Le secteur du bâtiment produit environ 40 % des déchets et des émissions de gaz à effet de serre tout en consommant 60 % des ressources. Un changement radical s’impose. C’est ce que défend le « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative dans l’architecture et l’aménagement des territoires urbains et ruraux », que j’ai lancé en janvier 2018 avec l’ingénieur Alain Bornarel et l’architecte et urbaniste Philippe Madec. Ce manifeste a déjà rassemblé plus de 15 000 signataires de 90 pays. Ce sont en majorité des professionnels du bâtiment, mais près d’un quart n’appartiennent pas au secteur du BTP.
La frugalité est la juste utilisation des fruits de la terre. Nous la voyons heureuse, parce qu’elle est basée sur un élan généreux envers les autres, et créative, parce qu’elle nous oblige à prendre d’autres chemins, moins égoïstes et moins gaspilleurs. Si les plus riches habitants des pays industrialisés consomment moins de ressources, les populations moins favorisées pourront en profiter et les générations futures en disposer plus longtemps. Nous défendons ainsi une justice sociale.
Le mouvement de la frugalité heureuse et créative se fonde à la fois sur la réduction de ce qui est matériel (sol, énergie, matières premières) et sur l’essor de relations humaines bienveillantes autour d’un projet commun. L’objectif est une architecture plus respectueuse des ressources naturelles, qui transforme l’existant avant de construire du neuf, qui valorise les matériaux renouvelables et les savoir-faire locaux, qui privilégie des solutions techniques robustes et propose un équilibre entre tradition et modernité.
Frugalité en sol
La frugalité commence dès le choix de l’implantation et la rédaction du programme, et pose parfois la question : faut-il encore construire ? Elle appelle une utilisation raisonnée du sol, le respect du site et la valorisation du territoire. Elle lutte contre le mitage du paysage et peut aller jusqu’à la sanctuarisation des terres agricoles afin de garantir une production alimentaire locale.
Elle encourage la métamorphose du « déjà-là » pour donner une nouvelle vie à des immeubles existants. Les exemples sont variés : transformation de friches urbaines en pépinières d’entreprises, revitalisation d’un centre-bourg grâce à la rénovation d’un ensemble immobilier délabré, conversion d’une chapelle en espace culturel ou d’une ferme en boulangerie pour éviter la mort d’un village.
Frugalité en énergie
Dans le domaine de l’énergie, le « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative » prône des solutions sobres et efficaces pour assurer le confort thermique, en été comme en hiver.
Quand ils sont minimisés par des mesures bioclimatiques, une isolation renforcée et une ventilation naturelle, les besoins peuvent être couverts par des énergies renouvelables produites localement, dans le neuf comme en rénovation.
Loin de la mode des « bâtiments intelligents », qui dépendent d’installations techniques souvent chères, fragiles et lourdes en maintenance, certains projets consomment cinq à dix fois moins d’énergie grâce à des mesures simples et efficaces. Inventivité et intelligence collective conduisent à des solutions robustes, qui misent sur l’implication des occupants.
Frugalité en matériaux
Le béton est responsable d’environ 8 % des émissions de CO2 et sa production consomme de grandes quantités d’énergie. Gros consommateur de sable, la deuxième ressource la plus rare au monde après l’eau, il devrait être réservé aux ouvrages pour lesquels il est incontournable. Les choix frugaux concernant les matériaux et leur mise en œuvre doivent être guidés par l’usage de ressources locales et la valorisation de savoir-faire artisanaux, afin de minimiser l’empreinte environnementale du bâtiment et de participer à l’essor économique du territoire qui l’entoure. Terre, bois, paille, chanvre… les matériaux vernaculaires peuvent aussi servir la modernité tout en assurant le confort des usagers. Il existe en France environ 10 000 bâtiments isolés en paille, dont des centaines d’équipements scolaires ou sportifs.
Nouveaux processus de conception et de construction
La frugalité vise la décroissance du matériel, mais prône la croissance et l’épanouissement des relations humaines, dans toute leur richesse. La conception de bâtiments frugaux fait souvent l’objet d’une démarche participative intégrant les futurs usagers, voire les riverains. Elle instaure dès l’amont une collaboration bienveillante entre tous les acteurs, du maître d’ouvrage aux entreprises, en passant par les architectes, les ingénieurs des bureaux d´études et de contrôle, etc.
Dans les écoles d’architecture, d’ingénieur et de design ainsi que chez les Compagnons, certains enseignants basent déjà leur formation sur les principes de la frugalité. Plusieurs villes s’engagent : dans la métropole bordelaise, les nouveaux projets doivent répondre aux exigences du label Bâtiment frugal bordelais. De nombreux exemples inspirants existent déjà en France et ailleurs, comme le montre la collection « Architecture frugale » et les finalistes du Terrafibra Award, un prix qui récompense les architectures contemporaines en terre crue ou en fibres végétales. Ils prouvent qu’il est possible de faire mieux avec moins, dans le respect des femmes, des hommes et de la nature.
Dominique Gauzin-Müller œuvre depuis près de 40 ans à la promotion d’une architecture écoresponsable à travers 22 ouvrages, des articles, des conférences, des expositions et un prix mondial, le Terrafibra Award. Elle est professeure honoraire de la chaire Unesco « Architectures de terre, cultures constructives et développement durable », membre de la Compagnie des négawatts et cofondatrice du Mouvement pour une Frugalité heureuse et créative
Photo de Une : La Ferme du Rail, à Paris 19e, est un lieu d’hébergement, de travail et de formation autour de l’agriculture urbaine, porté par l’agence Grand Huit et construit en bois et paille. © Dominique Gauzin-Müller