« Il y a 20 ans, quand on disait qu’on travaillait dans la RATP, on nous voyait comme des privilégiés. Aujourd’hui, c’est devenu une honte au regard du service qu’on rend . » Vincent est machiniste à la RATP, syndiqué à la CGT. Entre retards, temps d’attente à rallonge, transports bondés ou supprimés, les neuf millions d’usagers quotidiens des transports franciliens sont confrontés à de plus en plus de difficultés pour se déplacer. « C’est assez unanime. Partout où on est allés, il y a un problème qui n’existait pas il y a quelques années », détaille Céline Malaisé, élue régionale PCF et de Stop Galère, un collectif rassemblant élus, usagers et salariés des transports d’Île-de-France.
Dans un communiqué de décembre dernier, Île-de-France Mobilités (IDFM), l’établissement public qui organise les transports pour la région Île-de-France, constate « une nouvelle dégradation inquiétante » du service sur certaines lignes de métro et de RER. « Vu qu’il n’y a pas d’amélioration, c’est la mobilité des Franciliens qui est remise en cause », reprend le machiniste Vincent.
Le mécontentement risque d’être d’autant plus grand que le prix des transports ne cesse d’augmenter : +12 % l’an passé pour le pass Navigo (soit une dizaine d’euros en plus), et à nouveau une augmentation de 2,7 % en janvier 2024 (pour atteindre 86,4 euros par mois). S’ajoutent à cela les craintes que suscite la progressive ouverture à la concurrence des transports franciliens, et l’organisation des Jeux olympiques de 2024 cet été.
« Il y a toujours des suppressions, le trafic n’est jamais assuré à 100 % », se désole Rémy Pradier, membre de l’association SaDur. Cette dernière scrute le nombre de trains supprimés chaque jour sur le RER D, qui traverse la région du nord au sud, et en publie un bilan mensuel. Sur les 30 jours de novembre 2023, une seule journée s’est à peu près déroulée correctement avec moins de 10 trains supprimés. Pendant 13 jours « noirs », soit presque la moitié du mois, plus de 50 trains ont été supprimés. La dégradation de service a été quasi similaire en décembre.
Un bus toutes les 90 minutes
Pour la Cour des Comptes, la ligne D a été « la ligne RER la moins fiable » entre 2017 et 2020. Elle est désormais « concurrencée » dans ces mauvaises performances par la ligne B sur laquelle « il ne se passe pas de semaine sans que des incidents de toute nature fassent l’actualité », décrit-elle dans un rapport sur la qualité de service du RER rendu public à l’automne dernier. « Les ponctualités globales des lignes de RER se situent dans la moyenne basse des trains suburbains des autres capitales européennes », devant Londres mais derrière Berlin et Madrid.
Concernant les métros, le rapport d’Île-de-France Mobilités de décembre signale que seules quatre lignes (sur 16) du métro obtiennent des résultats supérieurs ou égaux aux objectifs de ponctualité. Cinq ont « une ponctualité à l’heure de pointe inférieure à 85 % » [1]. Les bus ne font pas exception. « Il peut y avoir 90 minutes entre deux passages », alerte Vincent, machiniste. Ces retards ne tendent pas à s’améliorer avec l’arrivée prochaine des Jeux olympiques. « Avec les travaux, ça rajoute des bouchons donc il y en a encore plus », explique-t-il.
« Il n’y a pas assez de transports en commun pour supporter le nombre de personnes », alerte Ahmed, également machiniste à la RATP et syndiqué à la CGT. Entre 2000 et 2019, la fréquentation annuelle du réseau RER et Transilien a augmenté de 35 %, celle du métro de 20 % et celle du réseau de surface (bus et tram) de 51 %, selon le rapport de la Cour des comptes de 2023. Celui-ci souligne aussi que la fréquentation du RER E a bondi de 18 %, celle de la partie SNCF du RER B de 29 %.
En parallèle, l’offre de RER (calculée en nombre de places assises proposées par kilomètre) n’a pas bougé entre 2014 et 2021, excepté sur le RER A. Alors que les Franciliens sont invités à délaisser leur voiture, que l’offre de transports en commun est primordiale pour garantir la liberté de circuler dans le cadre de la transition écologique, comment expliquer cette situation ?
Les usagers subissent encore les mesures prises pendant la période dure du Covid. Pendant la pandémie, l’offre de transports a été réduite du fait des confinements, d’un recours au télétravail important, donc d’une fréquentation moindre des transports. La présidente de région, Valérie Pécresse (LR), « a tardé à demander le retour de l’offre à 100 % et on en paie aujourd’hui les frais », critique Vianney Orbejin, président du groupe La France insoumise à la région.
La demande de reprise complète a été formulée par Valérie Pécresse en novembre 2022, renseigne le service de presse d’IDFM par mail en réponse à nos questions, mais n’est toujours pas atteinte, « malgré ses multiples rappels et demandes aux opérateurs pour faire rouler l’ensemble des trains et métros commandés ». Pour l’élu Vianney Orbejin, également membre du collectif Stop Galère, « la RATP ne pouvait pas juste claquer des doigts pour recommencer : il faut former des salariés ». Revenir à une offre à 100 % implique davantage de machinistes et d’agents. Encore faut-il en recruter et les former, alors que l’ouverture à la concurrence se profile.
Sous-effectif généralisé
« Souvent, on supprime des trajets car il n’y a pas assez de chauffeurs. Le pire, c’est dans les banlieues, où il y a déjà un bus sur deux par rapport à Paris », détaille le machiniste Ahmed. Pour les différents salariés interrogés, ce sous-effectif s’explique notamment par une dégradation des conditions de travail, provenant elles-mêmes d’un manque de personnel et d’une augmentation du nombre de tâches à accomplir.
« En tant qu’agent, on gère les situations en gare, les guichets, la sécurité, etc. On cherche à faire toujours plus avec un seul agent, mais c’est impossible tellement il y a de choses à faire », décrit Cédric, agent sur la ligne 14 du métro. Maxime, conducteur sur les lignes P du transilien et E du RER, confirme : « Il y a régulièrement certaines gares fermées, sans personnel, ou seulement le matin ou en semaine. Nous, les conducteurs, on est souvent seuls, et dès qu’il y a un incident, c’est nous qui gérons. »
Selon les salariés, ce sous-effectif ne tend pas à s’améliorer. « Les jeunes sont déçus quand ils arrivent, ils n’ont plus les mêmes salaires qu’avant et les conditions de travail sont difficiles », s’attriste John, machiniste. Dès son arrivée à la tête de la RATP en janvier 2023, Jean Castex a conclu un accord avec les syndicats FO et Unsa, majoritaires. L’accord prévoit d’augmenter le temps de travail quotidien de 40 minutes, fixe, notamment pour les conducteurs, une amplitude de travail journalière à 13 h au lieu de 11 h, et supprime six jours de repos. En échange d’une augmentation de salaire de 372 euros brut par mois. La dernière réforme des retraites a aussi mis fin au régime spécial des salariés de la RATP, ce qui en faisait l’un des critères d’attractivité de l’entreprise.
S’ajoute à cela le poids du mécontentement quotidien des usagers face aux transports inefficaces. « Les gens viennent voir les agents pour se plaindre », se désole Cédric. « On nous insulte pour un retard et je le comprends. Mais après les agressions, parfois, les chauffeurs ne reviennent plus travailler, et il y a encore moins de bus », ajoute Ahmed. De son côté, SNCF Voyageurs affirme que « Transilien fait du sujet des recrutements une priorité absolue et a recruté presque trois fois plus d’agents de conduite en 2023 qu’en 2022 ». Pour Île-de-France mobilité, ce sous-effectif est un problème national. Les métiers des transports sont sous tension dans tout le pays.
Les machinistes et les agents ne sont pas les seuls à manquer de main-d’œuvre. La maintenance connaît elle aussi des difficultés. Philippe Juraver, ancien conducteur du RER B et syndicaliste, désormais élu au conseil régional (LFI) et siégeant à ce titre au conseil d’administration d’IDFM, pointe « une dégradation générale par le manque d’entretien du matériel ». « En dix ans, on est passé de 2000 à 1000 personnes pour gérer la maintenance », illustre Ahmed, côté RATP. « Les problèmes techniques sont de plus en plus fréquents, il y a beaucoup de pannes de bus et de métros », décrit Cédric qui a travaillé dans les deux secteurs.
Des rames vieilles de 40 ans
Si le matériel vieillissant est mal entretenu, c’est en grande partie à cause d’un manque de moyens financiers. Dans son rapport d’octobre dernier, la Cour des comptes rapporte que, ces dernières années, la ligne A du RER, qui traverse Paris d’est en ouest, a engagé d’importants investissements matériels et organisationnels, contrairement aux autres. La ligne dessert La Défense, où nombre de grandes entreprises ont leurs sièges sociaux, et Disney, destination privilégiée des touristes de passage. « C’est une politique pour les plus aisés, critique Philippe Juraver. À côté de ça, on met seulement quelques milliers d’euros pour un projet d’études sur le RER B. ». Sur les lignes B et D du RER, faute de renouvellement, l’âge moyen des matériels approche la quarantaine d’années, avec des rames mises en service dans les années 1980.
Par ailleurs, la B est la dernière ligne de RER qui possède uniquement des rames à un seul niveau, alors que les rames à deux niveaux permettent d’accueillir 30 % de passagers en plus. De nouvelles rames à deux niveaux, commandées en 2021, devraient être livrées en 2025. Il a cependant fallu attendre quatre ans pour qu’un nouveau plan d’investissement soit conclu, en décembre dernier, entre l’État et la région : 8,4 milliards d’euros pour moderniser et développer le réseau, abondé par la région, l’État, les collectivités locales, la RATP et SNCF.
En plus de la création et d’extension de lignes, Île-de-France mobilités assure que plusieurs investissements en cours permettront de compenser « plus de 30 ans de sous-investissements qui ont favorisé le vieillissement des matériels roulants ». La mise en place en octobre dernier d’un dispositif complet de signalisation et de contrôle des circulations sur le tronçon que partagent les RER B et D dans le centre de Paris devrait permettre, selon IDFM, « une meilleure fiabilité des passages des trains ainsi qu’un gain de ponctualité ».
En toile de fond de cette dégradation du service, des matériels et des conditions de travail : l’ouverture à la concurrence et la privatisation possible de futures lignes. Les transports de bus de la grande couronne sont déjà gérés par l’Organisation professionnelle des transports d’Île-de-France (Optil), une association regroupant l’ensemble des entreprises privées exploitant des lignes d’autobus régulières de la région. L’ouverture à la concurrence du réseau de bus parisien débutera quant à elle juste après les JO.
Ouverture à la concurrence : des usagers en galère
Elle aura un coût. IDFM, en tant qu’établissement public, va devoir racheter le réseau de bus pour un montant de 4,9 milliards d’euros afin d’acquérir les biens et véhicules de la RATP. Ce nouveau marché de réseau de bus sera divisé en 12 lots et soumis aux appels d’offres. Les différents opérateurs pourront postuler, comme la RATP, avec sa filiale privée Cap Île-de-France, ou Transdev (ex-Véolia transport, propriété de la Caisse des dépôts et de consignation et d’un groupe de logistique allemand). Différentes sociétés, à actionnariat public, seront donc en concurrence...
Transdev exploite déjà des lignes dans le Sud des Yvelines depuis janvier. Non sans douleur pour les habitants : des arrêts ne sont plus desservis, manque de bus ou horaires modifiés. Dans la vallé de Chevreuse, faute de bus, des collégiens ont dû faire du stop pour se rendre à l’école. Fin janvier, IDFM a publié un communiqué annonçant qu’elle mettait en demeure Transdev pour que l’entreprise « prenne toutes les mesures nécessaires pour répondre aux obligations contractuelles afin de rétablir un fonctionnement nominal du service public de transport ».
Ensuite, ce sera au tour des RER, transiliens, tramways et métros de s’ouvrir aux exploitants privés, jusqu’en 2040 où tout le réseau sera potentiellement géré par le privé. Cette progressive privatisation inquiète les salariés. « On vend un lot, un opérateur vient et récupère tout. Il exploite la ligne et les agents sont transférés de manière obligatoire, qu’est-ce que cela va nous rapporter ? » questionne Maxime, cheminot sur les transiliens. Île-de-France mobilités répond que Valérie Pécresse s’est « engagée à maintenir et préserver un cadre social protecteur pour les agents et machinistes de la RATP », et défend que le service public n’est pas vendu au privé car « le meilleur dossier, soumis par un acteur public ou privé, sera sélectionné, pour une durée limitée ».
Les nouvelles lignes créées seront aussi mises systématiquement sur le marché comme c’est le cas pour le T12 en Essonne et le T13 dans les Yvelines, exploitée par une filiale de l’entreprise privée Keolis (elle-même propriété de la SNCF) et de la SNCF... L’ouverture à la concurrence risque de multiplier les acteurs des transports communs, entre filiales et sous-filiales, de dégrader les statuts et conditions de travail des salariés, générant des inégalités en fonction des lignes sur lesquels ils opèrent, et de compliquer encore davantage la vie des usagers en matière d’informations et de correspondances.
Pour faire face à cette détérioration, l’ensemble des personnes interrogées affirme qu’il est prioritaire de combler le sous-effectif actuel. Cela passe notamment par une revalorisation des salaires et un recrutement massif. Pour cela, la mise en place de financements et d’investissements supplémentaires paraît indispensable et permettrait également un meilleur entretien des lignes existantes.
Pour les salariés comme les associations d’usagers, l’arrêt de la privatisation est indispensable. « Si on veut un bon service public, cela a un coût, mais c’est important pour le territoire », souligne le cheminot Maxime côté Transilien. Pour Cédric, l’agent de la ligne 14, « les transports n’ont jamais rapporté de l’argent, ça ne sert à rien de chercher à en faire avec ».
Lisa Noyal
Photo : Rame du RER D / CC Transilien SNCF