Refus de visas : quand la France prive ses citoyens de la visite de leurs familles

par Maïa Courtois

Le gouvernement dit vouloir restreindre davantage la délivrance des visas. Or, chaque jour, des milliers de Français sont confrontés aux refus de l’administration empêchant les visites de leurs proches dans les moments importants de leurs vies.

Madagascar, elle y est née et y a grandi. Pour la première fois depuis qu’elle l’a quitté, Glory va visiter le pays de son enfance en novembre. Partir de France pour un séjour à Madagascar ? Une formalité, pour cette technicienne informatique basée à Toulouse. Dans l’autre sens, en revanche : un parcours du combattant. Il y a quatre ans, Glory a tenté de faire venir sa mère depuis Madagascar pour que celle-ci lui rende visite à Toulouse. « J’étais malade, je venais de sortir d’hospitalisation », explique l’informaticienne. « Ma mère n’est jamais venue en France, alors c’était l’occasion de nous retrouver. »

Venir en France visiter sa fille hospitalisée : refus

Mais le consulat de France à Madagascar, chargé d’examiner les demandes de visas, bloque. Motif : risque de détournement de l’objet du visa. « On le sait que c’est très difficile avec l’ambassade de France à Madagascar : une personne d’un certain âge risque selon eux de rester en France, donc il ne la font pas sortir du pays. Ma mère de 84 ans était trop vieille à leurs yeux », résume, amère, Glory. « Moi je n’ai jamais de souci à voyager. Il n’y a pas de problèmes pour les Européens. Ces difficultés, c’est pour les autres, en particulier tous ceux qui veulent voyager depuis les pays africains », déplore-t-elle.

« La France se sert de son ascendant politique sur la scène internationale pour conduire sa politique de délivrance des visas », introduit Lise Faron, responsable des questions « entrée, séjour et droits sociaux » à la Cimade. « Les pays émetteurs de demandes de visa ont des ressortissants qui ont besoin, tout comme les Français et Européens, de pouvoir voyager dans le monde. Mais le message est : on va vous empêcher de voyager partout dans le monde comme nous. C’est une logique de domination très forte. » Les visas de court séjour (moins de 90 jours) comme celui demandé par la mère de Glory sont des visas Schengen, régis par le droit européen, et valables sur le territoire Schengen. « La dimension européenne est à la base de ces rapports de forces internationaux. S’y ajoutent les enjeux bilatéraux entre la France et les pays demandeurs », explique Lise Faron.

L’histoire de Glory se rejoue ainsi chaque jour, pour des milliers de citoyens nés en France, binationaux ou résidant ici légalement, et qui cherchent à faire venir leurs proches. En 2023, l’administration française a refusé près de 500 000 demandes de visa, sur 3 millions de demandes. En grande majorité des visas court séjour : visites touristiques, déplacements professionnels ou événements familiaux tels que des mariages – le journaliste Gurvan Kristanadjaja avait dénoncé les refus adressés à sa famille indonésienne –, des funérailles ou des naissances.

Une grand-mère vient rencontrer sa petite-fille : refus

« Ma fille cadette est née en France en 2022. En 2023, j’ai voulu faire venir ma mère du Sénégal, pour qu’elle la voie. Elle n’avait encore jamais rencontré sa petite fille », raconte Papa Ousmane Fall. Cet assureur qualité dans une usine en Dordogne est marié à une Française et naturalisé français. Deux semaines après le dépôt de la demande, le couperet tombe : refus. Le document du consulat français du Sénégal indique : « Vous n’avez pas fourni la preuve que vous disposez de moyens de subsistance suffisants pour la durée du séjour envisagé. »

« La prise en charge financière, j’avais bien détaillé que ce serait moi ! Son arrivée, ses déplacements, le logement… », déplore Papa Ousmane Fall. Il y a cinq ans, sa mère avait pourtant obtenu un visa pour rendre visite à son autre fils installé en France. « J’ai fait exactement comme mon frère avait fait », affirme Papa Ousmane Fall : « Les mêmes documents. Le même motif “visite familiale et privée”. J’ai aussi indiqué qu’un précédent visa avait été accordé à ma mère. Alors ce refus, je n’arrive pas à le comprendre… »

Le caractère discrétionnaire des décisions administratives déstabilise. Aucun détail n’est jamais donné sur ce qu’il manquerait au dossier pour l’améliorer. Un recours reste possible : mais comment savoir ce qu’il faut changer pour avoir sa chance ? « J’ai été naturalisé français, mon frère aussi : quoi que l’on puisse dire, ma mère a des attaches en France ! On se sent privés de nos familles. Privés des moments où l’on a envie de voir nos proches », dénonce Papa Ousmane Fall.

Restriction sur la délivrance de visas et énième loi sur l’immigration

Dans son discours de politique générale du 1er octobre, le nouveau Premier ministre Michel Barnier a déclaré son intention de donner un tour de vis supplémentaire à cette politique de délivrance des visas. Piste principale : « Conditionner davantage l’octroi de visas à l’obtention de laissez-passer consulaires. » Les laissez-passer consulaires sont des documents délivrés par les pays d’origine des ressortissants, nécessaires aux préfectures françaises pour pouvoir expulser.

« C’est du chantage à l’expulsion : si vous voulez que vos ressortissants puissent venir chez nous, il faut que vous acceptiez de reprendre ceux que l’on veut expulser. La politique de visas est un mode de pression », résume Lise Faron. « C’est là que l’on voit que ces politiques migratoires s’inscrivent dans des rapports de force internationaux, post-coloniaux » (pour rappel, Madagascar comme le Sénégal sont d’anciennes colonies françaises).

La déclaration d’intention de Michel Barnier s’inscrit en parallèle des multiples annonces du nouveau ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau visant à restreindre l’immigration dite légale, avec une énième loi sur l’immigration en préparation, à peine un an après celle du précédent gouvernement. Ce dernier a fixé plusieurs objectifs aux préfets le 8 octobre et compte, entre autres, réformer le dispositif de la circulaire Valls de 2012 – qui permettait la régularisation de près de 30 000 personnes par an. Cette déclaration de Barnier s’inscrit aussi, et surtout, dans une tendance à la restriction des délivrances de visas observable ces dernières années dans les statistiques de l’Intérieur. Chaque année hors période Covid, les demandes de visas oscillent entre 2 et 4 millions. De 2009 à 2015, la proportion de refus oscille entre 9 et 10 %. Puis elle ne cesse d’augmenter : 11 % en 2016, 13 % en 2017, 15 % en 2018, 16 % en 2019. Post-période Covid, cette tendance à la hausse s’affirme de plus belle : 21 % de refus en 2022, 17 % en 2023.

Voyager en couple en France : refus

Derrière ces chiffres, l’impact est lourd sur les relations familiales ou amoureuses. En 2021, Ilian Robin, de nationalité française, se pacse avec son compagnon philippin, Zeus Lonzanida, au consulat français du Laos. Le couple émet une première demande de visa court séjour pour que Zeus puisse venir voir la famille d’Ilian et visiter le pays de son compagnon. Refus. Le couple tente alors une demande de visa de long séjour en qualité de visiteur, autorisant à séjourner un an sur le territoire français sans travailler. Refus également. « Donc on recommence, on refait une demande en prouvant notre relation, avec nos photos, nos messages personnels Whatsapp… C’est très intrusif », raconte Ilian. Mais à nouveau : refus.

Ilian, lui, part dès qu’il le peut pour des séjours de six mois en Asie afin de voir Zeus – sans aucun problème de visa. « C’est très compliqué sur un plan personnel », confie Ilian. « Lui il est au Laos, moi je reste en France, car je dois travailler pour gagner de l’argent… Argent qui me sert à retourner au Laos pour passer du temps avec lui ! Je n’arrive donc pas du tout à faire des projets personnels à côté », confie Ilian.

À chaque refus, « on ressent une telle souffrance qu’on a l’énergie de faire bouger des montagnes. Tant de gens auraient besoin, comme nous, que leur cas soit médiatisé. Mais ça pèse mentalement, c’est omniprésent : on est déprimés tous les deux », s’attriste Ilian. « On se demande sans cesse si ça vaut vraiment le coup de s’acharner, s’il ne vaudrait pas mieux se séparer… Alors qu’on s’aime énormément. »

Ilian et Zeus ont versé des milliers d’euros en frais d’avocat pour monter leurs demandes, puis effectuer des recours en justice. Leur prochaine audience au tribunal aura lieu en fin d’année. C’est que l’impact de cette politique des visas est aussi très concret sur le porte-monnaie des familles. Comptez à peu près 150 euros pour chaque demande de visa. Une somme que les consulats français ne remboursent pas du tout en cas de refus. « 150 euros, c’est très cher pour un pays comme le mien, Madagascar », souligne Glory : « Tout le monde ne peut pas se permettre de rassembler cette somme. Pour ma mère, on n’a pas tenté de recours, pour ne pas perdre encore plus d’argent. »

En même temps que cet argent est encaissé, les consulats français délèguent toujours plus les missions de pré-accueil et d’appui à la constitution des dossiers à des sociétés privées. Papa Ousmane Fall, pour aider sa mère au Sénégal, a payé 200 euros au groupe VFS Global (pour Visa Facilitation Services Global) rien que pour trouver un créneau de rendez-vous à l’ambassade. « Dans la majorité des pays, on est dans cette sous-traitance logistique par les consulats français. C’est une logique de marchandisation », décrit Lise Faron. En France prospèrent aussi de nombreuses petites sociétés proposant des services payants pour les démarches de titres de séjour : c’est « la fermeture et les défaillances des services publics qui permettent de générer ce marché », rappelle la responsable de la Cimade.

Une famille unie divisée par l’arbitraire

Aux yeux de Zeus, la France est devenue « ce pays qui le rejette, après maints et maints essais. Lui qui avait envie de venir en France, au bout d’un moment il se dit : c’est quoi ce pays ? » relate Ilian. Ce sentiment de résignation est très répandu parmi les personnes interrogées.

Sarah Novaro, chanteuse et musicienne de 41 ans, a passé les étés de son enfance en Tunisie, chez sa grand-mère, aux côtés de ses cousins et de ses tantes. Une famille unie, aimante, dont les anciennes générations ont grandi avec l’inculcation de la langue et la culture française. Dans les années 1980 et 1990, à de nombreuses reprises, des membres de la famille sont venus voir les proches installés en France. Mais depuis les années 2010, plus personne n’est venu. Les démarches pour un visa sont devenues trop incertaines, tandis que l’islamophobie montante transforme l’image de la France à l’étranger.

« Toute ma famille est vraiment en train de tomber des nues. Les dernières illusions que l’on pouvait avoir sur l’Occident sont en train de tomber », décrit Sarah. Ses proches ont abandonné l’idée de venir visiter la France. Plus encore : « Un de jeunes cousins me dit que la France, ça ne l’intéresse même pas. Mes amis tunisiens projettent, eux, d’aller travailler ou séjourner au Canada. » Sarah est retournée les voir ces deux derniers étés. Cette fois, dit-elle, « ça m’a sauté aux yeux, ce différentiel de privilège. J’étais assise en face des miens en tant que personne qui peut faire quelque chose dont eux sont privés… C’est injuste, de la part de la France, que de me mettre dans cette position d’inégalité au sein de ma propre famille. »

Pendant qu’elle parle au téléphone, une de ses tantes intervient : « Le découragement a bien marché. Beaucoup renoncent à faire une demande, car ils vivent cela comme une humiliation. Comme si la France avait un droit de détermination sur leur épanouissement ! »

Passeport et visa en règle mais... Congolaise

La politique autour de la migration dite illégale (contrôles aux frontières, obligations de quitter le territoire français, expulsions) est étroitement liée à celle menée autour de la migration dite légale, via la délivrance de visas. L’une découle de l’autre. Par conséquent, « il faut sortir de la binarité entre immigration légale et illégale : les parcours des gens sont bien plus variés », insiste Lise Faron. « Il y a des gens rentrés avec un visa, d’autres sans, d’autres qui changent de pays dans l’espace Schengen grâce à leur titre de séjour ; certains qui se régularisent, d’autres présents depuis des années en France devenus irréguliers quelques mois pour un retard de renouvellement ; des conjoints de Français qui divorcent… »

« L’entité générale de “l’immigré”, “dégoûtant et pauvre”, n’existe pas », abonde Sarah Novaro. « C’est pourtant ce narratif-là dont nous avons aussi été victimes, qui nous a opposés à certaines catégories de personnes migrantes, et que l’on a mis du temps à remettre en question. Or, plus ça va et plus le racisme est décomplexé dans les politiques d’immigration occidentales. Le message est : “on ne veut plus d’Arabes”. On se rend alors compte que tout le monde est logé à la même enseigne. »

Ainsi, les personnes provenant de certains pays restent confrontées, même lorsqu’elles arrivent légalement sur le territoire et dotées du précieux sésame du visa, au soupçon permanent de l’administration. Ce 14 octobre, Joséphine, danseuse-interprète congolaise de 60 ans, a atterri à 6 heures du matin à Roissy-Charles-de-Gaulle, visa en main et passeport en règle. Pourtant, elle a été retenue toute la journée au poste de la police aux frontières… Avant d’être transférée le soir dans la zone d’attente, un espace de rétention administrative proche de l’aéroport, dans l’attente d’un examen approfondi de sa situation.

« Sa compagnie de danse avait obtenu un visa Schengen de moins de 3 mois pour une création chorégraphique à Paris. Ce matin, Joséphine avait bien son visa et son passeport en règle à l’aéroport. Mais on lui reproche de n’avoir pas aussi sur elle les documents annexes, comme l’attestation d’hébergement et d’assurance : des documents pourtant fournis au consulat au moment du dépôt de la demande », explique Élise, sa belle-fille. « C’est la douche froide, après deux mois de galère pour obtenir ce visa professionnel et artistique. Je ne pense pas que tout ceci serait arrivé à une États-unienne… », soupire-t-elle, tandis que son compagnon a rejoint d’urgence la zone d’attente dans l’espoir de sortir au plus vite sa mère de là.

Maïa Courtois

Dessin : Rodho pour Basta!