Ce réseau libertarien qui veut imposer ses idées en France

par Rédaction

Un rapport de l’Observatoire des multinationales met en lumière l’un des facteurs méconnus de la progression des idées d’extrême droite en Amérique et en France : le soutien d’un réseau états-unien de think tank libertariens, appelé Atlas.

Quel point commun y a-t-il entre le mouvement du Tea party, le Brexit, les élections de Donald Trump à la présidence des États-Unis et de Javier Milei en Argentine, ou encore le rejet d’une constitution plus progressiste au Chili ? Au moins celui-ci :beaucoup des think tanks et autres organisations qui ont mené campagne pour organiser ces mouvements ou obtenir ces victoires conservatrices sont ou ont été partenaire d’un réseau international, le réseau Atlas. C’est ce qu’on apprend dans un rapport publié aujourd’hui par l’Observatoire des multinationales.

Cette enquête de l’Observatoire des multinationales, « Le réseau Atlas-la France et l’extrême-droitisation des esprits », met en lumière le fonctionnement de cette machine idéologique. Le rapport s’appuie en partie sur des documents internes inédits, et révèle qui sont les partenaires d’Atlas dans l’Hexagone. « Certains comme l’Ifrap [la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques, dirigée par la très médiatisée Agnès Verdier-Molinié, ndlr] sont omniprésents dans les médias, tandis que d’autres comme l’IFP [Institut de formation politique, ndlt] jouent un rôle clé dans la formation et la mise en réseau de leaders et porte-parole de droite et d’extrême-droite ».

L’objectif de ce réseau Atlas ? « Recouvrir le monde de think tanks et d’autres organisations libertariennes pour influencer la politique en agissant sur le "climat des idées" », explique le rapport. « Si leur mot d’ordre est la "liberté", il s’agit avant tout de celle des marchés, et des partenaires importants d’Atlas ont aussi des positions ultraconservatrices sur les questions sociales ».

Infographie
Les connexions du réseau Atlas en France
©Infographie : Maria Boidin/Observatoire des multinationales

Basta! publie ici un extrait du rapport.

Un réseau bien ancré en France

Basé à Arlington, en Virginie, l’Atlas Network est un réseau majeur de think tanks et d’autres organisations qui oeuvrent dans le monde entier pour gagner « la bataille des idées ». Créé en 1981 par l’entrepreneur Antony Fisher, le réseau Atlas veut recouvrir le monde de think tanks libertariens, sur le modèle de l’Institut des affaires économiques (IAE) qui, au Royaume Uni, a contribué à la victoire de Margaret Thatcher.

Depuis sa création, le réseau Atlas n’a cessé de prendre de l’ampleur. Dans son rapport annuel 2023, il revendique 589 partenaires dans 103 pays, un budget de 28 millions de dollars. Aux États-Unis, il a intégré de très puissants think tanks comme la Heritage Foundation, le Cato Institute ou le Heartland Institute. L’Europe et l’Asie centrale sont sa 2e plus importante zone d’investissement, avec 157 organisations partenaires qui bénéficient de ses formations, réseaux, prix et/ou financements.

Derrière le réseau Atlas, on trouve d’influents milliardaires, des magnats du pétrole et des fondations, qui défendent la dérégulation (notamment dans le domaine environnemental), mais aussi des positions ultraconservatrices (anti-avortement, anti « woke »...). On trouve aussi de grandes entreprises de secteurs comme le pétrole, le tabac ou les médicaments.

Pour imposer leurs idées, les partenaires du réseau Atlas recourent à des stratégies d’influence qui relèvent parfois de la manipulation : stratégies de la chambre d’écho et de la fenêtre d’Overton, expertise biaisée, astroturfing... Alors que leur projet vise des intérêts très particuliers – ceux des plus riches –, ils veulent apparaître comme des sources d’expertise indépendantes ou les porte-parole des simples citoyens, pour mieux influencer le « climat des idées » et promouvoir leur vision du monde.

Avec ces méthodes, les partenaires du réseau Atlas ont obtenu des victoires politiques partout dans le monde : diffusion du climato-scepticisme, influence sur des référendum (the Voice en Australie, référendum sur la constitution chilienne, Brexit...) ou encore élection de Javier Milei en Argentine.

Malgré la discrétion du réseau, son influence croissante commence à attirer l’attention de certains chercheurs et journalistes, comme le britannique Georges Monbiot qui, en janvier 2024, posait la question dans le Guardian : « Quels sont les liens entre Rishi Sunak, Javier Milei et Donald Trump ? » Réponse : le réseau Atlas.

En France, le réseau est particulièrement méconnu alors qu’il y finance des partenaires depuis sa création (et a bénéficié de fonds français, à travers l’entreprise Michelin). C’est surtout depuis les années 2010 que les partenaires français du réseau Atlas ont pris de l’importance, notamment à travers leur visibilité dans les médias. Ils ont tous des liens avec le monde des affaires, mais aussi, dans bien des cas, avec la sphère politique, en particulier avec l’extrême-droite et la droite radicale. Ils ont bénéficié de formations et d’autres formes de soutien du réseau états-unien, pour mener leur bataille culturelle.

Ainsi, l’Ifrap (Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques) a été fondé par un grand donateur de la Heritage Foundation proche de l’extrême-droite. Sa porte parole Agnès Verdier-Molinié s’est formée auprès de think tanks américains, et elle défend aujourd’hui les intérêts des plus riches, avec un conseil d’administration et des instances noyautés par de grandes fortunes.

L’Institut de recherches économiques et fiscales (iref) ou l’Institut Molinari, proches de milieux politiques et industriels, alimentent la chambre d’écho libertarienne dans les médias en portant des idées similaires : critique des impôts et diatribes contre une supposée « haine des riches », opposition aux politiques climatiques, appel à la privatisation de services publics... Ces think tanks très médiatiques se présentent et sont souvent présentés comme des experts indépendants et apolitiques.

Contribuables associés, très proche de l’extrême-droite, se dit elle aussi « politiquement neutre ». L’organisation défend le même type de positions et utilise des méthodes de mailing direct similaires à celles des conservateurs états-uniens pour les diffuser et revendiquer 350 000 membres, alors que ses statuts garantissent le contrôle de l’association par une poignée de dirigeants.

Plus discret, l’Institut de formation politique (IFP) joue un rôle majeur dans cette machine de guerre idéologique. Sur le modèle du Leadership Institute aux États-Unis, il forme des centaines de jeunes conservateurs en France, que l’on retrouve ensuite dans les sphères politiques, associatives et médiatiques. Son fondateur, Alexandre Pesey, proche des conservateurs américains, porte un discours de guerre des civilisations et espère un rapprochement des droites pour « défendre la France ».

Un ancien auditeur décrit l’IFP comme « une machine », qui forme depuis 20 ans une génération de cadres et militants qui se connaissent entre eux. Plusieurs d’entre elles et eux ont aujourd’hui acquis une certaine notoriété : Charlotte d’Ornellas, Thais d’Escuffon, Samuel Lafont, Alice Cordier...

Ce groupe d’organisations très liées entre elles joue un rôle de « chambre d’écho » pour les idées libertariennes et conservatrices en France. Même s’ils restent minoritaires dans l’opinion, leurs porte-paroles sont de plus en plus présents dans les médias et une partie de leurs propositions se retrouve dans le débat et les décisions politiques (par exemple dans le domaine de l’éducation).

Aux États-Unis, on retrouve Atlas derrière le mouvement du Tea Party, et aujourd’hui l’Heritage Foundation pilote le « Project 2025 », un programme taillé sur mesure pour Donald Trump. En France, les partenaires Atlas n’ont pas le même poids politique. Mais grâce à leurs méthodes, ils s’imposent de plus en plus efficacement dans le débat public, portant et légitimant, des propositions politiques proches de celles de la frange la plus radicale des conservateurs aux États-Unis.

Exposer les liens des partenaires Atlas en France avec le réseau américain et ses méthodes, mais aussi leur proximité avec des grandes fortunes, des industriels et des politiques de droite et d’extrême-droite permet de comprendre d’où ils viennent, quels intérêts ils représentent et comment ils imposent leurs idées. Les exemples des succès des partenaires Atlas aux États-Unis, au Brésil, en Argentine ou au Royaume Uni doivent nous alerter sur l’impact que ces organisations et leurs stratégies bien rodées pourraient aussi avoir si elles continuent à se développer en France.

Anne-Sophie Simpère

- Le réseau Atlas, la France, et l’extrême-droitisation des esprits - La machine de guerre idéologique d’une nouvelle extrême-droite, libertarienne et ultraconservatrice. Recherches et rédaction : Anne-Sophie Simpere. Avec la participation de : Laurence Ledoux Olivier Petitjean Lora Verheecke, Observatoire des multinationales.

Photo de une : Le président argentin Javier Milei en 2024 au Forum économique mondial/CC BY-NC-SA 2.0
World Economic Forum via flickr.

Suivi

Suite à cet article, Basta! a pris connaissance le 23 août 2024 du droit de réponse suivant de la part de la fondation Ifrap :

Cet article appelle de la part de la Fondation iFRAP les observations et rectifications suivantes :
 En premier lieu, l’iFRAP, fondation reconnue d’utilité publique, consacre son activité à l’évaluation des politiques publiques en effectuant des études et recherches scientifiques sur l’efficacité des politiques publiques, notamment celles visant la recherche du plein emploi et deu développement économique.
Ces travaux de recherche sont le fruit d’un travail pluridisciplinaire et collectif auquel participent des universitaires et fonctionnaires bénéficiant d’une carrière significative dans des administrations et entreprises publiques. L’expertise de la Fondation iFRAP n’est donc pas « biaisée ».
 En deuxième lieu, la Fondation iFRAP ne dispose pas de lien avec le réseau Atlas et ne bénéficie d’aucun soutien de quelque nature que ce soit du réseau Atlas.
 En troisième lieu, la Fondation iFRAP est financée par des dons émanant à 70% de personnes physiques françaises avec un montant de versement moyen à hauteur de 130 euros. Les dons des entreprises sont plafonnés et les entreprises donatrices sont majoritairement des TPE, PME et ETI françaises.
 En quatrième et dernier lieu, la Fondation iFRAP, qui poursuit un but d’intérêt général, est parfaitement indépendante des parties politiques. Le projet de la fondation Ifrap ne vise pas des « intérêts très particuliers ».

Commentaire de Basta!
L’Observatoire des multinationales, qui a publié un rapport sur le réseau libertarien Atlas auquel cet article fait échos, a reçu un droit de réponse similaire. Nous reproduisons leur commentaire suite au droit de réponse de l’Ifrap : « Comme précisé dans son rapport, l’Observatoire des multinationales indique que sans avoir d’éléments sur le partenariat actuel entre la Fondation iFrap et l’Atlas network, il dispose de documents internes et publics du réseau Atlas montrant les liens entre l’iFrap et le réseau de longue date, et jusqu’à une période très récente : rencontre entre le fondateur de la Fondation iFrap et celui du réseau Atlas, mentions de la Fondation iFrap comme partenaire du réseau Atlas sur le site internet du réseau ou dans une publication de son directeur... S’il s’agit d’un lien indirect, l’Observatoire des multinationales réitère aussi que la directrice de la Fondation iFrap a bénéficié d’une formation auprès de think tanks membres du réseau Atlas aux Etats-Unis (notamment la Heritage Foundation et le Cato Institute).
L’Observatoire des multinationales regrette que la Fondation iFrap n’ait pas donné suite à ses demandes d’entretien en amont de la publication de son enquête. »