« Se réapproprier le système énergétique en faisant communautés »

AlternativesEnergies renouvelables

Alors que l’extrême droite a fait adopter la semaine dernière un moratoire sur les énergies renouvelables et un amendement pour la réouverture de Fessenheim, des collectifs se battent pour une transition énergétique démocratique. Entretien.

par Rachel Knaebel

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Jeudi 19 juin, l’Assemblée nationale a adopté un moratoire sur le développement de nouvelles installations éoliennes et photovoltaïques. L’amendement a été voté par les députées LR et d’extrême droite, lors de l’examen d’une proposition de loi sur le futur énergétique du pays. Les députés RN ont aussi fait voter un amendement pour la remise en marche de la centrale de Fessenheim, fermée en 2020 et en voie de démantèlement. Une majorité de députées a finalement rejeté, en vote solennel mardi 24 juin, l’ensemble de la proposition de loi qui comprenait ces amendements.

Alors que l’extrême droite et la droite veulent stopper toute transition énergétique en France, des collectifs citoyens s’engagent sur le terrain pour dessiner une transition énergétique vraiment démocratique. On s’est entretenu avec des contributeurrices du livre collectif Petit manuel de démocratie énergétique (Éditions du commun, 2025), pour parler de communautés d’énergie, de fournisseur associatif d’électricité, et de réappropriation des moyens de production.

Des directives européennes de 2018 et 2019 ont introduit dans le droit européen deux nouvelles notions : les communautés d’énergie renouvelable et les communautés énergétiques citoyennes. Qu’est-ce qu’une communauté énergétique telle que définie dans les textes européens ?

Mikhaël Pommier [1] : Il y a plusieurs lectures de la communauté énergétique. La notion a été intégrée dans des directives européennes dans le but de permettre une meilleure implication des citoyens dans un processus de transition énergétique.

Cela a été poussé par des pays, notamment l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, qui sont assez avancés sur les questions de coopératives d’énergie, et par le travail de l’organisation REScoop, un réseau de près de 3000 coopératives de production d’énergie. À la base, leur intention était de proposer un outil technique et juridique qui puisse servir le développement des coopératives citoyennes énergétiques.

Quand nous avons entendu parler de cette notion de communauté énergétique en 2021-2022, depuis nos cultures et pratiques des communs à la Coop des milieux, on a trouvé que c’était intéressant. Et nous avons voulu élargir la notion, car il existe des groupes qui sont aujourd’hui systématiquement poussés à la marge des politiques énergétiques et des scénarios de transition énergétique, mais qui, pourtant, peuvent vraiment prendre part aux politiques énergétiques.

Il est possible d’imaginer d’autres formes de communautés énergétiques que les coopératives de production d’énergie. Pensons par exemples à des collectifs d’habitants qui luttent contre les passoires thermiques, comme le font l’association Alda au Pays basque, le CHO3 à Marseille, et d’autres ; ou à un contre-projet développé par des membres de Stop Mines dans l’Allier, qui propose de favoriser la rénovation et la création de petites lignes ferroviaires de proximité plutôt que l’installation d’une mine de lithium dédié à la fabrication de batteries de voitures électriques, comme en témoigne une des contributrices du Petit manuel ; ou encore à des tentatives de création de filières courtes bois artisanales de proximité en Isère et en Saône-et-Loire. L’hypothèse principale de l’ouvrage, c’est de dire qu’il est possible de construire de nouvelles manières de se réapproprier le système énergétique en faisant communautés.

Que dit la transposition française des textes européens sur les communautés énergétiques ?

Mikhaël Pommier : Elle prévoit trois principes pour les communautés énergétiques citoyennes : une participation ouverte et volontaire de la part des membres ; un contrôle effectif par les membres, notamment les citoyens, les autorités locales, les petites entreprises ; et une finalité autour des avantages environnementaux et sociaux qui doivent être prédominants sur des logiques de lucrativité. Les revenus de la communauté doivent par ailleurs être orientés au bénéfice des membres et des communautés locales. Dans le contexte d’un secteur énergétique qui est de plus en plus financiarisé, le fait de poser la non-lucrativité comme un principe commun aux communautés énergétiques, c’est une brèche intéressante.

En quoi le fournisseur local et associatif d’énergie renouvelable Énergie de Nantes (expérience que vous étudiez dans le livre) diffère par exemple de ce qui se fait depuis un certain nombre d’années déjà au sein de projets citoyens de production d’énergies renouvelables ?

Mikhaël Pommier : Pour Énergie de Nantes, ce qui est vraiment inédit, c’est qu’elles et ils ont fabriqué un fournisseur d’électricité associatif. C’est le seul en France. Pour la première fois, un fournisseur d’électricité se donne une obligation de non-lucrativité. Et au-delà de l’activité de fournisseur d’énergie, Énergie de Nantes s’inscrit dans un mouvement social. Pour Énergie de Nantes, la fourniture d’énergie est un moyen parmi d’autres de se réapproprier l’énergie.

La différence fondamentale avec une coopérative énergétique classique, c’est aussi qu’Énergie de Nantes fait du prix de l’énergie un objet politique à discuter. Par exemple, elles et ils ont lancé une expérimentation autour d’une tarification solidaire de l’énergie, décidée au sein de larges assemblées qui ont lieu tous les deux mois.

Vanille Ecrement [2] : Énergie de Nantes, ce sont des gens qui sont reliés aux mouvements sociaux. Ils posent des questions sociales.

Bien sûr qu’on peut, en tant qu’habitant, installer des panneaux solaires ou monter des projets d’éoliennes gérées sous forme associative, mais ça reste de petites structures. Et à côté de ça, il y a une très grande quantité d’infrastructures qui existent déjà et qu’il faudrait pouvoir gouverner collectivement. Cela ne peut pas se faire à travers le prisme étroit de la propriété privée. C’est pour ça qu’on a besoin de mouvements sociaux dans le domaine de l’énergie.

Le livre mentionne aussi l’expérience du village de Prats-de-Mollo-la-Preste, dans les Pyrénées-Orientales…

Mikhaël Pommier  : À Prats-de-Mollo-la-Preste, il y a également la volonté de se réapproprier l’énergie en tant qu’habitante et habitant, mais dans un contexte très différent. Il existe dans cette commune depuis très longtemps une régie électrique municipale. C’est comme un petit EDF-Enedis local. Il y en a assez peu en France [5 % du territoire est aujourd’hui approvisionné par des régies électriques municipales, ou entreprises locales de distribution, qui n’ont pas été étatisées ni fondues dans EDF en 1946, ndlr].

Il y a environ dix ans, des experts et expertes de cette régie électrique ont décidé que c’était important pour la commune de viser une autonomie énergétique. La régie municipale produisait alors moins de la moitié de ses besoins localement, via de l’hydroélectrique. L’idée était de mettre plus de moyens dans une infrastructure technique et numérique pour optimiser le réseau et gagner en moyens de production énergétique.

Mais ce qui est assez compliqué quand on essaie de changer d’infrastructure, c’est aussi de comprendre quels changements démocratiques il faut en même temps opérer. Dans cette commune-là comme pour beaucoup de collectivités, c’est très difficile de faire du sujet de l’énergie une question publique large. Ces sujets sont discutés essentiellement entre experts. Les personnes qui se sentent légitimes à en parler et à prendre part à ces décisions se comptent dans une commune comme Prats-de-Mollo-la-Preste sur les doigts de la main.

En France, même s’il reste des régies énergétiques municipales, le modèle a été celui de la centralisation de la production et de la fourniture d’électricité, via EDF, une entreprise détenue par l’État. Comment les coopératives et les communautés d’énergies perçoivent-elles cette tension entre centralisation étatique et projets de démocratisation via des communautés qui décentralisent la politique énergétique ?

Vanille Ecrement : Ce n’est pas forcément la position partagée par tout le monde dans le livre, mais je pense que c’est quand même très utile d’avoir de grands réseaux. Cela permet d’organiser la solidarité sur un territoire à grande échelle. Et cela permet de garantir une certaine disponibilité de l’énergie, même si je pense qu’il faut remettre en question le fait que l’énergie soit disponible à tout moment pour n’importe quel usage.

Je n’ai pas pour ma part d’opposition à ce que de grands systèmes techniques existent, mais c’est un débat constant, entre planification écologiste et anarcho-primitivisme. Pour moi, la question de la forme des réseaux et des moyens qu’on utilise est secondaire par rapport à la question des rapports sociaux, si on veut démocratiser l’énergie.

Je pense qu’il faut être prudent sur des analogies un peu faciles entre réseaux décentralisés et décentralisation du pouvoir, car c’est tout à fait imaginable d’avoir des sociétés très hiérarchiques basées sur l’énergie solaire. La Chine produit beaucoup d’électricité à partir de charbon, mais de plus en plus avec du solaire. Le photovoltaïque lui-même peut se développer selon des modèles différents. On peut avoir d’énormes champs de panneaux, ou les poser sur les toits. En Europe, le photovoltaïque, c’est à plus de 50 % sur les toits.

Sortir de la marchandisation de l’énergie vous semble incontournable dans la perspective de développer des communautés d’énergie ?

Mikhaël Pommier : Pour nous, la démarchandisation implique des formes de réappropriation du droit. Un premier geste pour démarchandiser, c’est déjà d’arriver à faire exister les communs dans le système actuel, qui les place systématiquement en marge.

Pour faire exister Énergie de Nantes, il a fallu des trésors d’inventivité et de créativité, y compris juridiques. Énergie de Nantes a présenté un dossier pour demander l’agrément de fourniture auprès du ministère de l’Énergie. Elle a dû tenir pendant deux ans, créer ses propres outils pour faire valoir un droit d’exister en tant que petit fournisseur associatif. C’est un précédent qui peut faire jurisprudence pour d’autres.

Chercher à démarchandiser l’énergie implique paradoxalement de parvenir à construire
des interfaces avec des infrastructures, des logiques marchandes, des systèmes normatifs qui marginalisent les communs. Un autre exemple, c’est qu’Énergie de Nantes veut permettre aux habitantes et habitants de reprendre le contrôle sur leur facture. Mais elle doit encore avoir recours au marché spot, même de manière très marginale, en raison de l’aléa de leurs moyens de production actuels : beaucoup d’éolien et un peu d’hydroélectrique.

Le marché spot est un marché où l’électricité est achetée et vendue pour une livraison immédiate ou à très court terme, et où les prix fluctuent en fonction de l’offre et de la demande en temps réel. Face à ça, Énergie de Nantes crée une tarification solidaire de l’énergie, un mécanisme de solidarité et d’éducation populaire très intéressant, qui est aussi un précédent important. Énergie de Nantes fait aussi de l’éducation populaire pour aider les habitants à comprendre comment fonctionne le marché de l’énergie, comment on est obligé de se brancher dessus tout en essayant de s’en extraire.

En France, le nucléaire compte toujours pour une large majorité de la production d’électricité. Comment aborder la démocratisation des enjeux énergétiques face au nucléaire ?

Mikhaël Pommier  : Depuis une perspective démocratique, les infrastructures nucléaires sont fondamentalement problématiques. Faire exister un ensemble de pratiques qui sont marginalisées, c’est déjà révolutionnaire dans le contexte énergétique actuel en France. Après, dans les histoires des collectifs qui sont présents dans le Petit manuel de démocratie énergétique, une très grande majorité des gens ont construit un parcours militant avec l’idée de développer autre chose qu’un système énergétique fondé sur l’approvisionnement par le nucléaire.

Vanille Ecrement : C’est une question qui ne se pose pas aujourd’hui, mais pour de bonnes raisons, car on n’est pas du tout dans un moment de l’histoire de la France où l’on peut sérieusement penser prendre le contrôle des centrales nucléaires.

Nick Chavez, un ingénieur communiste états-unien, étudie comment les formes contemporaines de production ouvrent des possibilités révolutionnaires différentes. Il explique que certaines choses peuvent être directement réappropriées, d’autres nécessitent des aménagements, et d’autres doivent être démantelées. Le nucléaire serait plutôt dans cette dernière catégorie.

Mais on pourrait imaginer une fiction politique où une partie du territoire deviendrait autogérée, et où une centrale nucléaire serait temporairement une ressource utile. C’est pour cette raison que Nick Chavez veut dépasser la « désertion », parce qu’il faut aussi être capable de gérer de grands objets techniques dans ces situations.

Boîte noire

Mise à jour du 24 juin : Nous avons ajouté l’information sur le rejet en vote solennel de l’ensemble de la proposition de loi qui comprenait l’amendement sur le moratoire sur les énergies renouvelables et sur la réouverture de Fessenheim.

Notes

[1Mikhaël Pommier est membre de la Coop des milieux, une association créée en 2022 qui intervient par l’action publique collective pour créer et renforcer des dynamiques démocratiques et écologiques.

[2Vanille Ecrement est doctorante en sociologie des sciences et étudie les scénarios européens d’atténuation du changement climatique.