Autoréduction

« Ce qui est indécent, ce sont les profits de Carrefour, pas notre action »

Autoréduction

par Pierre Jequier-Zalc

Pour avoir réalisé une action d’autoréduction en faveur des précaires dans un supermarché, deux militants étaient jugés ce 14 octobre. Montant du préjudice selon Carrefour : 16 449 euros ; chiffre d’affaires en 2020 : 78 milliards. Récit du procès.

Sur le banc des parties civiles, personne, hormis l’avocat représentant la société Carrefour. Ni le plaignant, Monsieur F., gérant du Carrefour Market de la rue Nationale (13e arrondissement de Paris), ni aucun représentant de la multinationale de la grande distribution n’ont fait le déplacement ce 14 octobre au tribunal de grande instance de Paris. Du côté des accusés, c’est tout l’inverse. Didier et Alice [1], les deux mis en examen, sont bien là. La petite salle d’audience déborde de soutiens aux deux quarantenaires, obligeant certains à attendre dehors faute de place, jauge sanitaire oblige.

Ce jeudi, Didier et Alice sont poursuivis pour avoir, le 30 janvier 2021, « frauduleusement soustrait des biens de consommation (denrées alimentaires, alcool, hi-fi etc…) pour un montant total estimé à 16 449,75 euros au préjudice de Carrefour Market [celui géré par le plaignant, rue Nationale] avec cette circonstance que les faits ont été commis en réunion ». Les faits décrits tout au long de l’audience dessinent pourtant une réalité moins incriminante que cet intimidant intitulé.

« Si nous n’avions pas obtenu l’accord de Carrefour, nous serions partis sans rien prendre »

Dans la matinée du samedi 30 janvier, une trentaine de militants contre la précarité pénètrent dans le supermarché. Ils souhaitent obtenir de la part de Carrefour des biens de première nécessité, denrées alimentaires et produits d’hygiène pour ensuite les redistribuer à des collectifs et lors de maraudes. « Deux jours avant l’action, on voyait des vidéos de centaines d’étudiants faisant la queue pour des collectes alimentaires. Depuis le premier confinement, des collectifs d’entraide et de solidarité se sont mis en place, explique Didier à la barre. « On a senti une urgence. À la moindre distribution qu’on organisait, il y avait 50 mètres de queue. Les profits de Carrefour sur cette période sont indécents comparés à cette hausse de la précarité et des inégalités en France. Cette action, c’était leur demander collectivement une participation minimale infime. Elle me semble tout à fait légitime. »

Après une discussion entre les militants et le gérant du magasin, celui-ci appelle sa direction qui l’autorise à leur remettre des biens de première nécessité, à condition qu’il n’y ait pas d’alcool. « Cet accord a été obtenu sous contrainte, dans une situation de violence. L’objectif de Monsieur F. était d’éviter un esclandre et de mettre en sécurité les clients et le personnel », soutient l’avocat de la partie civile. Une version mise à mal par les éléments du dossier. « Dans une vidéosurveillance, on voit le gérant, les militants et le commissaire de police du 13e arrondissement en discussion et en négociation. Il y avait plus de 20 policiers sur place. S’il y avait eu une quelconque situation de violence ou de contrainte, les forces de l’ordre seraient intervenues en flagrant délit. Il ne s’est tellement rien passé qu’aujourd’hui il n’existe même pas de procès-verbal de cette intervention », assène Émilie Bonvarlet, avocate de la défense. « Si nous n’avions pas obtenu l’accord de Carrefour, nous serions partis sans rien prendre », assure Alice, à la barre.

Une fois l’accord oral obtenu, la trentaine de militants remplissent des sacs de biens. Sur le moment, aucun inventaire exhaustif n’est réalisé pour savoir quels produits sont pris par les activistes. Malgré tout, les vigiles du Carrefour Market vérifient le contenu des sacs, entraînant des négociations autour de la définition de « première nécessité ». « Des produits de première nécessité, ce n’est pas des produits de mauvaise qualité. On revendique que certains biens, comme des protections hygiéniques ou des couches de qualité, doivent être accessibles à tout le monde », souligne Alice. Avec Didier, ils assurent, en revanche, avoir respecté les termes de l’accord. « Aucune bouteille d’alcool n’a été prise. On a respecté les conditions du deal. » Si seuls Alice et Didier sont poursuivis, c’est parce que, partant en dernier du lieu de l’action, ils sont les deux seuls militants à s’être fait contrôler leur identité.

Ni magret, ni whisky

C’est une des questions qui anime le débat. Qu’ont pris la trentaine de militants lors de cette autoréduction ? Outre des produits alimentaires et d’hygiène, Carrefour les accuse d’avoir soustrait de l’alcool. Le tout pour une valeur de 16 449,75 euros. Pour justifier ce montant et ces accusations, l’enseigne de la grande distribution met en avant deux pièces. Un rapport d’un huissier mandaté par le supermarché qui constate certains rayons assez vides, comme celui du magret de canard ou le manque des « pièces les plus chères de la boucherie ». L’autre pièce versée au dossier par Carrefour est un inventaire des rayons qui note, par exemple, l’absence de 111 bouteilles de whisky.

« De l’argent pour les précaires, pas pour les actionnaires », entonnent les militants à la sortie du procès, escortés de près par les forces de l’ordre.
Pierre Jequier-Zalc

Lors de sa plaidoirie, l’avocate de la défense pointe l’incohérence de ces documents. « Le rapport de l’huissier s’attarde sur les magrets de canards et sur les pièces de boucherie qui manqueraient, soi-disant, dans les rayons. Or quand on regarde l’inventaire de Carrefour, on remarque qu’il ne manque aucune pièce en boucherie ou en volaille. On peut supposer que cette absence dans les rayons est due à un problème d’approvisionnement. En tout cas elle n’est pas du fait de mes clients », note Émilie Bonvarlet. « L’huissier a aussi eu accès à la vidéosurveillance du rayon alcool. Je m’attends à lire qu’il observe une ruée de militants sur les whiskys ou du moins que quelqu’un se rapproche de ce rayon. Il n’y a aucune mention de ce type. »

L’avocate remet aussi en cause la pertinence de l’inventaire fournit par la multinationale. « Nous ne disposons pas des inventaires précédents, ni quand ils ont été faits. Donc c’est tout à fait possible que cet inventaire recense des manques qui datent de plusieurs mois. Pensez-vous vraiment que trente militants auraient pu prendre 111 bouteilles de whisky avec un antivol sans que les vigiles qui regardaient les sacs ne le remarquent ni que les bornes antivols ne sonnent ? »

Un réquisitoire assez clément

Ni magret, ni whisky donc pour la défense qui remet aussi en cause la qualification de vol dans ce dossier. « Il y a eu un accord avec le gérant. Il n’y a pas de caractérisation du fait que l’accord n’aurait pas été volontaire. Or si la remise des biens est volontaire, ce n’est pas un vol. » Carrefour, de son côté, demande la réparation du préjudice ainsi que 18 000 euros pour la perte de chiffre d’affaires évaluée sur la durée de l’action. Une période de près d’une heure et demie plus longue de ce qu’elle a réellement duré, vidéosurveillance à l’appui… L’entreprise réclame aussi 15 000 euros de préjudice d’image. « Certains clients ont vu ça et du coup ne reviendront pas », argue l’avocat de la partie civile.

« Ce qui ternit l’image de Carrefour, c’est cette plainte et cette audience », réplique la défense qui s’appuie sur le chiffre d’affaires engrangé par Carrefour en 2020 : 78,61 milliards d’euros, un chiffre qui a largement augmenté grâce à la crise sanitaire. « Si on compare au montant évoqué dans cette affaire, c’est moins d’un quatre cent millionième de perte d’exploitation pour l’entreprise. »

Maître Bonvarlet invoque aussi dans sa plaidoirie l’article 122-7 du Code pénal qui dit qu’une personne « n’est pas pénalement responsable, [si] face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, [elle] accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Selon elle, « pour les personnes précaires et démunies qui ont pu bénéficier de cette autoréduction, le danger était actuel et imminent et que prendre un quatre cent millionième du chiffre d’affaires de Carrefour n’est pas un moyen disproportionné. » Elle a ainsi demandé la relaxe intégrale de ses clients et de débouter toutes les demandes de la partie civile.

La procureure de la République a, de son côté, refusé d’utiliser cet article dans son réquisitoire. « Même si la finalité n’est pas l’enrichissement personnel mais plus une finalité Robin des bois, du moins d’intérêt général, Carrefour demeure propriétaire des biens et c’est donc un vol en réunion qui est passible d’une peine maximale de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. » Une peine maximale que la procureure ne requiert pas dans ce dossier. « En prenant en cause toutes les circonstances atténuantes et le contexte, le parquet requiert 2000 euros d’amende pour chacun, intégralement en sursis. » Un réquisitoire assez clément salué par les militants venus soutenir les deux mis en examens. « Nous, on veut la relaxe », confie Alice, « si ce n’est pas le cas, on ira en appel ». Verdict le 18 novembre prochain.

Pierre Jequier-Zalc

Photo de une : Anne Paq

Notes

[1Prénoms modifiés à leur demande.