C’est l’heure de l’histoire pour Camille et Alix, 5 et 6 ans, en ce début de soirée du 15 avril 2019. Ils sont lovés autour de leur père, dans un appartement situé à environ 800 mètres de Notre-Dame, lorsque l’incendie de la cathédrale s’invite dans leur vie. « Au départ, quand je vois l’énorme panache jaune et blanc, je pense que c’est une péniche transportant du gaz qui a pris feu », explique le père, Olivier. C’est en surfant sur les sites d’actualité qu’il comprend ce qui est en train de se passer, et qu’il commence à s’inquiéter. S’intéressant de près à la santé environnementale, il sait que le plomb, c’est dangereux, et en particulier pour les enfants.
« C’est la population la plus exposée au plomb après les travailleurs »
« C’est la population la plus exposée au plomb après les travailleurs et la plus sensible, en raison premièrement du rapport entre leur faible poids et la quantité de plomb ingérée, explique Philippe Glorennec, professeur à l’école des hautes études de santé publique, associé à l’institut de recherche en santé, environnement et travail. Deuxièmement, chez les enfants, 50 % du plomb ingéré est absorbé, contre 5 à 10 % chez les adultes. »
Les enfants sont d’autant plus vulnérables qu’ils portent souvent les mains à la bouche, et que leurs systèmes nerveux et osseux sont en plein développement. Chez les moins de 7 ans, l’exposition au plomb – aussi faible soit-elle – peut avoir des effets cognitifs, sur le comportement, sur l’audition et sur la croissance [1].
Douleurs abdominales, fatigue, troubles de l’humeur, pertes de mémoire, difficultés scolaires, anorexie, troubles du sommeil ou encore anxiété : « Les signes d’une intoxication au plomb sont souvent insidieux, précise Mathé Toullier, présidente de l’association des familles de victimes du saturnisme (AFVS) et on peut les confondre avec d’autres causes. » Quant aux effets reprotoxiques et cancérogènes, ils se manifestent en différé. « Stocké dans le système osseux, le plomb peut être relargué dans l’organisme tout au long de de la vie », ajoute Philippe Glorennec.
Olivier H. n’a pas en tête cette liste très précise des maux du plomb mais il décide néanmoins de garder les fenêtres closes pendant plusieurs jours après l’incendie, histoire d’épargner à ses enfants une sur-exposition aux poussières de plomb. « Le surlendemain, soit le 17 avril, je les ai emmenés au centre de loisirs. Ils y sont restés trois jours avant que l’on parte en vacances. Les locaux étaient situés rue Saint-Jacques, c’est assez loin de la cathédrale (environ 1,5 km, ndlr), donc je n’étais pas trop inquiet. » Mais pourquoi l’aurait-il été ? A ce moment-là, seules des associations comme l’AFVS (Asssociation des familles de victimes du saturnisme) alertent sur les dangers du plomb.
Des réactions tardives et inappropriées
Il faut attendre le 27 avril pour qu’un discret communiqué de presse soit publié par l’Agence régionale de Santé (ARS) et la Préfecture de police de Paris. On y apprend que des analyses révèlent la présence de plomb, mais sans aucune information chiffrée. Quant aux riverains de la cathédrale, ils sont invités à... faire le ménage chez eux avec « des lingettes humides », ou à contacter leur médecin traitant « en cas de doute ».
Nulle précision n’est apportée sur d’éventuelles dispositions particulières pour les crèches et écoles. « Nous avons fait pression pour qu’il y ait des mesures, notamment dans les lieux fréquentés par des enfants. Mais nous avons dû attendre plusieurs semaines », s’indigne Mathé Toullier. La ville de Paris décide finalement de faire des prélèvements qui révèlent des concentrations anormalement élevées de plomb, mais aucune décision de fermeture n’est prise.
« De retour de vacances, début mai, je demande à la directrice de l’école s’il y a des consignes concernant le lavage des mains, reprend Olivier H. Elle me dit que non, évidemment. Je passe un mois de mai très hésitant et décide finalement d’aller voir ma pédiatre pour lui demander de prescrire une plombémie à mes enfants, en évoquant bien sûr l’incendie.
Elle refuse et me renvoie au fait que le saturnisme est lié à l’insalubrité de l’habitat, point. » Les premiers relevés de poussières de plomb réalisés par des laboratoires spécialisés montrent pourtant des concentrations énormes autour de Notre-Dame et sur une partie du quartier latin. Et ce, pendant plus de trois mois après l’incendie. Mais cela, les habitants ne le savent pas encore.
À force d’insistance, le père de famille finit par avoir gain de cause, à la fin du mois de juin. Il se retrouve « sonné » par les résultats, qui tombent le 10 juillet. « Mes enfants étaient à 23 et 24 µg de plomb par litre de sang, sachant que le seuil de vigilance se situe à …. 25µg/l ! » Camille et Alix ne sont pas les seul.es à présenter des plombémies problématiques. 1222 enfants sont dépistés dans les arrondissements jouxtant la cathédrale entre les mois d’avril et décembre 2019. 113 plombémies sont supérieures au seuil de vigilance de 25 µg/L. Soit près d’un enfant dépisté sur dix. 13 enfants ont même une plombémie supérieure au seuil d’alerte de 50 µg/m², celui à partir duquel on considère qu’ils sont atteints de saturnisme.
Au début de l’été, sous la pression des parents, des associations et des médias, une seconde série de prélèvements est effectuée dans des écoles parisiennes. Les taux élevés de plomb dans certaines cours et préaux – allant jusqu’à 7123 μg/m² et même 24 088 μg/m², soit 5 à 18 fois la concentration de plomb relevée en moyenne dans les rues de Paris ! – mènent à la fermeture des établissements par la Mairie à la fin du mois de juillet. « On a passé l’été à faire des diagnostics dans les écoles et à nettoyer les sols, allant parfois jusqu’au retrait de la terre », explique la sénatrice écologiste Anne Souyris, ancienne adjointe à la mairie de Paris en charge de la santé.
Ces opérations se poursuivent après la rentrée de septembre, occasionnant de nouvelles fermetures. « Quand nous sommes rentrés à Paris après les vacances d’été, on a pris une nouvelle claque : la bibliothèque de l’école était fermée tellement il y avait de plomb », rapporte Olivier H., qui ne décolère pas de savoir qu’entre avril et septembre, les enfants ont sans doute été exposés à des taux élevés, voire très élevés, de plomb.
Des dangers minimisés ?
Ces temps de latence sont d’autant plus problématiques que, pour documenter les plombémies, il ne faut pas trop tarder. « Au bout de deux à trois semaines, le plomb est soit évacué par les selles et urines, soit stocké dans les os », précise Mathé Toullier. Aux enfants des beaux quartiers parisiens s’ajoutent toux ceux des travailleurs qui sont intervenus sur les lieux et à proximité de l’incendie. Ayant travaillé sans information et sans protection, ces travailleurs ont probablement ramené des poussières de plomb à domicile et ont potentiellement contaminé leurs enfants pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Ces enfants-là sont passés sous les radars des autorités politiques et sanitaires – et ont été totalement ignorés par les employeurs de leurs parents.
« Le lendemain de l’incendie, on n’a eu aucune consigne. Rien de particulier. Aucune mesure à mettre en place, rapporte un agent de la ville de Paris travaillant dans une crèche. Ce n’est qu’à partir de la rentrée en septembre qu’il s’est passé des choses. » Alarmée par les mesures effectuées au cours de l’été, la Mairie impose l’utilisation de surchaussures jetables pour les parents lorsqu’ils amènent et viennent chercher leur(s) enfant(s), pour qu’ils ne contaminent pas les sols intérieurs. Les enfants doivent porter des chaussons. Quant aux espaces où l’on trouve des niveaux de plomb supérieurs à 70 μg/m², ils sont interdits d’accès. Pour les espaces extérieurs, la limite est fixée à 1000 μg/m².
« On peut s’interroger sur les raisons qui ont amené la Ville de Paris et la Direction de la famille et de la petite enfance (DFPE) à retenir la valeur de 70 μg/m² et ne pas envisager la fermeture de ses établissements accueillant de très jeunes enfants », remarque l’expertise réalisée à la demande du CHSCT de la DFPE. Dans les crèches de la Préfecture de Police de Paris [juste en face de Notre-Dame, ndlr], la valeur seuil retenue pour fermer et nettoyer était beaucoup plus basse : 25 μg/m². Interrogée sur ce point, Anne Souyris répond que la ville de Paris s’est retrouvée bien seule pour prendre en charge les suites de l’incendie. « Nous avons mis énormément de choses en place, entre les prélèvements et les nettoyages, mais nous ne pouvons pas tout faire. La santé publique relève normalement de la compétence de l’État, et pas de la municipalité. Et nous n’avons eu aucun moyen supplémentaire pour mettre tout cela en place. »
« Les autorités n’ont cessé de dire “ce n’est pas si grave”, tandis que nous, nous demandions sans cesse de prendre davantage de précautions », relate Fabienne Leroy, bénévole à l’AFVS. « On a eu affaire à des fonctionnaires pour qui tout allait toujours bien, évoque Olivier, le père d’Alix et Camille. C’était très pénible. Quand nous avons demandé que les risques potentiels du plomb soient affichés dans les écoles, en plus des conseils pour se laver les mains, on nous a répondu que c’était anxiogène. L’ARS disait c’était affiché sur son site web. Mais cela n’a pas du tout le même impact. »
« Ils n’ont cessé de minimiser la gravité de la situation et de mettre en doute la responsabilité de l’incendie, appuie Annie Thébaud Mony. Le 9 mai, l’ARS a même publié un communiqué de presse affirmant que la présence de plomb, dans des quantités supérieures aux seuils réglementaires, ne peut avoir un impact sur la santé qu’en cas d’ingestions répétées, faisant croire qu’en deçà d’un certain seuil d’ingestion, le plomb n’a pas d’impact sur la santé.
On sait pourtant que c’est un toxique sans seuil. » Certains parlementaires ne semblent pas le savoir. « Les résultats des plombémies effectuées chez les enfants et chez les adultes exposés sont très proches de ceux constatés pour la population générale et bien inférieurs aux résultats qu’on peut trouver chez les personnes qui vivent dans des logements insalubres », rapportent ainsi en février 2022 les député.es de la mission d’information chargée de contrôler le chantier de reconstruction.
Un nouveau toit de plomb est une ineptie
Évidemment, les fumées de l’incendie ne sont pas les seules à être à l’origine du plomb que l’on retrouve dans les logements parisiens. Il y en en dans les moulures et sur les balcons des immeubles haussmanniens, nombreux à proximité de la cathédrale. Certains squares et écoles sont également contaminés, notamment par le ruissellement des eaux de pluie qui passent par ces équipements en plomb. Face à cette multitude de sources potentielles, la part de responsabilité de l’incendie n’est pas facile à établir, souligne l’ARS, interrogée par Basta! « Les sources identifiées dans les logements [des 13 enfants ayant une plombémie au-delà de 50 µg/m²] ont pointé le rôle prépondérant des revêtements en plomb laminé sur les balcons (10/13 cas) ainsi que celui des poussières au plomb (10/13 cas) issues de différentes sources, sans pouvoir identifier le rôle joué par les seules poussières produites par l’incendie. » Mais c’est précisément à cause de ce risque cumulatif que la prudence aurait dû être de mise, et la prévention plus serrée, estiment parents et associations.
C’est aussi pour cette raison que la reconstruction du toit en plomb leur semble être une ineptie. « Cette reconstruction devait être un chantier exemplaire, ce n’est pas le cas, tempête Mathé Toullier. Côté santé publique, c’est même une catastrophe. » Avec la pose du toit, imminente, il risque d’y avoir de nouvelles émissions de poussières de plomb. Et de nouvelles expositions, notamment des enfants. Alix et Camille n’en feront pas partie. « Devant l’impossibilité de mobiliser les parents et le corps enseignant, on a décidé de déménager, à l’automne 2019 », rapporte Olivier.
Ils se sont ainsi éloignés des lieux de l’incendie. Les dernières mesures effectuées en juillet 2023, démontrent que la contamination n’a toujours pas disparu, quatre ans plus tard : sur les 31 crèches suivies, 18 contiennent du plomb. Du côté des écoles, c’est encore pire. Sur 48, 42 contiennent du plomb. Parmi ces écoles, 32 ont fait l’objet d’un signalement à cause du plomb contenu dans les terres extérieures. « Dans ces écoles, on était probablement à des taux supérieurs à 1000 µg/m² avance Annie Thébaud-Mony, puisque c’est le seuil d’alerte défini par l’ARS en août 2019. C’est énorme. » Pas assez, cependant, pour que notre Président s’en inquiète. En visite à la cathédrale le 8 décembre dernier, il n’a pas dit un mot sur le plomb.
Nolwenn Weiler
Photos : © Yann Lévy