C’est l’une des propositions phares de la gauche américaine. Le Green New Deal place l’écologie et la crise climatique au cœur des débats de la primaire démocrate. Suite au Super Tuesday – quatorze États américains ont voté ce 3 mars –, les enjeux sont encore plus élevés. Le plus fervent partisan de ce Green New Deal, Bernie Sanders, talonne le favori, l’ancien vice-président Joe Biden, dans la quête à l’investiture pour affronter Donald Trump à l’élection présidentielle de novembre. Si le Sénateur du Vermont parvient à devancer son rival dans les semaines qui viennent – 60 % des délégués sont toujours en jeu –, ce Green New Deal pourrait constituer l’armature du programme politique démocrate.
Qu’est-ce que le Green New Deal ?
Le Green New Deal est une proposition de loi plutôt courte – 14 pages – qui fixe un cadre d’action[Voir le texte, en anglais.]]. Son but : que les États-Unis atteignent l’objectif mondial « zéro émission nette » de gaz à effet de serre avant 2050. Cela signifie un équilibre entre les émissions de CO2 produites par l’activité humaine et celles en capacité d’être absorbées par les écosystèmes. Pour ce faire, le Green New Deal propose la mise en place d’un réseau électrique national fonctionnant avec 100 % d’énergies renouvelables d’ici 2030. Les énergies renouvelables représentent aujourd’hui aux États-Unis près d’un quart de la production d’électricité, à égalité avec le charbon et le nucléaire, le reste étant assuré par le gaz. Le pays reste cependant le deuxième plus gros pollueur de la planète, derrière la Chine, et le premier en proportion de sa population, avec des émissions de CO2 reparties à la hausse depuis l’élection de Trump.
Ce plan d’action appelle à un investissement massif de la part du gouvernement fédéral et à la création de millions d’emplois « de qualité » pour assurer la transition et la « sécurité économique » pour tous. Ce dernier point est la marque de fabrique du Green New Deal, liant lutte sociale et lutte pour le climat. Il est porté par deux élus du Parti démocrate, la socialiste new-yorkaise Alexandria Ocasio-Cortez (appelée AOC) à la Chambre des représentants, et par Ed Markey au Sénat.
D’où vient son nom ?
Le nom de la proposition n’est pas anodin. Arrivée au pouvoir en pleine crise économique dans les années 1930, le président Franklin Roosevelt met alors en place son New Deal pour combattre la Grande Dépression. De 1935 à 1939, le gouvernement des États-Unis entreprend un vaste programme de création d’emplois et de structures de protection sociale, y compris le système de Sécurité Sociale qui reste en vigueur aujourd’hui. Largement soutenue par la population, en particulier chez les classes populaires, le New Deal a aussi contribué à une recomposition du champ politique, en créant un consensus autour du rôle de l’État. Ce consensus a perduré jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en 1981.
Faire le lien avec le New Deal a donc un double sens : il permet de mettre la crise écologique d’aujourd’hui sur le même plan que la grave crise économique des années 1930. Il plaide aussi pour un changement de paradigme politique. En d’autres mots, la réponse de l’État doit être à la hauteur des enjeux. Lors d’une conférence de presse consacrée à sa proposition de loi, Alexandria Ocasio-Cortez a affirmé : « Le réchauffement climatique et les changements environnementaux sont des menaces existentielles à notre mode de vie — non seulement pour notre pays, mais pour le monde entier. »
Qui a élaboré le Green New Deal ?
AOC est souvent associée au Green New Deal. En plus de son rôle dans l’élaboration de la proposition de loi, elle la défend régulièrement dans ses interventions publiques. Cela dit, l’idée est le fruit d’un travail collectif, propulsé par une association de jeunes militants écologistes, le Sunrise Movement. Lancée en 2017 par des activistes, pour la plupart étudiants, cette organisation a comme but de mettre le climat au centre du débat politique aux États-Unis, encore fortement marqués par les discours climato-sceptiques.
Dans les années 2010, le pays a été secoué par plusieurs mouvements de protestations, notamment le mouvement contre le pipeline Keystone XL et la mobilisation contre l’oléoduc du Dakota Access, donnant lieu à des violentes confrontations avec la police sur la réserve indienne de Standing Rock dans le Dakota du Nord. Ces luttes, relativement médiatisées, ont bénéficié d’un soutien non-négligeable de la population. En revanche, ce sont surtout des luttes défensives. Si les militants de Sunrise reconnaissent l’importance de ces combats – beaucoup d’entre eux y ont participé –, ils sont également persuadés par la nécessité de passer à l’offensive. Leur intention : bousculer un consensus politique à Washington qui, à leur avis, bloque toute tentative d’affronter la crise climatique de manière sérieuse.
C’est donc en novembre 2018 que le Green New Deal émerge sur la scène politique. Quelques jours après les élections intermédiaires, où les Démocrates reprennent une majorité de sièges à la Chambre des représentants, quelques 150 militants de Sunrise organisent un sit-in devant le bureau de Nancy Pelosi, le chef du Parti démocrate à la chambre basse. En insistant sur l’urgence de la crise et l’importance d’agir, ils appellent à la création d’une commission spéciale pour enquêter sur la mise en place d’un Green New Deal. Nancy Pelosi les rencontre mais refuse leur demande de commission. En revanche, Alexandria Ocasio-Cortez leur apporte son soutien. Dans les semaines suivantes, la nouvelle députée commence à travailler à une proposition de loi.
Qui soutient le Green New Deal au sein du Parti démocrate ?
Un an plus tard, le Green New Deal se retrouve au centre du débat politique américain. Loin d’une opération de com’ ou d’un projet fantasmatique d’extrême gauche, il est même au cœur de la campagne présidentielle. Les principaux challengers démocrates se disent tous en faveur d’un Green New Deal, à l’exception de Michael Bloomberg, milliardaire et ex-maire de New York. Même Joe Biden, l’ancien vice-président de Barack Obama et actuel favori à l’investiture, qui incarne de l’aile centriste du parti, décrit le Green New Deal comme un « cadre indispensable ». Avant de jeter l’éponge la veille du Super Tuesday, Amy Klobuchar affichait également son soutien à ce plan.
Mais le diable est dans les détails. Sur son site web, le Sunrise Movement a attribué des notes aux plans de transition énergétique de chacun des trois principaux candidats à la présidentielle. Selon les militants écologistes, Bernie Sanders et Elizabeth Warren, les deux candidats les plus marqués à gauche, proposent les plans les plus ambitieux, Joe Biden arrive loin derrière [1].
Le plan d’Elizabeth Warren, dont l’avenir politique reste incertain après un score décevant ce 3 mars, injecterait plus de 10 000 milliards de dollars d’investissements dans l’économie des États-Unis, soit l’équivalent de deux fois le PIB du pays. La sénatrice du Massachusetts propose de mettre en place un réseau électrique fonctionnant avec 100 % d’énergies renouvelables d’ici 2035, et d’atteindre ce même objectif pour les automobiles et les bâtiments d’ici 2030. Cette reconversion économique induirait la création de 10,6 millions d’emplois, financée en partie par une nouvelle « banque verte ».
Le plan de Bernie Sanders est assez comparable. Mais son programme couterait plus cher à l’État, en faisant appel à 16 300 milliards de dollars d’investissement, selon le sénateur du Vermont. Tout cela déboucherait sur la création de 20 millions d’emplois.
Que propose concrètement Bernie Sanders ?
Largement apprécié par les militants environnementaux, le Green New Deal de Sanders repose sur plusieurs axes. Il propose de renforcer le rôle du secteur public dans le réseau électrique. Cela implique un énorme changement, car aujourd’hui l’électricité est majoritairement distribuée par des sociétés privées, avec quelques exceptions qui datent d’ailleurs du New Deal de Roosevelt. L’État donnerait plus de pouvoir aux instances publiques existantes, les dotant d’un mandat pour privilégier l’achat d’énergie verte, en les mettant directement en concurrence avec les entreprises privées.
Parallèlement, le sénateur « socialiste » propose de créer de nouvelles limites d’émissions pour les centrales électriques, suivant l’exemple de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) sous Barack Obama. L’idée serait donc de favoriser la production d’énergie éolienne et solaire — tout en rendant la production de charbon et de gaz naturel beaucoup moins rentable. Bernie Sanders appelle également à un investissement massif dans les transports en commun ainsi qu’à la création d’un réseau régional de trains à grande vitesse. L’État fédéral sera appelé à la rescousse pour subventionner l’achat de voitures électriques et financer un nouveau réseau fédéral de bornes de recharge.
Le volet social du plan n’en est pas moins ambitieux. Le candidat démocrate propose de relancer l’un des programmes phares du New Deal original : le « Civilian Conservation Corps », ou Corps civil de protection de l’environnement. Au moment de la Grande Dépression, le gouvernement de Roosevelt avait créé ce programme destiné aux jeunes chômeurs, proposant du travail sur de nombreux projets liés à la protection de l’environnement. La version de Sanders se concentre sur des défis plus actuels, en privilégiant la création d’infrastructures vertes et la plantation d’arbres ou encore les combats contre l’érosion des sols et la pollution plastique.
Enfin, le sénateur du Vermont prône une « transition juste » pour les salariés touchés par l’abandon des énergies fossiles – le secteur du charbon par exemple emploie encore environ 150 000 personnes. Son Green New Deal garantirait à ces salariés un salaire régulier jusqu’à cinq ans, tout en maintenant leur accès aux soins. Pendant ce temps, les autres grandes réformes promises par le candidat sont censées portées leurs fruits : la mise en place d’un système de soins public, universel et gratuit ainsi que la suppression de frais d’inscription à l’université publique faciliteraient la reconversion professionnelle, en théorie.
Qu’en pensent Trump et les Républicains ?
Les critiques du Green New Deal viennent d’un peu partout. De nombreux Républicains le considèrent, sans surprise, comme une proposition irresponsable, voire extrémiste. Donald Trump lui-même estime qu’un programme de ce type finirait par détruire des « millions » d’emplois et coûterait « 100 000 milliards » de dollars. Après la présentation de la proposition du loi au Congrès en février 2019, un attaché de presse à la Maison Blanche a martelé que « l’Amérique ne serait jamais socialiste ».
Les partisans d’un Green New Deal rétorquent que leur projet apportera aussi des revenus à l’État. Selon l’équipe de Bernie Sanders, les nouvelles sources de revenus sont diverses et variées : des éventuelles amendes imposées à l’industrie fossile, la suppression d’aides financières aux entreprises de gaz et de pétrole, ou les rentrées d’impôts associées à la création de millions d’emplois.
D’autres critiques se focalisent sur l’aspect juridique et politique. Selon certains, le Green New Deal de Sanders – et surtout sa proposition d’élargir le rôle du gouvernement fédéral dans la distribution d’électricité – serait très difficile à mettre en œuvre puisqu’il provoquerait de nombreuses plaintes en justice du secteur privé.
Un tel changement est-il vraiment possible aux États-Unis ?
Comment trouver une majorité au Congrès prête à voter un changement si radical ? Ce sont actuellement les Républicains qui tiennent la majorité au Sénat, et même si celui-ci bascule en faveur des Démocrates en novembre 2020, il n’est pas certain qu’une majorité soutienne ce Green New Deal. Comment convaincre les élus de certaines régions liées à la production d’énergies fossiles, en particulier le gaz de schiste – comme la Pennsylvanie ou la Virginie Occidentale – de voter en faveur de la suppression de postes qui touchent directement leurs électeurs ?
Face à ces obstacles, Sanders estime que les mobilisations de la société font partie de la solution. Les instigateurs du Green New Deal pourraient aussi s’appuyer sur l’exécutif lorsque le chemin législatif se révèle compliqué. Selon le Washington Post, l’équipe de Bernie Sanders aurait déjà préparé une douzaine d’« ordres exécutifs » – des décrets présidentiels – sur plusieurs sujets, dont un qui définirait la crise climatique comme un sujet d’« urgence nationale ». Une bataille juridique sera inévitable, ces décrets risquant d’être contestés. Même en cas de victoire présidentielle, des compromis seront donc nécessaires.
Ces développements ont suscité beaucoup d’intérêt en Europe, et même à Bruxelles, où la commission d’Ursula Von der Leyen a dévoilé un European Green Deal, « un pacte vert pour l’Europe ». Si les termes s’inspirent de la gauche écologiste états-unienne, le contenu n’est pas au même niveau des propositions d’AOC, ne serait-ce qu’en matière d’ambition et d’investissements. Le pacte vert européen, lui, ne prône que 1000 milliards d’euros d’investissement dans les dix prochaines années (soit treize fois moins que le PIB de la zone euro). Soit une petite fraction seulement des sommes évoquées par Sanders et Warren. Sans oublier qu’un tel plan d’investissement public risque d’enfreindre les règles budgétaires de l’Union européenne.
Cole Stangler
En photo (une) : Alexandria Ocasio-Cortez (au centre) et le sénateur Ed Markey (à droite) présentent le Green New Deal devant le Capitole, en février 2019.