Quels sont les risques posés par les médicaments dits « innovants », dont les prix sont de plus en plus élevés, pour notre système de santé ?
Théau Brigand [1] : La question du prix du médicament, et des risques liés aux prix, est apparue en France en 2014, avec l’arrivée de nouveaux traitements contre l’hépatite C. Le premier de ces traitements, le sofosbuvir (Sovaldi), coûtait 42 000 euros par personne pour douze semaines de soins. Ce prix élevé n’était pas inédit en lui-même, mais il l’était par rapport au nombre de personnes concernées, plus de 230 000 en 2014. En France et en Europe, les États et systèmes de santé ont été contraints d’organiser des rationnements, des dispositifs de sélection des patients en fonction de leur état de santé.
Avec les traitements contre l’hépatite C, les pays les plus riches ont été confrontés à des barrières financières à l’accès aux soins. Que ce soit sur les cancers, sur certaines maladies rares, sur les hépatites, etc., il n’est désormais plus rare de voir de nouveaux traitements arriver avec des prix qui se comptent en dizaines, voire centaines de milliers d’euros, par an et par personne.
Or, dans des systèmes de santé aux ressources limitées, les dépenses qui se font sur ces médicaments sont des dépenses qui ne se font pas ailleurs. C’est une logique économique simple. Dès lors, à quoi sommes-nous collectivement prêts à renoncer pour financer des médicaments aux prix revendiqués par les firmes ? Jusqu’à quand pourrons nous assurer l’accès aux soins pour toutes et tous, aujourd’hui et demain ?
Médecins du Monde refuse cet arbitrage. Nous dénonçons les dérives des prix des nouveaux traitements (retrouvez ici notre analyse sur le prix des médicaments). Ceux-ci sont opaques et font l’objet d’accords protégés par le secret des affaires. Ils semblent surtout refléter la propension maximale à payer des pays. Nous demandons un prix plus transparent, plus juste, à même de conjuguer l’accès à la santé pour tous, la qualité des soins, l’incitation à l’innovation réelle, et la pérennité des systèmes de santé.
Vous évoquez un passage d’une logique de blockbuster à une autre de « niche-buster ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Ce phénomène a notamment été décrit par l’économiste Matthieu Montalban. Pendant longtemps, le marché pharmaceutique était organisé autour de médicaments dits « blockbusters », c’est à dire générant plus d’un milliard de chiffre d’affaires par an. Ces médicaments, pouvant s’adresser à un grand nombre de personnes, permettent aux entreprises de rencontrer les exigences de rentabilités et de profits des investisseurs. Plus récemment, et notamment dans un contexte de crise du modèle blockbuster, un nouveau modèle est apparu, dit de « niche-buster ». Ce nouveau modèle se concentre sur des médicaments qui concernent moins, voire très peu de monde, mais aux prix extrêmement élevés.
Cette dynamique est notamment à l’œuvre dans le champ de la cancérologie, avec de nombreux nouveaux traitements qui concernent des cancers spécifiques, des indications précises, des mutations rares. Le nombre limité de personnes concernées permet de naturaliser un prix particulièrement élevé, de le rendre plus acceptable. Mais beaucoup de ces traitements et technologies de santé vont ensuite faire l’objet de nouvelles indications, plus larges, et concerner plus de personnes. Le prix de départ (lire notre article sur la fixation des prix des médicaments), négocié pour un nombre limité de patients, restera le prix de référence, même dans le cadre de nouvelles négociations sur les prix.
C’est le cas du médicament Keytruda...
Cette immunothérapie contre les cancers est arrivée sur le marché pour le traitement de certains mélanomes avancés en 2015. En Janvier 2017, le prix du Keytruda 50mg a été fixé à 1617 euros TTC, soit plusieurs dizaines de milliers d’euros par an et par patient. Le prix a baissé une fois, en décembre de la même année, à 1314 euros TTC. Parallèlement, les extensions d’indications se sont, elles, succédées. D’autres pourraient encore arriver à court et moyen terme. Le traitement est aujourd’hui indiqué dans une dizaine de formes de cancers, et concerne donc beaucoup plus de personnes que lorsque le prix a été fixé [2]. Cela se reflète dans les ventes en France, qui représentent 263 millions d’euros en 2018, soit une augmentation de 204% par rapport à 2017 (d’après les chiffres établis par Basta!).
Beaucoup de ces médicaments sont présentés comme étant « innovants ». Pourquoi réfutez-vous cette appellation ?
Médecins du Monde parle plutôt de médicaments « nouveaux », que de médicaments « innovants ». S’il y a des innovations thérapeutiques, cette notion n’en est pas moins devenue un argument marketing galvaudé visant à justifier les prix élevés et l’urgence de l’accès. En effet, beaucoup des médicaments qui arrivent sur les marchés aujourd’hui, arrivent de plus en plus tôt dans le cycle du développement, sur la base de promesses médicales importantes, mais incertaines et à confirmer. La notion d’innovation permet de revendiquer un accès rapide à tout prix, de créer un espoir et une forme de désirabilité pour justifier l’urgence. Cela ne permet pas, par contre, de prendre un recul nécessaire sur l’intérêt thérapeutique réel du médicament, les effets indésirables, les effets de long terme.
Que disent les études scientifiques sur l’intérêt thérapeutique de ces médicaments ?
Plusieurs études récentes tendent à démontrer que les incertitudes, et les réserves à l’égard de l’innovation, sont justifiées. Au Royaume-Uni, une évaluation du fond cancer qui permettait un accès aux médicaments anti-cancéreux dits innovants, est négative : plus d’un milliard de livres sterling ont été dépensées pour un intérêt thérapeutique limité et des souffrances inutiles pour les patients, liées aux effets indésirables. Ce fond a donc largement dû être réformé.
Une étude publiée dans le BMJ en 2017 sur les traitements anticancéreux ayant intégré les marchés européens entre 2009 et 2013 montre également que moins de la moitié apportent une réelle amélioration du service médical par rapport aux thérapies existantes.
Une équipe pluridisciplinaire de Marseille a présenté une étude [3] qui démontre une faible amélioration du service médical pour une large majorité des nouveaux traitements, ayant intégré le marché entre 2004 et 2017, mais une augmentation des prix significative et faiblement corrélée à l’intérêt thérapeutique.
Dans quelle mesure les nouvelles thérapies anti-cancéreuses comme le Kymriah ou le Yescarta pourraient-elles venir bouleverser les équilibres actuels des dépenses de santé ?
Le Kymriah et le Yescarta sont les deux premières thérapies géniques contre les cancers. Le système immunitaire de la personne malade est prélevé et modifié de manière à repérer et attaquer spécifiquement les cellules cancéreuses. C’est une nouvelle approche médicale, et un espoir important pour les personnes malades, leurs proches et les professionnels de santé. Mais ces traitements sont facturés aujourd’hui entre 320 000 euros et 327 000 euros par patient !
Aujourd’hui, ils ne concernent qu’un nombre limité de personnes, entre 400 et 600 chaque année. Le système de santé devrait donc être en capacité de les accueillir sans menacer l’équilibre global.
Ces prix ne présentent-ils pas cependant des risques pour le système de santé ?
Ces traitements sont les premiers représentants d’une approche thérapeutique contre les cancers qui pourrait prendre une place croissante dans le système de santé à court et moyen terme. De nombreuses autres indications font actuellement l’objet d’essais cliniques, sur différentes formes de cancers. Enfin, de nombreuses thérapies géniques pour des maladies hors cancers sont également sur le point d’intégrer les marchés.
Que ce soit sur l’évaluation, les modalités d’accès, le prix... le Kymriah et le Yescarta contribuent à forger un nouveau modèle de régulation. Or, si le prix de référence sur les premières thérapies géniques contre les cancers est de l’ordre de 300 000 euros par personne, les prochaines seront également sur ce niveau de prix, puis en augmentation. Ainsi, ces prix, pour un nombre de personnes concernées toujours plus important, peuvent rapidement mettre en péril l’équilibre du système de santé et l’universalité de l’accès aux meilleurs soins pour tous.
Les autorités sanitaires françaises sont-elles conscientes de ces problématiques ?
Les autorités de santé en France sont conscientes qu’il y a un enjeu majeur sur le prix des traitements. Et elles sont régulièrement interpellées sur le sujet par la société civile, des institutions nationales comme le Conseil économique, social et environnemental (Cese), ou des institutions internationales comme l’OMS et l’OCDE. Dans le même temps, il y a une forme de consentement de cette même puissance publique à des prix élevés, notamment pour des raisons industrielles et d’emploi. L’industrie pharmaceutique est importante pour le tissu industriel français, et pour la balance commerciale. Les prix des médicaments permettent de soutenir cette industrie de manière indirecte. Pour autant, selon la Cour des Comptes, il y a là une forme de détournement de la sécurité sociale à des fins industrielles et non de santé, ce que Médecins du Monde dénonce.
Il y a enfin une mise en scène de l’impuissance publique. Il faudrait accepter les exigences des firmes pour accueillir l’innovation thérapeutique sur notre territoire. Il n’y aurait pas la possibilité d’interroger ces prix, les monopoles et les brevets sur les médicaments. Et les personnes malades deviennent dans ce système une justification en soit de l’urgence et de la moindre capacité de négociation. Agnès Buzyn a ainsi instrumentalisé les enfants vivant avec un cancer pour expliquer l’augmentation des dépenses des médicaments à l’hôpital, lors des débats sur le Projet de loi de financement de la Sécurité sociale en 2018. [4] La justification du prix était alors mise sur le coût de production, qui est non transparent donc non vérifiable. C’est malhonnête. À aucun moment, la ministre de la Santé n’a considéré que le prix même de ces traitements puisse être interrogé, négocié, pour conjuguer accès et stabilité des dépenses de santé.
Que faut-il faire ?
Pour aller vers des prix plus justes, il faudrait renforcer les capacités de négocier de la puissance publique. Il faut en finir avec le consentement à des prix hauts à des fins industrielles et dénoncer cette mise en scène de l’impuissance publique. Il faut que l’État se donne les moyens de négocier, et assume l’usage d’outils juridiques à sa disposition à l’image de la fixation unilatérale des prix, ou de la licence d’office. Il faut enfin assurer un regard et un contrôle citoyen par une véritable politique de transparence sur le médicament. Les dérives actuelles sont possibles parce que sur le marché du médicament, l’opacité est la norme. Avec de la transparence sur les prix et leurs déterminants réels, alors seulement nous pourrons assurer un contrôle véritable, et exiger de l’État qu’il rende des comptes sur sa gouvernance. C’est un enjeu de démocratie et de santé publique.
Propos recueillis par Simon Gouin
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