Aux côtés des mères et de leurs enfants obligés de dormir à la rue faute d’hébergement d’urgence

par Rozenn Le Carboulec, Valentina Camu

Environ 3000 enfants et leurs mères sont obligés de passer la nuit à la rue en France, faute de places d’hébergement d’urgence. Certaines femmes sont enceintes, ou viennent d’accoucher. Reportage.

« On est toutes stressées mais ça va aller. » Ce mercredi 2 octobre, Edith Rain, sage-femme au centre hospitalier de Saint-Denis Delafontaine, en banlieue parisienne, tente de motiver les troupes, accompagnée d’une collègue. Une quinzaine de femmes, majoritairement issues d’Afrique de l’Ouest, se sont rassemblées au square Condroyer, non loin de la Basilique Saint-Denis, pour préparer la manifestation à venir de leur collectif Combat pour l’hébergement 93.

Aux côtés des femmes, dont certaines enceintes, presque autant d’enfants, parmi lesquels des nourrissons et enfants en bas âge qui dorment dans la rue faute d’hébergement. Une partie passe la nuit à la gare, d’autres sous les abris de bus, les porches d’églises, et devant les urgences de l’hôpital Delafontaine, où un petit groupe se retrouve tous les soirs pour passer la nuit à même le sol, sur des cartons. Dont Daniela, 5 ans et sa petite sœur Priscilla, 3 ans. Ce 10 octobre, Daniela a passé la nuit devant l’hôpital avant de se rendre le lendemain à l’école maternelle qui se trouve juste en face.

Nancy avec ses deux filles Daniela et Priscilla, sur des cartons avec quelques couvertures
Nancy, Daniela et Priscilla
Nancy avec ses deux filles Daniela et Priscilla, 5 et 3 ans. Avec plusieurs autres femmes rassemblées là pour se protéger mutuellement, elles passeront la nuit sur des cartons, près de l’entrée des urgences de l’hôpital Delafontaine. Une voisine leur a apporté du tiep, un plat traditionnel sénégalais.
© Valentina Camu

Ni cuisine ni salle de bain

Parmi ces femmes, Kamara, accompagnée de sa fille de 5 ans et de son fils de 14 mois, dort dehors depuis six mois. Son quotidien, comme celui de la majorité des mères ici, est fait de journées d’errance, entre l’hôpital, l’accueil de jour de l’Amicale du nid, où elles peuvent se restaurer, se reposer et se laver, puis le square. Après avoir passé quatre mois à la rue quand elle était enceinte, Massague, née en 1992 en Côte d’Ivoire, est logée dans une maison avec ses enfants de 6, 10, 11 ans et son bébé de 3 mois. « Mais c’est petit, c’est à 1 h 45 de Saint-Denis, on n’a pas de cuisine ni de salle de bain », décrit-elle. Aidée par une amie qui prend la poussette, elle rejoint le petit cortège qui se forme jusqu’à la mairie pour aller ensuite à la sous-préfecture.

Une femme du collectif Combat pour l'hébergement 93 prend la parole lors de la manifestation
Mobilisation
Manifestation du collectif Combat pour l’hébergement 93 devant la mairie de Saint-Denis, le 2 octobre 2024, pour revendiquer le droit à un logement sûr et digne.
© Valentina Camu

Leurs revendications principales : un suivi et un accompagnement social pour faire aboutir leurs démarches administratives ; un rendez-vous à la préfecture pour que l’État débloque des crédits pour de nouvelles places d’hébergement d’urgence ; et un hébergement stable, salubre et adapté à leurs compositions familiales. Les solutions proposées sont ainsi parfois loin d’être idéales, comme en témoigne

Aïcha, 25 ans, qui paie 250 euros de loyer pour une colocation avec un homme, alors qu’elle a trois enfants de 5, 3 ans et 17 mois. « Le monsieur leur crie dessus, ils sont fatigués », confie-t-elle, en pleurs. Elle montre des vidéos de la pièce très humide, avec un plafond qui se fissure : « C’est tombé sur nous. Il y a des fuites d’eau et mes enfants tombent malades ». En désespoir de cause, Aïcha a décidé de retourner dormir devant l’hôpital Delafontaine. Ces jours-ci, une amie qui l’héberge lui offre un peu de répit.

Un hall d’hôpital, centre d’hébergement improvisé

C’est à la maternité de l’hôpital de Saint-Denis qu’Édith Rain, sage-femme, a connu certaines de ces femmes il y a un an. « Jusqu’à la fin de la trêve hivernale, l’hôpital laissait les femmes enceintes ou avec enfants dormir dans le hall, c’est là qu’on a commencé à discuter un peu avec elles, à les connaître », décrit la professionnelle de santé, syndiquée à Sud. Le 30 octobre 2023, elle adressait un courrier, avec une cinquantaine d’autres « sages-femmes en détresse », aux préfets, à l’agence régionale de santé (ARS), aux ministères, au département et à la mairie.

Edith Rain, entourée de mères à la rue, tient tient dans ses bras le fils de Kamara
Sage-femme solidaire
« Notre maternité s’est transformée en centre d’hébergement d’urgence. Les patientes sans domicile fixe ont occupé des lits, non par nécessité de soins, mais parce qu’aucune solution d’hébergement ne leur a été proposée par l’État, le département ou la ville », confie Edith Rain, sage-femme au centre hospitalier de Saint-Denis - Delafontaine (CHSLD), qui tient dans ses bras le fils de Kamara, 14 mois.
© Valentina Camu

« Notre maternité s’est transformée cet été, au fil des semaines, en centre d’hébergement d’urgence. Les patientes sans domicile fixe ont occupé des lits de suites de couches et de grossesses à haut risque, non par nécessité de soins, mais parce qu’aucune solution d’hébergement ne leur a été proposée par l’État, le département ou la ville. En septembre, une vingtaine de femmes avec leur nourrisson occupaient ainsi des lits sans raison médicale, certaines femmes ont été hébergées jusqu’à parfois 70 jours », y est-il décrit. L’ARS a répondu trois mois plus tard qu’elle faisait « tout ce qui est en son pouvoir pour y remédier ». C’était il y a neuf mois...

La situation laisse des traces chez les patientes comme sur les professionnelles de santé : « Les femmes qu’on suit habituellement ne pouvaient plus venir accoucher là parce qu’on n’avait plus de lit. Donc ça a obligé l’hôpital Delafontaine à transférer plusieurs centaines de patientes l’année dernière dans des cliniques et certains hôpitaux publics aux alentours », raconte Édith Rain. Avant d’ajouter : « C’est frustrant et violent pour l’équipe, on se sent maltraitantes. »

3000 enfants passent la nuit dehors

Au bout d’un certain temps, l’hôpital a fini par pousser ces femmes vers la sortie. « Les agents de sécurité sont venus nous dire qu’on n’avait pas le droit de rester là », témoigne Vanessa, Congolaise de 28 ans, enceinte de huit mois, et accompagnée par ses filles de 11 et 7 ans, ainsi que son petit Mickaël, 2 ans. Désespérées, les femmes ont alors créé le collectif Combat pour l’hébergement 93, en se réunissant au square les vendredis après-midi, soutenues par les sages-femmes ainsi que plusieurs associations comme Droit au logement et Médecins du monde.

Aïcha et son fils devant la Basilique de saint-Denis
Aïcha
Aïcha a trois enfants (5 ans, 3 ans et 17 mois). Elle paie 250 euros par mois pour un hébergement insalubre avec des fuites d’eau. Ses enfants tombent régulièrement malades. Elle a donc décidé de dormir devant l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis.
© Valentina Camu

Loin d’être des exceptions, ces femmes illustrent une situation de plus en plus préoccupante au niveau national. Le 9 octobre un rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat alertait sur la recrudescence du nombre de femmes à la rue, y compris avec des bébés. Chaque soir, environ 3000 femmes et près de 3000 enfants sans abri passent la nuit dehors, selon le rapport. En août dernier, 1200 femmes enceintes ou mères isolées étaient sans abri, parfois avec de très jeunes enfants.

« On a maintenant des collectifs dans une vingtaine de villes en France, et la situation ne fait que s’aggraver », met en avant Maïder Olivier, chargée de mobilisation pour le Collectif des associations unies, qui regroupe 40 associations mobilisées contre le sans-abrisme et le mal-logement.

« L’année dernière, pendant la période hivernale, on avait atteint un pic de 3000 enfants à la rue. Là on en a 2043, et ce sont des chiffres largement sous-estimés, qui ne prennent en compte que les familles qui appellent le 115 », rapporte-t-elle.

À titre d’exemple, en Île-de-France, l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne) était, selon nos sources, l’établissement le plus impacté en 2023, avec 63 femmes ayant accouché restées hospitalisées pour absence d’hébergement à la sortie. Dans le Val-de-Marne aussi, des professionnelles de santé alertent. À l’hôpital de Villeneuve-Saint-George, des femmes venant d’accoucher prolongent leur séjour faute de logement. « Il y en a qui sont restées jusqu’à 90 jours, d’autres qui sont hébergées en pédiatrie », fait savoir une travailleuse sociale du département.

Retard dans le suivi médical des nouveau-nés

« On a une situation qui se dégrade, avec de la précarité qui augmente de manière assez impressionnante », confie pour sa part une puéricultrice en Protection maternelle et infantile (PMI) souhaitant rester anonyme. « L’accueil en PMI n’est plus inconditionnel, alors qu’il devrait l’être. On a des critères de vulnérabilité qui vont nous permettre de "classer les familles". Donc on va privilégier pour les suivis en PMI les familles qui vont multiplier ces critères, qu’on a dû durcir », reconnaît-elle.

Vanessa, enceinte, devant la Basilique de Saint-Denis
Vanessa a 28 ans et est enceinte de huit mois. Avec ses deux filles de 11 et 7 ans et son fils de 3 ans, elle attend désespérément une solution du 115. Elle dort devant l’hôpital Delafontaine mais ne ferme pas l’oeil de la nuit pour veiller sur ses enfants.
© Valentina Camu

Une sage-femme dans une PMI du Val-de-Marne se montre aussi particulièrement inquiète : « Les maternités débordent et poussent les mères et leur bébé vers la sortie au plus tôt, les orientant vers les PMI. Or quand elles viennent, nous ne pouvons pas leur proposer de rendez-vous rapidement. Des bébés pesant 2,3 à 2,5 kg sont donc ainsi sortis de maternité, sans aucune garantie d’un suivi médical adapté, avec des parents totalement démunis et rongés par l’inquiétude », soulève-t-elle.

Alors qu’en juin 2023, l’Observatoire régional de santé (ORS) publiait une étude pointant une augmentation de la mortalité infantile en Île-de-France, cette soignante s’inquiète des conséquences de l’errance de ces femmes, combinée à une dégradation de l’offre de soins par manque de personnel. « Nous avons constaté un grand retard dans le suivi médical des nouveau-nés », rapporte-t-elle.

Comme d’autres collègues, elle a été formée très récemment au programme Panjo (pour « promotion de la santé et de l’attachement des nouveau-nés et de leurs jeunes parents »), qu’on lui demande selon elle de « rentabiliser ». « Mais dans un système où les besoins de sécurité de base ne sont plus assurés, il semble assez incohérent de mettre l’accent sur la parentalité, met-elle en avant. Quand on a affaire à des personnes dont la problématique est de savoir où dormir le soir et quoi donner à manger à leur enfant, le décalage est énorme. »

Les ville et l’État se renvoient la responsabilité

En août dernier, le Samu social tirait la sonnette d’alarme à Lyon également, où quatorze écoles servent actuellement d’abri à 58 enfants, dont un bébé de 2 mois, selon l’association Jamais sans toit. La métropole avait alors décidé de suspendre brutalement toute nouvelle entrée dans son dispositif d’hébergement, avant de rétropédaler. En cause : un ping-pong entre la ville et l’État, qui se renvoient la responsabilité, le Grand Lyon prenant en charge des cas qui relèvent en théorie de la préfecture. Un cas loin d’être isolé, selon Maïder Olivier du Collectif des associations unies.

Massague et ses enfants
Massague
Massague est logée dans une maison avec ses enfants de 6, 10, 11 ans et son bébé de 3 mois. « Mais c’est petit, c’est à 1h45 de Saint-Denis, on n’a pas de cuisine ni de salle de bain », décrit-elle.
© Valentina Camu

Normalement, le code de l’action sociale et des familles confie aux départements la responsabilité de l’hébergement d’urgence des femmes enceintes seules, ainsi que des mères isolées avec enfants de moins de 3 ans. Les autres configurations relèvent de la compétence de l’État. Sont en outre priorisées par les préfectures les femmes sortant de maternité, les familles avec enfants en très bas âge et les femmes victimes de violence.

Dans le 93 néanmoins, la prise en charge des mères isolées avec enfants de moins de 3 ans est accordée uniquement « lorsque l’isolement de la mère est avéré et que son lieu de résidence est établi en Seine-Saint-Denis, avant le suivi de la maternité », détaille le département. Celui-ci se félicite d’être le premier de France à s’être doté d’un centre d’hébergement d’urgence réservé aux femmes enceintes et mères isolées avec enfants de moins de trois ans, qui devrait ouvrir à l’été 2025. Depuis cet été, le Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO 93) dispose en outre de circuits dédiés pour ces publics prioritaires.

Malgré cela, la situation de l’hébergement d’urgence en Seine-Saint-Denis est « préoccupante », selon le département, qui appelle à « ne pas envisager la réponse uniquement au niveau de la Seine-Saint-Denis ». Le président du département a adressé en ce sens plusieurs courriers au préfet d’Île-de-France et à l’ARS pour solliciter la régulation des places d’hébergement hors de la Seine-Saint-Denis, « notamment pour les femmes sortantes de maternité qui n’ont pas de lien avec le territoire ». Alors que les appels reçus au 115 ont augmenté de plus de 10 % entre 2022 et 2023, les demandes non pourvues ont elles aussi cru de 54 %, selon le dernier rapport d’activité 2023 du SIAO 93.

« Plus de la moitié des femmes et des familles ne sont pas mises à l’abri en dépit de leur appel au 115 », affirme en outre le rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat.

Des centaines de milliers de logements parisiens inoccupés

En 2024, le parc dédié aux femmes sortant de maternité et à leurs familles, régulé par le SIAO 93, compte 776 places, soit 30 % des places dédiées à ce public au niveau régional, selon la préfecture. Le 2 septembre 2024, Aurore Bergé, alors encore ministre, assurait au député communiste Stéphane Peu, qui alertait par courrier sur la situation des mères à la rue à Saint-Denis, que les capacités de prise en charge allaient être « augmentées ».

« On ne l’a pas constaté. En ce qui concerne les nuitées d’hôtel, on n’en a pas plus aujourd’hui », répond Julia Ritter, responsable adjointe du pôle mise à l’abri/115 en Seine-Saint-Denis. Pendant ce temps, rien qu’à Paris intra-muros, le nombre de logements inoccupés atteint les 300 000.

L'écran de smartphone de Kamara affichant les messages d'absence de solution d'hébergement par le 115
Le 115...
Kamara a une fille de 5 ans et un bébé de 14 mois. Elles dorment dehors depuis six mois. Chaque jour, elle cherche à contacter le 115, sans résultats. Comme elle, plusieurs femmes se trouvent à rester en attente sur la ligne plusieurs heures.
Valentina Camu

Pendant ce temps-là, les critères de priorisation pour le SIAO 93 se sont durcis à la demande de l’État, pour concerner désormais, avec les femmes victimes de violences conjugales, « les femmes enceintes de plus de six mois et les femmes sortantes de maternité avec un nourrisson de moins de 3 mois », selon Julia Ritter. La travailleuse sociale du SIAO 93 le reconnaît : « À l’heure actuelle, on n’est plus en mesure de répondre à la mise à l’abri d’urgence, dans la journée ou dans la semaine. Ça devient quasi impossible quand on ne fait pas partie de ce public ultra prioritaire. Et même quand on en fait partie, ça peut durer plusieurs semaines en attendant des disponibilités. »

Bien qu’elle soit prioritaire, car enceinte de huit mois, Vanessa attend ainsi désespérément une solution du 115. Alors qu’elle est hébergée avec ses trois enfants chez des connaissances l’espace de quelques jours, elle garde toujours son téléphone près d’elle, sur haut-parleur. En fond sonore continu, pendant des heures : la musique d’attente du 115. Le répit de ce soir n’est que temporaire, elle se prépare déjà à devoir retourner devant l’hôpital Delafontaine.

« Mais c’est dangereux. Une fois, j’ai vu qu’un garçon était venu dormir près de ma fille. J’ai peur de me réveiller la nuit et que mes enfants ne soient plus là », témoigne-t-elle les larmes aux yeux. Le père, également sans papiers, est reparti en République du Congo pour tenter de trouver du travail et laisse sa famille sans aucune ressource. Suivie par une assistante sociale du Centre communal d’action sociale (CCAS) d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où elle s’est battue pour faire scolariser ses deux filles, elle devrait accoucher sous peu à l’hôpital Delafontaine. Pour l’instant sans garantie de dormir au chaud avec ses enfants à sa sortie.

Rozenn Le Carboulec (texte)
Valentina Camu (photos)

Photo de Une : Daniela a 5 ans. Elle dort devant l’hôpital Delafontaine avec sa maman Nancy et sa petite sœur de 3 ans, Priscilla. Dimanche, elle a passé la nuit dehors avec sa maman et sa sœur. Le lendemain elle ira à l’école maternelle qui se trouve juste en face / ©Valentina Camu.