Émilie, c’est ainsi que nous l’appellerons, approche de son sixième anniversaire. « Elle va bien », selon les éducatrices et travailleuses sociales – Aurélie, Malika, Nadia et Virginie* – qui se sont relayées depuis trois ans pour la suivre, elle et sa famille. Émilie « a beaucoup mûri », leur a confié sa mère. Pourtant, l’avenir de la petite fille s’annonçait bien sombre. Et ce, quelques minutes à peine après sa naissance, dans une maternité de l’est parisien, en 2016. C’est de là qu’est transmis le premier signalement auprès de la Cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip), qui centralise les alertes et témoignages sur une mise en danger potentielle d’un enfant. Ces signalements peuvent provenir d’une assistante sociale, d’un hôpital, de l’école ou via le numéro vert « Allô enfant en danger » (le 119). « Monsieur [le père d’Emilie] a tenté d’étrangler Madame [sa mère] à la maternité », indique froidement le compte rendu du signalement.
Toute l’histoire des cinq premières années d’Émilie est contenue dans un épais dossier, malgré son jeune âge. Un dossier « brûlant », précisent les éducatrices. Une large étiquette y est d’ailleurs apposée, avec un avertissement écrit au feutre rouge : « Ne surtout pas donner l’adresse de Madame au père. » Le message est destiné aux collègues qui ne suivent pas spécifiquement le dossier, pour qu’ils ne commettent pas un impair qui ruinerait trois ans d’un complexe et patient travail. Le domicile de la mère d’Émilie est aussi effacé du dossier conservé au tribunal. « Ce serait bête que le père obtienne l’adresse de la mère dans le bureau du juge des enfants », souligne Malika.
« La petite était prise dans des conflits à tous les niveaux »
Au début de sa vie, Émilie est cependant loin d’être sortie d’affaire. Elle vit avec sa mère dans l’appartement de sa grand-mère maternelle. Elle a « hérité » de la chambre d’enfant de sa mère, celle-ci dormant dans le salon, la chambre principale étant occupée par la grand-mère et son compagnon, qui impose le silence dans le logement. « On sentait la cohabitation difficile », commentent Aurélie et Malika qui se sont rendues, lors d’une visite, au domicile. La mère d’Émilie ne travaille pas. Son père, lui, habite ailleurs, travaille comme livreur pour diverses plateformes, et enchaîne les séjours en maison d’arrêt pour violences conjugales. Malgré ces violences et les menaces de mort à répétition, la mère d’Émilie espère toujours que cela va s’arranger, estimant être « la seule à pouvoir le contenir », anticipant ses moindres contrariétés pour éviter sa fureur. Elle est « coincée dans sa relation, dans une forme d’emprise », constatent les éducatrices, avec « une estime d’elle-même extrêmement faible ». Elle subit aussi de fréquents dénigrements de la part de sa mère qui l’héberge.
Et les signalements s’accumulent : la grand-mère signalent des négligences de la mère d’Émilie vis-à-vis de son enfant. Celle-ci, hospitalisée pour anorexie, se confie auprès du personnel soignant, leur décrivant sa vie « comme un problème depuis toujours ». Les agents de la Protection maternelle infantile (PMI) constatent chez la petite fille « retard de langage » et « difficulté d’attention ». « La petite était prise dans des conflits à tous les niveaux », décrivent les éducatrices.
Suite à la multiplication des signalements, la première évaluation, réalisée par les services sociaux, pointe un « environnement familial très problématique ». Saisi par le procureur, le juge des enfants convoque alors les parents d’Émilie. La petite fille a deux ans. Le magistrat dispose d’une palette de mesures à mettre en œuvre, jusqu’à la possibilité de placer l’enfant, la solution ultime quant tout le reste a échoué. C’est ce que craint le plus la mère d’Émilie. Elle-même a été placée quand elle était préadolescente, face aux violences psychologiques et physiques qu’elle subissait de sa propre mère. Une fois majeure, elle a cependant décidé de retourner vivre avec elle. Inquiète pour sa mère, elle se sentait plus « aguerrie » pour affronter la relation conflictuelle avec elle.
« Quand un dossier nous arrive, du point de vue de la justice, l’enfant est en danger »
Une mesure d’aide éducative en milieu ouvert (AEMO) est décidée par le magistrat : l’enfant reste dans sa famille, mais sera suivie de près par les services sociaux. L’association où travaillent Aurélie, Malika, Nadia et Virginie est mandatée pour réaliser ce suivi. « On reçoit le jugement, le dossier de la famille et de l’enfant concerné avec l’historique des signalements et ce qui a déjà été tenté. » Cette première AEMO doit durer un an (la durée d’une telle mesure s’étale de 6 mois à 2 ans).
« Quand un dossier nous arrive, du point de vue de la justice, l’enfant est en danger. Il nous faut savoir déjà si les parents comprennent les inquiétudes du magistrat, et ce qu’ils pensent du jugement. C’est comme ça qu’on va entrer en contact », expliquent-elles.
Cette première entrevue est loin d’être évidente. « Les parents sont conviés à un premier entretien, sinon on va leur proposer d’aller à domicile. Souvent ils trouvent cela injuste et sont en colère, parfois ils ont pris conscience du problème. Ils ont déjà vécu des rendez-vous avec des assistantes sociales, ou même été convoqués à des audiences, et adaptent leurs discours à ce que veulent entendre les acteurs de la protection de l’enfance. Régulièrement, le couple est en conflit, ils ne se parlent plus, ne s’envoient même pas de SMS pour transmettre des informations essentielles concernant l’enfant. Les gamins se retrouvent au milieu d’enjeux qui les dépassent. » Aux intervenantes de démêler tout cela. Aurélie s’est spécialisée auprès des très jeunes, de moins de six ans. Elles peuvent aussi s’appuyer sur des psychologues et thérapeutes travaillant à temps partiel pour l’association.
Dans le cas d’Émilie, c’est sa mère qui est leur interlocutrice principale. Le père passe la majeure partie de son temps en prison, purgeant ses peines pour violences conjugales. La première année d’accompagnement se déroule de manière « relativement calme ». Les deux éducatrices qui suivent alors la famille déploient toute leur ingéniosité pour rassurer la mère d’Émilie, construire une relation de confiance, commencer à « discuter en profondeur » des problèmes familiaux et de la manière d’en sortir. Bref, « travailler auprès d’elle la façon de se protéger et de protéger son enfant ». La mère d’Émilie semble minimiser les répercussions des violences conjugales sur sa fille, et peine à poser des règles claires (pour les repas, le bain ou pour aller se coucher par exemple). Il s’agit de l’aider à sortir du déni et à mieux s’ajuster aux besoins de sa fille.
« Des situations comme celles-ci, on en a plein, mais là, tu as vraiment peur que le père passe à l’acte »
En dix mois, les éducatrices vont rencontrer la mère et sa fille à plus de vingt reprises, soit au moins une fois tous les quinze jours. Ces rencontres ont lieu le plus souvent hors du domicile, même si au moins une visite s’y impose pour constater les conditions de logement. Une pause au café du coin après la sortie de l’école, lors d’un goûter au parc avec Émilie, ou un entretien au service éducatif de l’association, dans l’une des discrètes petites salles agrémentées de fauteuils et de jeux pour enfants, sont autant de « moments d’observation pour nous ». Lors d’un goûter, Émilie fait un dessin représentant sa famille. Son père n’y figure pas.
Les travailleuses sociales préfèrent souvent être à deux pour rencontrer une famille. « Des situations comme celles-ci, on en a plein, mais là, tu as vraiment peur que le père passe à l’acte. » Le risque de féminicide est à prendre au sérieux au regard de la violence récurrente du conjoint. « Si tu n’es pas dans une équipe, que tu restes seule avec cela, ce risque de féminicide te trotte dans la tête, t’empêche de dormir. Le travail à deux permet de partager la charge mentale, cela fait la différence », détaille Malika. « En plus, on a besoin de temps informel pour se relâcher, échanger », complète Aurélie. S’appuyer sur un binôme permet de mieux travailler, surtout « quand on passe tout le temps d’un truc à l’autre, entre rendez-vous, rapports et réunions... ». Sur ce point, comme nombre d’autres professions essentielles, les travailleuses sociales sont confrontées aux objectifs chiffrés. Chacune se voit attribuer 25 dossiers à suivre, autant d’enfants considérés en danger. Mais quand un dossier est suivi par un binôme, il compte pour un demi, indépendamment de la gravité et de la complexité de la situation.
En juillet 2019, nouvelle audience : l’AEMO est renouvelée pour un an. Émilie « évolue dans un environnement toxique (violence du père, problématique psychique de la mère) susceptible de perturber le bon épanouissement personnel » de l’enfant, commente laconiquement le nouveau magistrat qui a pris le relais sur l’affaire. Les deux éducatrices doivent, selon les termes du jugement, poursuivre le « travail de réassurance auprès de Madame », « accompagner l’orientation vers un travail psychique », « rester vigilant avec l’enfant » et « soutenir Monsieur dans la mise en place de l’espace rencontre avec sa fille ».
« Elle a peur du placement de ses enfants, donc elle ne nous dit pas tout »
« Monsieur », justement, a épuisé l’ensemble des peines avec sursis et sort de prison un mois plus tard. Les quatre éducatrices n’ont pas été préalablement averties de sa remise en liberté. « En général, l’information ne circule pas : nous n’avons pas moyen de connaître les dates de sortie, même pas les victimes. »
Une autre nouvelle ébranle l’équipe. À l’automne, la mère d’Émilie « nous annonce, toute contente, qu’elle est enceinte de Monsieur. Là, en tant que travailleur social, tu pleures », raconte Nadia. Les éducatrices apprennent qu’ils se retrouvaient à la sortie de l’école, malgré l’interdiction du père d’approcher la mère d’Émilie. Celle-ci leur assure que leur relation est « apaisée ». Quelques jours plus tard, les violences reprennent. La mère d’Émilie leur confie qu’il lui a donné des coups dans le ventre à l’annonce de la grossesse, et devant leur fille. « Elle a peur du placement de ses enfants, donc elle ne nous dit pas tout. Là, on ne lui a pas laissé le choix, on l’a accompagné au commissariat pour porter plainte. »
« Comment veux-tu être disponible pour tes gamins quand tu vis ça ? »
Selon la description qu’en fait la mère d’Émilie, ses journées sont terrifiantes. Son conjoint se réveille dans l’après-midi, puis commence à la harceler par téléphone. Parfois « il peut l’appeler plus de 100 fois, y compris la nuit ». Aucun suivi du père violent n’est réalisé par l’institution judiciaire après ses séjours en prison. « Il sort à chaque fois pire », leur dit-elle un jour. L’ordonnance de protection, qui en théorie empêche le père de l’approcher, n’a aucun effet. « Elle vivait dans une telle angoisse de sa fureur qu’elle anticipait ses moindres actions », décrivent les travailleuses sociales.
Un soir, début 2020, après l’avoir menacée dans la rue, il tente d’acheter de l’alcool à brûler dans plusieurs épiceries et boutiques du quartier, pour la brûler elle. À chaque sortie du domicile, « j’étais paniquée, je regardais tout le temps derrière moi », dit-elle. « Comment veux-tu être disponible pour tes gamins quand tu vis ça ? Dans ces moments d’angoisse ou de peur, elle ne prêtait plus attention à sa fille. Émilie devait être dans une solitude incroyable », souffle Malika. L’inquiétude tourmente l’équipe de travailleurs sociaux : faut-il prévenir le commissariat ou le juge des enfants se demandent-elles régulièrement.
Le mouvement #Metoo, les mobilisations contre les violences sexistes et sexuelles et la médiatisation des féminicides qui émergent sur le devant de la scène ont des conséquences bénéfiques.
« Au début, quand elle se rendait au commissariat, les flics s’en foutaient. Puis cela commence à changer grâce au contexte politique », se souvient Nadia. Une brigadière contacte l’équipe, les informant qu’une nouvelle plainte a été déposée et que le dossier est jugé « prioritaire ». Le père, désormais suivi par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) se voit imposer un bracelet anti-rapprochement . « Un jour je m’occuperai d’elle », dit-il lorsque le dispositif de surveillance est posé. Mais la mère d’Émilie demeure ambivalente, toujours en proie à l’emprise du père de ses enfants. « Il n’y a jamais eu de séparation effective du couple », commente Aurélie.
La troisième audience se tient à l’été 2020. Émilie à quatre ans. Sa petite sœur est née. L’AEMO mise en en œuvre par les quatre travailleuses sociales dure depuis deux ans. La question du placement des enfants commence à se poser très sérieusement, « car des violences conjugales avaient été commises en leur présence », et la situation familiale ne s’est guère améliorée.
« Cela a été d’une violence incroyable, mais cela a eu un effet »
« Ce n’est pas facile pour un juge de prendre une telle décision, surtout quand la famille n’est pas d’accord », pointe Malika. « Et ce qu’on sait des conditions de placement ne nous aide pas. Quand on prépare un placement, on ne va pas solliciter un établissement dont on sait qu’il dysfonctionne. » Si un placement est décidé, « on n’est plus censé être là ». L’équipe qui suit Émilie et sa mère devront alors passer la main. Pour des raisons budgétaires, l’Aide sociale à l’enfance, gérée par les départements, Paris en l’occurrence, « ne veut pas payer deux fois » : le placement et la poursuite de l’accompagnement.
À l’issue de l’audience, la juge décide qu’Émilie et sa sœur seront maintenues à domicile sous condition : que sa mère accepte une mise à l’abri, qu’elle s’abstienne de tout contact avec le père, qu’elle entame une thérapie pour sortir de la relation d’emprise. Si ces conditions ne sont pas remplies, le placement sera automatique. En clair, la juge lui fait comprendre qu’elle doit choisir entre poursuivre sa relation avec le père ou l’interrompre définitivement pour continuer à éduquer ses enfants. « Cela a été d’une violence incroyable, mais cela a eu un effet. Ce moment a été décisif. Sinon, on continuait comme ça indéfiniment », raconte Nadia. « La juge elle-même a vraiment eu peur des conséquences potentielles. »
Problème : un hébergement accordé dans le cadre d’une mise à l’abri reste précaire, car l’attribution du logement est renouvelable tous les quinze jours. La mère d’Émilie tarde à se décider, elle s’inquiète de devoir changer régulièrement d’appartement, ce qui posera des problèmes de scolarisation pour sa fille. En plus, elle n’a jamais vécu seule. Grâce au Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF), vers lequel elle a été orientée, elle bénéficie d’un « téléphone grave danger », un portable avec touche dédiée, permettant à la victime de joindre un service accessible 7j/7 et 24h/24, en lien direct avec les forces de l’ordre. Le cumul de ces dispositifs lui permet d’accéder, fin 2020, à un logement social stable.
« Aujourd’hui, cette mère est incroyable avec ses enfants »
« Aujourd’hui, cette mère est incroyable avec ses enfants », sourit Malika. Depuis son déménagement, « on voit qu’elle s’épanouit, le fait d’être mère la répare un peu. Je vois désormais une femme assez calme, dans une relation de qualité avec son bébé. Elle peut à la fois parler de sa situation personnelle, et garder un œil sur son bébé. On n’a aucun conseil éducatif à lui apporter ». Les visites des travailleuses sociales se sont espacées. À l’été 2021, la juge a levé la mesure d’accompagnement pour la petite sœur d’Émilie. L’AEMO concernant Émilie devrait être également levé à la fin de l’année. Le coût que la petite fille a dû payer pour supporter cet « environnement très problématique » est, pour l’instant, invisible.
Si la situation de danger qu’incarne le père n’existe plus pour le moment, son éventuelle réapparition demeure une épée de Damoclès. D’où l’importance de garder secrète la nouvelle adresse. « Je ne retomberai pas là-dedans parce que mes enfants sont tout pour moi », a promis la mère d’Émilie, même si sa fille commence à poser des questions à son sujet. Malgré la menace qu’il représente pour leur mère, le père s’est vu accorder la possibilité de visites « médiatisées » pour rencontrer ses filles dans un lieu dédié et encadré. Il n’y a jamais répondu et ne s’est plus présenté à aucune audience. Ses droits de père vis-à-vis de ses filles, dont l’exercice de l’autorité parentale, ont finalement été suspendus.
Ivan du Roy
Illustration : © Cécile Guillard
* Les prénoms ont été modifiés.