Vote RN : « Le racisme est une force d’attraction politique qui ne doit pas être prise à la légère »

par Daphné Brionne

Quelles sont les motivations de celles et ceux qui déposent un bulletin Rassemblement national ou Le Pen dans l’urne ? Le politologue Félicien Faury est allé à la rencontre de ces électeurs ordinaires de l’extrême droite. Entretien.

Basta! : Pourquoi avoir choisi le sud-est de la France comme terrain d’étude ?

Félicien Faury : Il y a dans les discours une focalisation sur l’électorat du Rassemblement national (RN) dit « du Nord », notamment sur les classes populaires rurales et le vote RN ouvrier. Il est absolument nécessaire d’étudier ce type de vote, mais il m’a semblé qu’on oubliait toujours une autre région, le Sud-Est, qui est pourtant un bastion historique de l’extrême droite.

Félicien Faury
Sociologue et politiste, chercheur postdoctoral au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, auteur du livre Des électeurs ordinaires (Ed. du Seuil, mai 2024).
©Astrid di Crollalanza

C’est un ensemble de territoires particulièrement convoités, avec de très fortes inégalités sociales et territoriales, et un électorat RN davantage de classes populaires stabilisées et de classes moyennes. Ce segment de l’électorat continue d’être très important pour le RN, notamment pour les élections européennes à venir, les petites classes moyennes se mobilisant souvent davantage pour les élections intermédiaires.

Y a-t-il des spécificités à ce vote RN du Sud, comparé par exemple à celui du Nord, plus ouvrier ?

Sur la question migratoire, et sur la question raciale de façon plus générale, on ne repère pas dans les enquêtes de différences significatives entre Nord et Sud, ou entre électorat ouvrier et électorat de petites classes moyennes. Cette question du rejet des immigrés est transversale à tout l’électorat lepéniste.

C’est lorsque les intérêts de classe sont en jeu que l’on observe des différences notables. Au sein de l’électorat ouvrier ou précaire, il existe une très forte inquiétude sur le terrain de l’emploi, avec la peur de se retrouver au chômage. Les électeurs et électrices que j’ai pu rencontrer au cours de mon enquête appartiennent à un autre type d’électorat, davantage stable sur le marché de l’emploi : des employés dans des secteurs peu délocalisables, des artisans et commerçants, des professions intermédiaires, des métiers liés à la sécurité.

Ces personnes, souvent propriétaires de leur logement, s’auto-situent dans le milieu de l’espace social, mais, pour reprendre l’expression d’une électrice, dans le « mauvais milieu ». D’un côté, ces électeurs et électrices reconnaissent qu’ils ne sont pas les plus à plaindre, qu’ils ne sont pas les plus pauvres. Mais, d’un autre côté, ils se trouvent dans une position médiane fragilisée et marquée par l’incertitude.

Pour cet électorat, l’incertitude ne pèse pas tant sur la question de l’emploi, mais davantage sur des enjeux de redistribution, ou ce que j’appelle de « reproduction sociale » : les impôts, les aides sociales, le logement et l’environnement résidentiel… Sur la question des services publics aussi, et notamment l’école.

Ce sont des personnes qui ont acquis un certain statut et un petit capital, au prix de nombreux efforts, mais qui ont peur de le perdre. Ils ont l’impression que l’ordre existant – social, racial – est en train de vaciller. Comme cet ordre leur bénéficie, et qu’ils s’y sentent familiers, ils souhaitent le conserver, et c’est ce qui nourrit leur vote. Il y a donc à la fois une dimension protestataire et conservatrice dans le vote RN.

Vous décrivez les électrices et électeurs interrogés comme des « dominants dominés ». Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

Du point de vue de la classe sociale, ces personnes se situent encore globalement du côté des « dominés », c’est-à-dire du côté des classes populaires ou des classes moyennes, qui subissent des formes de relégation économique. En revanche, du point de vue des inégalités ethnoraciales, là par contre ils font partie du groupe majoritaire et se situent en position de pouvoir au regard des frontières raciales qui structurent la société française.

Mais même au sein de ces rapports sociaux de race, ces électeurs et électrices se trouvent dans une position fragilisée, avec le sentiment de devenir minoritaires dans l’espace local où ils vivent. S’ils ont des aspirations xénophobes ou ségrégatives, ils n’ont pas les ressources sociales pour les mettre en œuvre, par exemple en quittant leur quartier pour mettre en place un entre-soi blanc. Ils ne peuvent pas non plus bénéficier de manière silencieuse des inégalités ethnoraciales, comme peuvent le faire d’autres personnes appartenant au groupe majoritaire.

Ça interroge la définition du racisme : est-ce seulement une question d’attitude, ou est-ce aussi une question de pouvoir ? Si c’est une question de pouvoir, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un racisme démuni à bien des égards. Ce racisme peut être très explicite dans les discours, mais impuissant dans les actes. Et le vote RN est d’ailleurs souvent le seul pouvoir qu’il leur reste, comme une sorte d’ultime recours xénophobe.

Par quoi ce racisme est-il motivé ?

Comme le sexisme, le racisme est présent dans tous les milieux sociaux, y compris bourgeois. On ne peut donc pas l’expliquer par la pauvreté. C’est davantage une question d’intérêt social, qui va venir s’articuler avec certaines expériences de classe.

Comme ce ne sont pas des personnes qui se sentent en danger sur le terrain de l’emploi, la figure menaçante ne va pas être celle de l’immigré qui travaille et qui vient prendre leur travail. Ça va plutôt être l’immigré qui est au chômage et bénéficierait indûment des allocations sociales « payées par nos impôts », pour reprendre une formule souvent entendue.

Il y a aussi parmi les électrices et électeurs interrogés l’idée très répandue qu’il y aurait une préférence étatique pour les minorités ethnoraciales, dans le fait déjà de les laisser entrer, et dans le fait qu’une fois arrivés dans le pays, on leur permette de bénéficier des aides sociales, comme tous les « vrais » Français.

Il y aurait également une clémence étatique, en termes de répression policière et pénitentiaire, vis-à-vis de ces minorités : l’État préférerait contrôler la personne qui fait un petit excès de vitesse ou qui ne va pas mettre sa ceinture, plutôt que le jeune garçon arabe qui va faire des rodéos.

Pourtant, les personnes racisées, celles descendantes d’immigrés ou a fortiori celles immigrées, font l’objet de nombreuses discriminations : contrôle au faciès, accès entravé à l’emploi et au logement… Cette réalité est ignorée des personnes interrogées ?

Il y a de fait une invisibilisation, parfois une dénégation, des discriminations vécues par les personnes racisées. Il y a aussi une fixation sur certaines situations, par exemple les immigrés au chômage, au détriment d’autres. Dans les entretiens menés, je retrouve constamment une mise en équivalence entre immigrés et chômeurs, ce qui contribue à invisibiliser tout un ensemble d’activités réalisées en grande partie par une main-d’œuvre étrangère,notamment en région Sud-Paca : le travail agricole saisonnier, le BTP, les métiers de l’aide à la personne...

Par ailleurs, il est vrai que, sur mon terrain, les quartiers où il y a le plus de personnes immigrées sont aussi les quartiers les plus durement touchés par le chômage et où le taux de personnes au RSA est le plus élevé.

Les électeurs n’inventent donc pas totalement la relation entre origine migratoire et précarité ou chômage. Mais ils vont se fixer sur certaines situations plutôt que d’autres et vont y apporter des causes non sociologiques, non sociales, en faisant appel à tout un ensemble de stéréotypes sur la fainéantise des immigrés. Le racisme ne repose donc pas entièrement sur des fantasmes : il se fixe sur certaines réalités existantes, mais en sélectionne certains traits et non d’autres, et leur apporte des explications essentialisantes et non sociales.

Parmi les personnes interrogées, vous dites constater une certaine défiance vis-à-vis des politiques. Pourquoi, dans ce cas, se tourner vers le RN plutôt que vers un autre parti, ou plutôt que de s’abstenir ?

Il y a en effet une très forte défiance vis-à-vis des représentants politiques, qui n’est pas seulement propre au RN, mais qui est très partagée, et notamment envers les politiques qui ont exercé des responsabilités gouvernementales. « Ceux du gouvernement », comme on les appelle. De ce point de vue là, le vote RN peut être un vote « par défaut ».

Tout en ayant dit ça, il faut souligner que l’argument souvent entendu de « on a tout essayé » est en fait très incomplet. Au-delà de l’aspect antisystème dégagiste, c’est aussi un vote qui a des raisons positives. Ces électeurs ne votent pas au hasard ; ils votent pour des partis qui défendent des projets, en affinité avec leurs propres désirs sociaux et politiques.

Quel rôle les politiques actuels jouent-ils dans le choix de ces électeurs de se tourner vers le RN, et notamment Emmanuel Macron, à qui vous consacrez un chapitre ?

Au sujet des politiques, je repère deux types de critiques. La première concerne l’argent. Les électrices et électeurs du RN que j’ai rencontrés estiment que certaines élites politiques se seraient « gavées », et auraient profité de leur position dominante pour s’enrichir.

Les figures de Nicolas Sarkozy et de François Fillon sont beaucoup citées. La deuxième critique porte davantage sur le langage, avec l’idée que les élites, notamment de gauche, seraient de beaux parleurs, des donneurs de leçon, des personnes qui parlent beaucoup, mais qui ne font rien.

Ce qui est intéressant avec Emmanuel Macron, c’est qu’il synthétise ces deux critiques. Ancien banquier, il est très fortement identifié au monde de l’argent. C’est aussi une personne qui est souvent qualifiée d’« intelligente », mais cette intelligence va être mise au service d’une certaine hypocrisie, de manière à cacher sa propre impuissance et le fait qu’il va servir avant tout ses propres intérêts.

C’est donc une synthèse sociale et politique assez inédite de toutes les tares qu’on prête aux élites politiques de droite et de gauche, qui là sont rassemblées et vont contribuer à cette idée du monde politique comme un tout indifférencié et très distant socialement.

Vous dédiez également toute une partie de chapitre à la figure de Marine Le Pen. Quelle place occupe-t-elle dans le choix de ces électeurs et électrices de se tourner vers le RN ?

Il y a un premier type de profil d’électeurs et électrices qui vont davantage me parler du Rassemblement national et des Le Pen de manière générale. Ce sont des personnes qui vont voter pour ce parti, mais sans pour autant se montrer dupe. J’ai beaucoup entendu la phrase « ça reste un parti politique », avec l’idée qu’il s’agit d’une institution à laquelle on ne peut pas accorder sa totale confiance. Ils sont aussi accusés de parfois s’être gavés. « Les Le Pen, c’est pas des tristes non plus », me dit une des personnes interrogées.

En revanche, et notamment chez des électrices de classes populaires que je repère une très forte identification à la figure de Marine Le Pen, qui est d’ailleurs souvent appelée Marine sur mon terrain. Le parti va principalement être connu à travers cette représentante. Une électrice, que j’appelle Monique dans le livre, ne connaît pas du tout les autres représentants, par exemple les porte-paroles du Rassemblement National. Mais elle va tout de même voter pour d’autres candidats du RN, par exemple aux élections locales ou législatives, parce que pour elle, c’est « le parti de Marine ».

Cette dimension personnalisée peut être un obstacle pour le RN, le nom Le Pen étant toujours très connoté négativement pour toute une partie de la population. Mais il faut rappeler que pour une autre partie, ce nom est très fortement identifié positivement. C’est une marque qui permet de mobiliser tout un ensemble d’électeurs et électrices.

Vous soulignez également que jusqu’à la fin des années 2000, le RN était perçu comme un danger pour la démocratie par une très large majorité de la population. Et aujourd’hui, pour la première fois, d’après les résultats du baromètre annuel pour Le Monde et France Info, cet avis n’est partagé que par un peu moins de la moitié de la population. Comment expliquer ce changement de perception ?

Couvreture du livre
Des électeurs ordinaires, Félicien Faury, Seuil, 2024.

Il y a deux manières d’analyser ce résultat. On voit que le RN reste toujours un parti considéré comme à part et dangereux pour la moitié des Français, ce qui n’est pas du tout le cas des autres partis politiques. Mais c’est vrai que, pour l’autre moitié du corps électoral, le RN est devenu légitime à faire partie du champ politique et médiatique français.

C’est quelque chose que j’ai pu remarquer chez les électrices et électeurs interrogés. Ils vont convoquer tout un ensemble de justifications durant les entretiens parce qu’ils ont conscience que le vote RN peut toujours être potentiellement stigmatisé. Mais en même temps, ils n’ont plus le sentiment d’être seuls. Ils ont autour d’eux de plus en plus de gens qui votent RN, et notamment des proches, des gens qui comptent pour eux. Ils vont voter la plupart du temps de manière similaire à leur conjoint ou conjointe, à leurs amis, à leurs collègues, parfois à leurs voisins. Ça a des effets de légitimation au moins tout aussi importants que ceux produits par les discours politiques, les chaînes d’information en continu ou les prises de position d’intellectuels médiatiques.

La gauche peut-elle reconquérir ces électeurs et électrices, selon vous ? Si oui, à quelles conditions ?

C’est une question compliquée. Je n’ai pas trop de leçons à donner là-dessus. Ce que je souhaite montrer avant tout dans mon livre, c’est que le racisme est une force d’attraction politique qui ne doit pas être prise à la légère. C’est quelque chose qui oriente les visions politiques des individus, et qui concrètement fait voter les gens. C’est le cas pour les électeurs du RN.

Il faut donc accepter de ne pas détourner le regard. Il faut prendre cette question à bras-le-corps, en s’attaquant à la fois aux structures des inégalités ethnoraciales qui sont toujours à l’œuvre dans ce pays, et au bain idéologique ambiant qui peut avoir tendance à normaliser certains énoncés racistes. Toute concession faite à cette matrice idéologique ne permettra pas de récupérer des électeurs, mais alimenterait au contraire ce qui les fait voter pour le Rassemblement national.

Il faut aussi rappeler que les classes populaires et les classes moyennes blanches ne sont pas disposées par nature à voter pour le RN. Cela n’a donc aucun sens de dire qu’il est trop tard et qu’il ne faut plus se tourner vers elles parce qu’elles seraient condamnées à voter pour le Rassemblement national.

C’est un travail de long terme, qui consiste à s’adresser à ces classes populaires blanches, en proposant des mesures sociales et politiques ambitieuses, qui vont faire contrecoup et démonétiser la force politique du racisme. Il faut aussi rendre le coût moral et social du vote RN supérieur. Il faut arriver, sans stigmatiser les individus, à dire que, si, le vote RN fait appel à des affects racistes qui sont critiquables politiquement. C’est quelque chose qu’il faut réussir à dire sans condescendance.

Par ailleurs, il existe une pluralité de manières de voter RN. Il y a beaucoup de personnes qui ont voté pour ce parti, mais qui ont conscience que, pour le dire ainsi, ce vote ne reflète pas la meilleure part en eux. Des personnes me disent : « On devient aigris, on se résout à voter pour le RN, c’est malheureux, mais il faut bien en arriver là. » C’est quelque chose qu’ils vont faire à un moment donné. Certaines dispositions vont être activées lors de ce vote, mais elles ne résument absolument pas les individus.

Ces électeurs et électrices peuvent évoluer et changer d’avis. Si leur condition sociale change, si leur représentation politique se déplace, ils vont pouvoir voter pour d’autres options électorales. Il faut donc parvenir à la fois à rendre le racisme à nouveau honteux, tout en s’adressant à d’autres aspects et à d’autres intérêts sociaux chez ces individus.

Propos recueillis par Daphné Brionne

Photo de Une : Meeting de Marine Le Pen et de Jordan Bardella à Hénin Beaumont pour les élections européennes/ © Clément Martin (Hans Lucas)