détermination en acier derrière une fausse timidité. Placée à l’aide sociale à l’enfance, elle a appris le jour de ses 21 ans, à l’aube du deuxième confinement, que l’État lui coupait les vivres. Quelques jours après, elle se faisait expulser de la sous-location qu’elle occupait, à cause de son chien que les propriétaires ne supportaient plus. La situation est alors devenue ingérable, alors qu’elle est en plein bac pro d’aide à la personne et aux territoires. « Avec le Covid-19, l’aide sociale à l’enfance a coupé dans ses budgets. Ils ont aussi arrêter de verser l’aide à de nombreux amis à moi », détaille la jeune étudiante, qui a stocké dans son dortoir l’intégralité de ses affaires. Heureusement, ce soir elle a quelque chose à fêter avec les autres clients du Generator : elle a finalement trouvé un appartement, à Beaumont-sur-Oise, et un boulot d’auxiliaire de vie pour financer le petit loyer de 350 euros. Elle pourra même y vivre avec son chien.
Du camp de la porte de Paris aux chambres du Generator
Aux travailleurs et étudiants en difficulté se mêle la foule des personnes en errance, migrants et sans domicile fixe, qui ont trouvé refuge à l’auberge pour une ou quelques nuits. Le regard perdu dans le vide, dictant des messages vocaux à son téléphone, Fawad est là depuis seulement quelques jours. Demandeur d’asile afghan de 21 ans, il a trouvé refuge avec trois de ses amis au Generator après l’évacuation du camp de la Porte de Paris, le 17 novembre dernier. Les jeunes exilés ont refusé de monter dans les bus affrétés par la préfecture et se sont enfuis. « On n’avait pas confiance, la police est très dangereuse ici », raconte le jeune homme, en s’aidant de Google pour traduire ses phrases en anglais.
Après quelques jours d’errance, ils ont fini par rencontrer des associatifs qui leur ont payé six nuits au chaud. Ils ne savent pas de quoi les prochaines semaines seront faites. Leur seul horizon est à mi-décembre, date du rendez-vous de Fawad avec l’Ofpra qui décidera si son dossier est accepté ou non. Pour le moment, ils profitent d’un court instant de répit et de chaleur dans leur dortoir, et peuvent oublier la police. Tous les soirs, les jeunes gens risquent tout de même une sortie jusqu’à Rosa Parks, au nord de Paris, pour aller récupérer un peu de nourriture lors des distributions alimentaires. À pied, sans prendre le métro, pour éviter les forces de l’ordre et les contrôles d’attestation. La nuit venue, quand ils sortent de l’auberge pour leur dîner, la peur au ventre, d’autres se retrouvent sur la terrasse, pour partager une bouteille de vin et quelques cigarettes jusqu’aux 22 heures réglementaires, moment où la direction de l’auberge de jeunesse ferme l’endroit.
« Ici, nous sommes tous dans la galère »
Les plus fêtards poursuivent au rez-de-chaussée, dans l’espace fumeur. Patrick y dîne sur le pouce. Tout comme les demandeurs d’asile afghans, il ne sait pas trop bien de quoi sera fait demain. « S’il faut retourner à la rue, je le ferais, je l’ai déjà fait », raconte le vieux baroudeur, revenu du Maroc il y a peu. À peine le pied posé à Paris, son amie l’a quitté et il s’est retrouvé lui aussi sans logement. Autant de situations de détresse avec lesquelles le personnel du Generator doit composer. À l’accueil, les salariés doivent parfois jouer les assistantes sociales, gérer les impayés des personnes sans ressources, offrir quelque chose à manger aux clients sans le sou, gérer les tensions liées au manque de confort…
Certains avouent être débordés par certaines situations compliquées, parfois effrayés par l’agressivité ambiante. Quasiment pas un jour ne se passe sans qu’il n’y ait de problèmes de cet ordre à gérer. Ce soir, c’est Patrick qui se plaint de s’être fait voler 200 euros par son compagnon de chambre, un « restaurateur poussé à la faillite », dit-il. « Ici, nous sommes tous dans la galère. Mais ces 200 euros, c’est quasiment tout ce que j’avais », commente-il. Pour lui comme pour les autres, l’auberge de jeunesse est le dernier refuge avant de pouvoir rebondir ou de se faire avaler par la précarisation rampante de nombreux travailleurs depuis mars dernier, victimes économiques de la pandémie de Covid-19.
Émile Telloc, texte et photos