« Vous souvenez-vous comment vous étiez vêtue ? » « De quelle façon décririez-vous votre comportement vis-à-vis des hommes ? » « Avez-vous une raison autre que le fait de dénoncer les faits, dont vous estimez avoir été victime, pour déposer plainte ? » Seule face à son ordinateur, X ouvre le document qu’un brigadier de police lui a envoyé. Elle voulait porter plainte pour viol. La voilà face à ces questions, parfois vagues ou trop personnelles : « Parlez-nous de votre vie sentimentale », « Parlez-nous de votre sexualité »…
En janvier 2021, X est victime d’un viol, subi lors d’une soirée. Elle décide d’aller porter plainte et se rend dans un commissariat d’arrondissement parisien. Là, les policiers lui disent qu’ils vont plutôt prendre une main courante, et transmettre le dossier au troisième district de police judiciaire (3e DPJ). C’est la procédure, lui dit-on, pour les viols, à Paris. Premier choc : son procès verbal de main courante mentionne qu’elle ne veut pas déposer plainte, alors qu’elle est précisément venue pour cela. « Tout cela s’est passé assez vite, et comme elle n’avait jamais eu l’occasion de porter plainte avant, elle n’a pas trop posé de questions, elle s’est dit que c’était normal », explique Marjolaine Vignola, son avocate.
La jeune femme quitte le commissariat, après s’être entendue dire que le 3e DPJ la rappellerait. Elle attend, en vain, cet appel et finit par décrocher son téléphone pour savoir ce qu’il en est. « La personne qui lui répond annonce que le 3e DPJ va déménager et qu’elle ne pourra donc pas avoir de rendez-vous avant le mois de mars ! » Rappelons que l’on parle d’une personne victime de viol, pour qui il n’est pas facile d’entreprendre toutes ces démarches. « Sa mère, qui était venue près d’elle pour la soutenir suite au viol, téléphone à son tour, insiste et finit par avoir le brigadier en charge du dossier. C’est à ce moment-là qu’il lui renvoie un formulaire qu’elle doit remplir le plus vite possible », explique son avocate. Le document que X reçoit porte en en-tête « procès-verbal » et une liste de questions parfois difficiles à décrypter : « Lors des faits que vous décrivez, vous a-t-il porté des coups ? » « Pourriez vous décrire le retentissement des faits vous concernant ? » D’autres peuvent sembler hors-sujet : « Consommez-vous des produits stupéfiants ? », « Parlez-nous de votre consommation d’alcool en règle générale ».
« Elle a compris que son rendez-vous était conditionné au fait qu’elle remplisse ce formulaire. Elle avait peur qu’il soit décalé. Tout cela lui a donc ajouté pas mal de stress », signale Marjolaine Vignola. L’avocate a passé plusieurs heures au téléphone avec sa cliente pour l’aider à remplir le document. « Je n’ai jamais vu ça ! reprend l’avocate. Le brigadier ne lui a pas demandé si elle était capable de le remplir. Il ne lui a pas non plus expliqué quoi que ce soit, ni rien précisé au niveau des questions. Ce n’était pas facile. Et pourtant, cette femme était entourée par des amies et par sa mère. Sur les conseils d’une association, par laquelle nous avons été mises en contact, elle avait déjà détaillé les faits par écrit. » Ajoutons que la victime maîtrisait suffisamment l’outil numérique pour pouvoir mettre en place un document partagé avec son avocate.
Une fois le PV renvoyé, X a un rendez-vous avec l’enquêteur en charge de son dossier. Elle passe une heure avec lui, dans son bureau, pour préciser quelques points de son témoignage. La plainte est officiellement déposée. Depuis, l’enquête est toujours en cours. Cela fait plusieurs mois que ni la cliente ni son avocate n’ont eu de nouvelles.
« Les auditions pour viol demandent du temps, de la subtilité »
Cette forme de « standardisation » du témoignage, la journaliste de Mediapart Marine Turchi l’a documentée dans son livre Faute de preuves, enquête sur la justice face aux révélations #MeToo [1]. Elle a eu connaissance de ce formulaire de « pré-plainte » au cours de son enquête, et a pu échanger avec des policiers et policières à ce propos : « Pour certains agents, ce système est une avancée, puisqu’il permet de ne pas attendre pendant des heures au commissariat, ce qui peut être dissuasif, et d’être plus rapidement orientée vers des services spécialisés. Pour d’autres, cette standardisation est nocive : les auditions pour viol demandent du temps, de la subtilité, chaque plaignante est différente. »
Selon certains agents, la pédagogie devrait être au cœur des auditions : il faut expliquer pourquoi on pose certaines questions. Même si elles semblent de prime à bord déplacées, elles peuvent être nécessaires à l’enquête ou permettre de caractériser l’infraction. Par exemple, lorsque l’on demande à la victime si lors des faits qu’elle décrit l’agresseur lui a porté des coups, cela peut aider à dire s’il y a eu viol ou non. Car, dans la loi, celui-ci est caractérisé s’il y a eu une pénétration par menace, violence, contrainte ou surprise. Mais les violences doivent être concomitantes à la pénétration. Idem lorsque l’on lui demande de quelle façon elle a manifesté son non-consentement : cela peut permettre ensuite, de mettre l’agresseur présumé face à ses contradictions.
Mais avec ce formulaire, on est face à des « questions formatées qui ne peuvent pas s’appliquer forcément à toutes les situations », pense Marine Turchi. Dans son livre, des représentantes d’associations féministes appuient son propos : « Elles racontent qu’on n’obtient pas une bonne audition et la vérité à travers des questions comme ça, au lance-pierre. » Le fait que le formulaire soit envoyé par mail, avec le risque d’affronter seule une impressionnante liste de questions, peut être vraiment dissuasif. « Quelqu’une qui se retrouve seule, sans maîtrise de l’écrit, elle abandonne, c’est sûr. Elle ne dépose pas plainte », pense Marjolaine Vignola.
« 11 mois plus tard, il ne se passe toujours rien »
Pour Marine Turchi, l’existence de ce type de formulaire « raconte le manque de moyens de la police. Dans un monde où on aurait assez d’agents formés, spécialisés pour faire ça, on n’aurait pas besoin de ces formulaires. »
Pourrait-on expliquer le recours à ce PV « à remplir chez soi » par une surcharge du troisième district de police judiciaire ? A priori non : le nombre de crimes et délits gérés par ce DPJ semble stable d’année en année : 653 crimes et délits gérés en 2019, contre 682 en 2017. Mais le nombre d’enquêtes pour viol sur des personnes majeures augmente significativement d’année en année : on passe d’une soixantaine en 2016 à plus de 110 en 2019.
« Ce type de dossier prend énormément de temps, admet Marjolaine Vignola. Rien que pour entendre une victime, il faut compter environ quatre heures. Ensuite, interroger les témoins – admettons quatre ou cinq – prend au moins une journée de travail. Puis vient l’enquête de personnalité … Ce sont des dossiers basés sur des témoignages, ils sont très longs. »
Face à la multiplication des plaintes pour viol, le 3e DPJ pourrait alors décider d’économiser quelques heures avec ces « formulaires ». « Cela leur fait gagner du temps mais cela ne va pas plus vite après pour les victimes, regrette Marjolaine Vignola. Après son audition, fin janvier, ma cliente a galéré pour obtenir un rendez-vous aux urgences médico-judiciaires. En février, j’ai fait un mail au 3e DPJ pour leur demander d’entendre les témoins. Je n’ai pas eu de réponse. Et 11 mois plus tard, il ne se passe toujours rien. »
Emma Bougerol
Photo de une : ©Nolwenn Weiler