Basta! : On entend peu parler de la question de la santé des chômeurs en France, est-ce une impression que vous avez également ?
Ce n’est pas un sujet extrêmement répandu dans la communauté scientifique mondiale. Cela étant, en France, on a été particulièrement mal loti comparé, par exemple, aux pays anglo-saxons ou scandinaves, où quelques études ont été menées. En France, c’était un quasi-désert. Il n’y avait presque aucune donnée sur le sujet.
Vous avez participé à une première étude en 2015 sur le sujet, puis une deuxième, avec un échantillon de personnes plus grand, publiée en 2023. Quelles en sont les conclusions ? [1]
Nous voulions vérifier si on retrouvait, avec les données françaises, ce qui a été décrit dans d’autres études ailleurs. Et confirmer la surmortalité associée au chômage. Et, effectivement, l’étude de 2015 permet de confirmer qu’en France, comme dans les autres pays, au moins occidentaux, le chômage est relié à une surmortalité très forte – de l’ordre de presque 300 % en France ! C’est considérable pour les tranches d’âge concernées puisque ce sont des gens en âge de travailler, qui ont entre 35 et 65 ans [à âge équivalent, il y a trois fois plus de décès parmi les chômeurs que parmi les non-chômeurs, ndlr].
Les problèmes de santé majeurs occasionnés par le chômage sont des problèmes cardiovasculaires : l’augmentation des problèmes cardiaques et des risques d’accidents vasculaires cérébraux. La fréquence de ces maladies augmente chez les chômeurs comparé aux non-chômeurs.
Comment explique-t-on ce risque plus élevé ?
Les problèmes cardiovasculaires associés au chômage peuvent être expliqués par l’augmentation des facteurs de risques cardiovasculaires traditionnels : un tabagisme plus important, une consommation d’alcool plus importante, une activité physique réduite et une alimentation globalement déséquilibrée par rapport aux non-chômeurs.
Ce sont les quatre facteurs de risques « classiques » qui accroissent la probabilité d’un accident cardiovasculaire. Cela peut donc être attribué à ces comportements à risque plus fréquents chez les chômeurs, chose que l’on observe en France comme d’autres pays voisins.
Vous dites « en partie », quels sont les autres facteurs de cette surmortalité des chômeurs ?
Nos données suggèrent que d’autres mécanismes interviennent également. Ils sont beaucoup moins bien connus, mais nous pouvons esquisser quelques pistes malgré tout. Les troubles du sommeil et la dépression sont ainsi plus fréquents chez les chômeurs. Et ce sont aussi des facteurs de risques cardiovasculaires.
Ensuite, il y a des mécanismes « connus » : l’augmentation du stress, à base d’adrénaline et de cortisol [une hormone liée au stress qui peut affaiblir les défenses immunitaires, ndlr]. Cela reste une hypothèse, mais les niveaux de cortisol seraient quand même plus élevés en moyenne chez les chômeurs que chez les non-chômeurs. Ce stress a plein d’effets sur l’organisme et peut, directement ou indirectement, augmenter aussi le risque cardiovasculaire. Ces mécanismes, démontrés ou supposés, relient le chômage au risque cardiovasculaire, donc à la surmortalité.
Ces problèmes de santé accrus concernent-ils uniquement les personnes qui subissent le chômage, ou cela s’applique-t-il aussi à ceux qui choisissent de ne pas avoir d’activité salariée ou rémunérée ?
Nous parlons bien de l’état de chômage qui est particulièrement mal vécu par les gens, en tout cas dans les sociétés occidentales. Cela ne s’applique pas à l’inactivité professionnelle : on ne retrouve pas cette surmortalité et ces problèmes de santé chez les inactifs « volontaires ».
Peut-on estimer le nombre de décès liés au chômage ?
C’est possible puisqu’il y a une surmortalité chiffrée, on peut donc la mesurer en nombre de personnes concernées. L’estimation est ainsi d’environ 14 000 décès chaque année en France liés au chômage.
Le problème déborde la simple mortalité. Actuellement, nous comptons entre 300 000 et 400 000 accidents cardiovasculaires chaque année en France. Un tiers de ces accidents sont mortels immédiatement ou très rapidement. Les deux tiers qui ne sont pas mortels peuvent entraîner des handicaps majeurs. L’AVC, par exemple, est le première cause de handicap chez l’adulte en France. Les chômeurs sont donc, là aussi, plus frappés que la moyenne. C’est loin d’être marginal.
S’il s’agit d’un problème de santé publique, à l’image d’autres facteurs, comme la pollution, provoquant d’importants décès prématurés, pourquoi les pouvoirs publics ne s’en saisissent pas ?
C’était relativement facile pour les pouvoirs publics, jusqu’à présent, de justifier leur inaction par le fait qu’ils ne disposaient que de peu de données sur le sujet. Le ministère du Travail commandite assez régulièrement des études, sur les conditions de travail par exemple, mais sur le chômage il n’y a jamais rien eu de sérieux.
Cela est-il surprenant ? Je dirais probablement pas. Lorsque vous menez une politique qui dégrade le filet social pour les personnes sans emploi, reconnaître que le chômage est un problème de santé publique devient évidemment un peu gênant.
En 2023, vous avez copublié un article scientifique qui cherche à comprendre si d’autres facteurs augmentent les risques cardiovasculaires et de cancer [2]. Que constatez-vous ?
Nous avons voulu savoir si trois facteurs – les conditions de travail, l’effet de la position sociale et le chômage – doivent se combiner pour produire des effets sur l’état de santé des gens. Est-ce que, par exemple, l’effet du chômage sur la santé pourrait être expliqué par des conditions de travail antérieures. La réponse est claire et nette : il y a bien un effet indépendant de chacun de ces trois facteurs. C’est-à-dire que votre état de santé sera influencé par votre position sociale, vos conditions de travail et le fait que vous soyez au chômage.
Cela agit sur la santé des gens d’une manière temporelle. La position sociale se manifeste dès la naissance, voire même avant la naissance, avec l’environnement social et culturel des parents. Ensuite, vous avez l’éducation, un des paramètres qui définit la position sociale, puis vous exercerez ensuite un métier lié aux années d’études et au niveau de diplômes. Selon ce métier, vos conditions de travail seront plus ou moins bonnes ou mauvaises. Et durant votre carrière, vous connaîtrez éventuellement des épisodes de chômage.
C’est cet ensemble qui, de manière cumulative au cours de la vie, va déterminer en grande partie l’état de santé des gens à partir de 40, 50 ou 60 ans, avec plus ou moins de problèmes de santé, en particulier cardiovasculaires ou de cancer. On observe l’effet du chômage sur le risque cardiovasculaire mais pas sur le risque de cancer, celui-ci étant lié aux conditions de travail qui vont aussi influencer les risques cardiovasculaires. La position sociale agit également sur les deux.
Il y a donc un aspect cumulatif des inégalités ?
Cet effet cumulatif – position sociale, conditions de travail et éventuellement l’exposition au chômage – va intervenir de manière très forte sur le risque cardiovasculaire, donc la mortalité. Lorsque vous réalisez des corrélations entre ces trois paramètres, à peu près un tiers des gens cumule tous les aspects négatifs : mauvaises conditions de travail, position sociale défavorisée et forte exposition au chômage.
À l’inverse, un tiers de la population cumule conditions de travail correctes, position sociale élevée et faible exposition au chômage. Et le dernier tiers mélange un peu tout ça. Au vu des populations concernées, cela a donc des effets majeurs en termes de santé publique.
Quel est le coût pour la société de ces effets sur la santé publique ?
Nous n’avons pas chiffré les coûts occasionnés, mais ils sont considérables en termes de santé publique, humains et financiers. Pourtant, ce sont les facteurs de risques présentés comme individuels qui sont mis en avant. Au niveau politique et de l’État, insister sur les paramètres individuels permet de rejeter la responsabilité sur l’individu et non pas sur la société. Alors que les facteurs de risque présentés comme individuels – le tabac, l’alcool, la malbouffe et l’inactivité physique – sont essentiellement dépendants de la position sociale, des conditions de travail et de l’exposition au chômage. Le problème est donc structurel.
Comment agir sur ce problème ?
Pour la communauté médicale, qu’on parle du médecin généraliste ou des spécialistes, mis à part les médecins du travail et encore, la quasi-totalité ne font pas le lien entre position sociale, conditions de travail, chômage et santé. C’est une question qui n’est presque jamais posée aux patients qu’ils ont en face d’eux. C’est donc un paramètre qui n’est pas pris en compte pour la prise en charge médicale. De notre point de vue, quelque chose pourrait être fait, sans que ce soit une révolution.
Il y aura toujours autant de cancers et de maladies cardiovasculaires tant que les conditions de travail seront toujours autant dégradées, tant qu’il y aura un chômage important et qu’un grand nombre de gens demeureront dans une position sociale précaire. Pour le moment, ce n’est pas du tout une priorité de l’État d’améliorer les conditions de travail de la population. Au contraire.
Mon constat est donc plutôt pessimiste. La seule avancée, d’un point de vue réaliste, ce serait un suivi médical plus constant des personnes qui cumulent tous ces risques-là. Encore faudrait-il qu’il y ait une communication vis-à-vis des professionnels de santé, qu’ils soient sensibilisés au problème. Cela pourrait être porté par des associations et des syndicats.
Propos recueillis par Emma Bougerol