Ils font les cent pas au pied de la centrale. Casques de protection sur la tête pour certains, shorts et tongs pour d’autres venus sur leur jour de repos. Nous sommes le 8 septembre. Tous savent qu’un comité social et économique extraordinaire se tient au même moment au siège de Gazel Énergie à Colombes (Hauts-de-Seine). Gazel Énergie, c’est le nom qu’a pris la filiale française du groupe tchèque EPH depuis son rachat des deux centrales à charbon de Gardanne et Saint-Avold (voir notre article précédent). Là-bas, à Paris, on discute de leur futur. Il est un peu plus de midi, et une cinquantaine de salariés attendent, dans un mélange d’appréhension et d’impatience, le compte rendu que leur feront les délégués syndicaux.
À quelques mètres de ses collègues, assis à une petite table en plastique près du local de la CGT, Nadir Hadjali est justement en train d’étudier le document qui vient de lui parvenir, le « Plan d’orientations stratégiques ». Il tourne les pages, tente de comprendre et d’assimiler les informations qu’il lit à toute vitesse, avant de conclure en fermant le document confidentiel : « Aujourd’hui, je vais beaucoup fumer ».
Dans ces pages, il est écrit noir sur blanc que la fermeture de la tranche 5 de la centrale – qui fonctionne au charbon – sera « anticipée ». Ce sera avant 2022, la date butoir annoncée par le gouvernement en 2017. Motif invoqué par Gazel Énergie : un manque de retour sur investissement. « Ils disent qu’il y a besoin de faire dix millions d’euros de travaux pour redémarrer la tranche, et qu’il ne reste plus assez de temps pour l’exploitation », lâche Nadir Hadjali, dégoûté. « Je ne comprends pas comment ils font leurs calculs, il faudrait qu’ils m’expliquent d’où sortent ces dix millions ». Puis il conclut, las : « De toute façon, c’est politique. Ils ne veulent plus travailler avec nous. »
« Mettre 154 salariés au chômage, ça ne lui fait rien »
Il faut dire qu’avant même le rachat des centrales de Gardanne et Saint-Avold par le tchèque EPH au groupe allemand Uniper, le conflit social avait déjà pris racine à Gardanne. De décembre 2018 à novembre 2019, une grève de près d’un an avait déjà fortement ralenti la production. Le mouvement avait été mené par la puissante CGT (94 % des voix aux dernières élections sur le site) pour protester contre la fermeture en 2022. Nadir Hadjali en est donc sûr, Daniel Kretinsky, le riche industriel tchèque à la tête d’EPH, savait où il mettait les pieds. « Il connaissait notre détermination puisque nous étions déjà mobilisés. C’est juste qu’il s’en fout de son image de marque en France. Et mettre 154 salariés au chômage, ça ne lui fait rien. »
Le jeune quadra se lève soudain, et va s’isoler avec les autres délégués syndicaux, le fameux document à la main. C’est l’heure. Il s’agit maintenant d’annoncer la mauvaise nouvelle aux collègues.
Une table de fortune est installée sur les graviers, à l’entrée du site de la centrale. Les trois délégués syndicaux prennent place, après avoir branché micros et enceinte. Le soleil de midi cogne sur les visages fermés des salariés. « Je veux commencer par vous dire que le PSE [Plan de sauvegarde de l’emploi] n’est pas annoncé, pas aujourd’hui, mais il y en aura un, qui le sera sans doute dans les prochains jours. C’est certain. Quand on dit que la tranche 5 n’est pas rentable et qu’elle va fermer, c’est pour très bientôt. » Silence dans l’assistance. Nicolas Casoni, le secrétaire général de la CGT, tente de secouer les troupes. « Oh les gars, on s’y attendait non ? C’est pas une surprise, ça fait deux ans qu’on est en lutte, on savait très bien que ça allait arriver. »
« Vous n’êtes pas assez flexibles et pas assez dociles pour eux »
Nadir Hadjali lit en détail le passage sur le manque de retour sur investissement, et les travaux nécessaires estimés à dix millions d’euros. « Mais on avait parlé de 800 000 ou un million d’euros la dernière fois, d’où ils sortent ces dix millions !? », lance un salarié dans l’assistance. « Et pourquoi ils disent qu’on est pas disponibles ? », lâche un autre. « On n’est plus en grève, on est là nous, on veut bosser ! » Nadir et Nicolas échangent un rapide regard avant d’afficher une même mine affligée. « On est comme vous, on ne comprend pas. » Pendant une heure, les salariés vont écouter la lecture de ce fameux « Plan d’orientations stratégiques ». Avec le détail des projets futurs proposés par la direction de Gazel Énergie.
Ces projets sont au nombre de trois, et ont pour objectif de « capitaliser sur l’unité biomasse » (la tranche 4 de la centrale qui fonctionne au bois) : production de biométhanol, à partir du C02 récupéré de la cheminée de l’unité biomasse ; production d’hydrogène ; alimentation du réseau de chaleur d’Aix-en-Provence par récupération de la chaleur de l’unité biomasse ; implantation d’une scierie dont la récupération de copeaux de bois servirait de combustible pour l’unité biomasse.
« Et ça se fera avec nous, ces projets ? » La question qui fuse est sur toutes les lèvres des salariés présents. Nadir Hadjali change alors de ton, le discours devient plus vindicatif. « Non évidemment. Il y a une culture ici qu’ils méprisent. Vous êtes trop payés, vous n’êtes pas assez flexibles et pas assez dociles pour eux. Le problème, ce sont nos conditions de travail et notre statut. » Le statut « Industrie électrique et gazière » (IEG) des salariés de la centrale, c’est la patate chaude que se renvoient les différents repreneurs du site depuis des années. Créé en 1946 pour tous les personnels qui produisent, transportent ou distribuent de l’électricité ou du gaz naturel, ce statut donne différents droits : retraite calculée sur les six derniers mois d’activité, taux d’augmentation salariale fixe et égale pour tous.
Autre problème soulevé dans l’assistance : « Combien de salariés vont-ils garder ici ? » « Peu importe, notre but, c’est de s’en sortir tous ! » lance Nadir dans son micro. Face à lui les esprits se réchauffent doucement. Après le temps de la douche froide, vient celui de la révolte qui gronde. « Ne regardez pas vos pieds, mais levez la tête, c’est important. Oui la période va être compliquée, mais il faut se battre et résister. Nous avons un combat à mener, et aujourd’hui, aucun projet n’est encore validé. »
Le projet de la CGT écarté en juillet, celui des élus verts repris en partie par l’État
Avec ses 83 hectares au total, situés à la convergence de grands axes autoroutiers reliant Aix, Marseille et Toulon, le site de la centrale de Gardanne peut faire des envieux. Mais Richard Gautier, urbaniste et architecte à Marseille, nuance : « Démanteler un site tel que celui de Gardanne, et dépolluer les sols, c’est très difficile à chiffrer. Donc oui, au niveau foncier c’est extrêmement intéressant pour EPH, et ils ont sûrement des idées derrière la tête, mais être capable d’estimer aujourd’hui ce que vaut ce terrain, c’est impossible. » Toutefois les projets se bousculent pour tenter de participer à l’écriture du prochain chapitre gardannais, appelé « Pacte territoriale Gardanne/Meyreuil ».
En juillet dernier, une réunion s’est déroulée à la préfecture en présence des représentants de l’État, de Gazel Énergie et des élus locaux (les associations de riverains ont été reçues à la sous-préfecture séparément, quelques jours plus tard). « Il y avait presque tout le monde sauf nous », note Nadir Hadjali, amer. Le but de cette réunion : acter une feuille de route, avec les différents projets étudiés, et l’objectif de rédiger ce fameux « Pacte » d’ici le mois d’octobre. Si le projet de la CGT, de captage et de stockage de CO2 dans les sols avec la création d’une unité de valorisation de déchets, a été écarté pour des raisons financières et environnementales, celui d’EELV a retenu l’attention des autorités et de Gazel. Porté par Rosy Inaudi, conseillère départementale pour les Verts, il consiste en la création d’un « pôle d’excellence régional - bois ».
« Leur projet à long terme, c’est de fermer la tranche biomasse »
À quelques kilomètres de la centrale, Rosy Inaudi nous reçoit avec Brigitte Apothéloz, ancienne élue municipale EELV, dans le jardin de cette dernière, sur les hauteurs de l’ancien quartier minier de Biver, à Gardanne. Les deux femmes se remémorent la réunion de juillet dernier en préfecture. « Ce que nous avons proposé, c’est une filière bois d’excellence », défend Rosy Inaudi. Le principe : construire une scierie sur le site de la centrale, qui utiliserait « en partie de la chaleur de récupération de la centrale biomasse », produirait 25 000 m3 de sciages résineux à destination des menuiseries de la région, mais aussi des sciures et autres déchets du bois « à destination de la centrale biomasse ».
« Mais nous voulons une scierie à taille humaine », précise Brigitte Apothéloz. Les deux femmes sont-elles heureuses de voir leur projet de scierie repris par Gazel et par les autorités ? « Globalement, oui, nous sommes satisfaites, mais nous restons sceptiques sur la tranche biomasse », confient les deux femmes. Rosy Inaudi s’explique : « Dans notre projet, il y a toujours une biomasse mais beaucoup plus petite que celle d’aujourd’hui [qui nécessite pour fonctionner à terme, 850 000 tonnes de bois par an, ndlr]. Dans notre idée, il s’agirait d’une biomasse qui brûlerait uniquement les déchets de la scierie ! La biomasse maintenue telle quelle par l’État et EPH, c’est un leurre. Comme ils ferment la tranche charbon, ils ne peuvent pas non plus fermer le bois, ça aurait fait trop de scandale, mais je pense que leur projet à long terme, c’est de la fermer. »
Les déconvenues de la centrale biomasse
La centrale biomasse fait en effet beaucoup parler d’elle depuis ses débuts en 2016. Son fonctionnement et sa mise en service n’ont cessé d’être repoussés. Elle souffre de problèmes techniques constants et nécessite de lourds investissements. « Brûler du bois, une matière vivante donc, qui bouge et qui est différente selon chaque arbre, ce n’est pas comme brûler du charbon, explique Jean Ganzhorn, ingénieur énergéticien et membre du collectif SOS Fôret. Ils ont fait appel à une société sud-coréenne [Doosan, ndlr] à l’époque, qui est venue pour transformer la chaudière. En France, c’est la première centrale à charbon qu’on a transformé en biomasse. Et ça a été mal fait. » Conséquence : la chaudière « explose » sans arrêt. Il est impossible de faire fonctionner l’unité 4 en continu, ce que confirment tous les salariés rencontrés sur le site.
Un point que conteste fortement Gazel par la voie d’une de ses porte-parole : « Nous, on y croit, et cette unité biomasse va fonctionner ! Elle a nécessité 300 millions d’euros d’investissement depuis sa création, donc nous n’allons pas y renoncer comme ça ! Nous allons faire le nécessaire et modifier ce qui doit l’être. » Qu’en est-il des critiques des écologistes sur les émissions de particules fines, ou la déforestation induite par la combustion de 850 000 tonnes de bois par an, objectif de rendement maintenu par Gazel ? Là encore, l’entreprise rejette ces arguments en bloc. « C’est une vision erronée, balaie la porte-parole, avant d’en appeler aux instances gouvernementales. Je vous garantis que les services de l’État s’assurent que ce qui est fait respecte l’environnement. Nous avons une façon durable de nous approvisionner. Une grosse partie de la biomasse vient du local, tout n’est pas importé. »
Comme Basta! l’expliquait en 2018, et d’après le bilan de la première année de fonctionnement de l’unité biomasse publié par la région, on peut voir qu’en réalité, plus de la moitié de la biomasse est importée. Les plaquettes, réalisées à partir de bois d’arbres de forêt, de haies, et de bosquets, viennent du Brésil (pour 60 %) et d’Espagne, par bateau et camions [1].
« Ici, on est chez nous. Eon, Gazel, EPH, ce sont des locataires »
« C’est une hérésie écologique, s’emporte Jean-Luc Debard, Gardannais et membre de l’association Convergence écologique en Pays de Gardanne. On coupe des arbres, qu’on fait ensuite voyager en bateau, et qu’on brûle, tout ça va libérer du CO2 qu’on cherche ensuite à capter… alors que ces mêmes arbres stockent naturellement et depuis des millénaires ce CO2 ! » Les riverains, les associations environnementales, et mêmes les élus locaux, tous critiquent fortement l’unité biomasse telle qu’elle existe aujourd’hui. Pour Jean-Luc Debard, dont la maison offre une vue panoramique sur la centrale, « il y a le bruit phénoménale de l’unité – quand elle fonctionne –, la poussière du bois transporté par les camions, et les particules ultra-fines, il y en a ras le bol de cette pollution ! »
Les salariés eux, désirent une seule chose : conserver leur emploi. Gazel nous l’assure : les salariés qui travaillent actuellement sur la tranche biomasse devraient rester en place : « Nous avons des excellents collaborateurs, qui ont de très bonnes compétences. Notre volonté est donc de pérenniser leurs emplois, pour 40 et 60 personnes. » Et pour les autres ? « Au total, nous serons sur une centaine d’emplois supprimés sur le site de Gardanne », déclare la porte-parole. Avant d’insister sur l’accompagnement qui sera proposé à chacun.
C’est là que ça coince pour Nadir Hadjali, qui ne décolère pas. Encore fébrile après la lecture du plan d’orientations stratégiques, il explique : « Sur 154 salariés, 80 % ont moins de 50 ans et doivent encore travailler 20 ans ! Comment va-t-on faire ? Moi, je ne veux pas les accompagner un par un à Pôle emploi où l’on va nous proposer d’être livreur ou pizzaïolo. Je ne crois pas à leur plan de réorientation professionnelle. Nous voulons maintenir notre outil de travail. » À la fin de la réunion improvisée au pied de la plus haute cheminée de France (de près de 300 mètres), Nadir motive ses troupes pour le combat à venir : « La barricade n’a pas deux côtés, soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. La direction va venir vous voir, et ils vont vous proposer plein de choses. Ceux qui veulent se battre devront aller jusqu’au bout. »
Après un appel à « ralentir le travail », le délégué syndical annonce une première journée de grève le jeudi suivant. Dans les rangs des salariés, la motivation semble finalement intacte. « Je suis prêt », explique Lionel, 34 ans, père de deux enfants. « J’ai toute ma vie ici. Je suis entré à la centrale il y a 14 ans, je ne partirai pas. Je veux bosser, et je suis prêt à me battre pour notre industrie. » Nadir confirme : « Même si je suis licencié, je ne partirai pas. Ici on est chez nous. Eon, Gazel, EPH… tout ça, ce sont des locataires, ils ont un bail mais c’est tout. Alors que nous, ça nous appartient. » Décidée, la CGT de la centrale de Gardanne a annoncé le 11 septembre vouloir continuer l’activité de la centrale sans charbon sous la forme d’une Scic, une société coopérative.
Maud de Carpentier.
Photo de une : Le 8 septembre, réunion des travailleurs au pied de la centrale. ©Maud de Carpentier.
Contacté, le nouveau maire de Gardanne, Hervé Granier a indiqué ne pas vouloir faire commentaire sur la situation de la centrale.