Ces dernières années, avant même la pandémie de Covid-19, les aides publiques aux entreprises ont connu une inflation continue, déjà sans transparence et sans conditions sociales, fiscales ou écologiques. Le silence relatif qui accompagne cette augmentation apparemment inexorable contraste avec le battage médiatique sur les aides sociales et leurs coûts.
Au vu de [la] longue histoire [des aides publiques aux entreprises], on aurait pu s’attendre que le commissariat général du Plan, puis le Centre d’analyse stratégique et France Stratégie disposent d’indicateurs précis et stabilisés sur ce que coûte cet empilement d’aides à l’État et aux contribuables. Il n’en est rien. Nous n’avons aucun chiffrage global, rien qui ne permette d’analyser l’évolution des aides dans le temps, ni d’opérer des comparaisons régionales et internationales et encore moins d’évaluer leur efficacité. Évaluer précisément la facture globale des aides publiques au secteur privé n’est manifestement pas la priorité des pouvoirs publics, pas plus que celle d’une grande part de la recherche en économie. À peine sait-on dire combien d’aides il existe, mais sans qu’il ne soit possible d’avoir une évaluation précise et à jour de leurs montants.
Nous avons néanmoins tenté de rassembler les rares données disponibles, aussi fragiles et incomplètes soient-elles. Celles que nous avons trouvées nous ont permis de mesurer l’accélération impressionnante du soutien public envers le secteur privé. Le « pognon de dingue » débloqué lors de la pandémie n’est pas une anomalie qui va se résorber. C’est au contraire l’accélération d’un changement profond en cours depuis quelques décennies.
Selon un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF), de l’Inspection générale des Affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale de l’Administration (IGA) publié en janvier 2007, soit quelques mois avant la crise de 2008-2009, l’ensemble des aides aux entreprises existantes représentaient à l’époque 65 milliards d’euros, dont 90 % étaient financées par l’État. Rendu public dans l’indifférence générale – nous n’avons retrouvé aucun article de presse à son propos – ce rapport montre donc que l’équivalent de 3,5 % du PIB annuel était alors transféré sous forme d’argent public aux entreprises privées.
40 milliards d’euros de CICE par an
Ses auteurs dénoncent déjà « un empilement de mécanismes voisins ou aux objectifs quasiment identiques », « des effets attendus qui ne résistent pas à l’évaluation par grandes masses » ou encore « une régulation du système faite de facto par les entreprises ». Ils précisent même que les efforts de « mise en cohérence et d’amélioration de l’efficience des aides » ne sont que trop rares, et constatent « un fort déficit de pilotage et de régulation de la politique d’aides publiques aux entreprises ». Ils préconisent enfin « un processus d’évaluation régulière des dispositifs d’aides publiques aux entreprises » et de « ne créer aucun dispositif nouveau sans évaluation préalable des dispositifs existants pour la finalité considérée ». Voilà qui aurait déjà dû justifier une complète remise à plat des milliers de dispositifs d’aides publiques, mais celle-ci n’a jamais eu lieu.
Pire. La crise de 2008-2009 a considérablement accru le volume des aides. C’est au détour d’un autre rapport, publié par l’IGF en juin 2013 et visant à simplifier et rendre plus efficaces les aides aux entreprises, que l’on apprend que l’intervention publique en leur faveur atteint désormais les 110 milliards d’euros. C’est une augmentation de 57 % en à peine six ans. Elle s’explique en partie par l’extension continue des dispositifs existants, mais aussi par les aides débloquées pour faire face à la crise économique et financière de 2008, notamment celles regroupées dans le plan de relance de Nicolas Sarkozy de 2008.
Outre des remboursements anticipés de CIR, de TVA et d’impôt sur les sociétés pour un montant total de 11,5 milliards d’euros, ce plan de relance exonérait totalement les entreprises de moins de 10 salariés de la totalité des charges patronales pour des embauches réalisées en 2009 jusqu’à hauteur de 1,6 fois le Smic. Le rapport, dit rapport Queyranne du nom du président d’alors de la région Rhône-Alpes, juge l’ensemble « faiblement piloté et insuffisamment évalué », recommandant « de disposer des instruments permettant de suivre avec plus de précision le coût et les effets de ces multiples dispositifs sédimentés, obsolètes et souvent inefficaces ».
Depuis 2013, de nouveaux transferts de richesse vers les entreprises privées sont venus s’ajouter aux dispositifs existants. Malheureusement, aucun nouveau chiffrage global n’a été publié. On en est réduit à des évaluations au doigt mouillé. Puisque le Pacte de responsabilité et le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), pour un montant total de 40 milliards d’euros par an, sont les mesures les plus coûteuses adoptées depuis sous la présidence de François Hollande, il est tentant de les ajouter aux 110 milliards de 2013 et d’évaluer le tout à environ 150 milliards d’euros en 2017, à la fin du quinquennat.
Transferts de richesse aux entreprises
Bercy ne dit pas le contraire : au détour d’une interview, en mai 2018, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes Publics, indiquait que les aides aux entreprises représentaient « 140 milliards d’euros chaque année ». Quatre ans plus tard, malgré des demandes réitérées de la part de journalistes, experts et parlementaires, Bercy n’a toujours pas publié de nouvelle évaluation.
Ne pinaillons pas. Conservons ces 140 milliards d’euros. Que peut-on en conclure ? D’abord, que ces transferts de richesse aux entreprises ont encore augmenté de 27 % entre 2013 et 2018. Ensuite, que ces 140 milliards d’euros équivalent au montant agrégé des aides sociales (allocations familiales, pauvreté, chômage et aides au logement) versées par l’État en 2018.
Cette comparaison est plus que justifiée. Il faut en effet se souvenir que l’expression « pognon de dingue » est devenue virale suite à une vidéo d’Emmanuel Macron diffusée à dessein pour faire le buzz sur les réseaux sociaux le 12 juin 2018 : on y voit le président de la République lors d’une réunion de travail à l’Élysée affirmer « mettre un pognon de dingue dans des minima sociaux » alors que « les gens ils sont quand même pauvres ».
Deux poids, deux mesures
Si l’on compare l’évolution des deux chiffres au cours des quinze dernières années, on constate en outre que « le pognon de dingue » destiné au secteur privé augmente bien plus vite que les aides sociales. En 2018, les aides aux entreprises représentaient l’équivalent de 5,6 % du PIB, en augmentation de 215 % sur un tout petit peu plus de 10 ans, soit une croissance annuelle moyenne de 7,2 % par an. C’est énorme.
Rares sont les grandeurs économiques qui augmentent à un tel rythme moyen pendant plus de dix ans. Surtout quand il s’agit de dépenses publiques, que tous les gouvernements disent vouloir compresser. De leur côté, les aides sociales dont le périmètre a déjà été évoqué, qui représentaient près de 108 milliards d’euros en 2007, n’ont crû que de 31 % sur la même période, soit 2,5 % par an. Les aides publiques aux entreprises ont donc progressé trois fois plus vite que les aides sociales entre 2007 et 2018.
Poursuivons la comparaison. Dès qu’une dépense sociale augmente un peu plus vite que le PIB, nombreux sont ceux qui dénoncent la gabegie d’argent public ou, à tout le moins, son caractère insoutenable au regard de la richesse nationale. Dans le cas présent, entre 2007 et 2018, le le PIB n’augmentait que de 1,5 % par an en moyenne, soit près de cinq fois moins vite que le montant des aides publiques au secteur privé (7,2 %), sans que cela n’émeuve personne, et surtout pas celles et ceux si enclins à dénoncer le poids des dépenses sociales.
Ainsi, on entend souvent dire que le coût de l’assurance-chômage pour les finances publiques est beaucoup trop lourd. Selon les données du ministère du Travail, 45 milliards d’euros étaient alloués aux chômeurs en 2019... contre près de 75 milliards d’euros en allègement du coût du travail qui bénéficient essentiellement aux entreprises privées : à se demander qui sont les véritables assistés.
Les entreprises bien moins mises à contribution que les ménages
Voilà donc de quoi tordre le cou à un bon nombre d’idées reçues. Depuis 20 ans, les politiques de restriction des dépenses sociales et de financements des services publics ont été justifiées par le risque d’accroissement des déficits budgétaires. Il n’a jamais été mentionné que les transferts de richesse des pouvoirs publics vers les entreprises privées jouent un rôle relatif sans doute bien plus important dans l’augmentation des dépenses publiques au cours des 15 dernières années que les transferts sociaux.
Comment des économistes, des éditorialistes et le personnel politique ont-ils pu asséner pendant des années qu’il n’existait aucune marge de manœuvre budgétaire pour réviser à la hausse les minimas sociaux alors que dans le même temps les aides publiques aux entreprises augmentaient de 7,2 % par an, laissant se sédimenter des centaines de dispositifs, pour une grande partie inefficaces ?
D’autant que cette explosion des aides au secteur privé s’est accompagnée d’un puissant transfert de la charge du financement du budget de l’État. Alors que les ménages et entreprises contribuaient à peu près de façon proportionnelle il y a encore dix ans, les entreprises ont été bien moins mises à contribution que les ménages depuis.
La participation des employeurs au financement de la Sécurité sociale diminue
Sous l’effet du CICE, du pacte de responsabilité et de la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS), l’effort contributif des entreprises a diminué, tandis que les prélèvements sur les ménages ont continué à s’accroître. Les hausses de la TVA, de la fiscalité locale, de la fiscalité écologique, de la contribution au service de l’électricité (CSPE) et des cotisations sociales salariées ont augmenté l’effort contributif des ménages de plus d’un point de PIB.
L’augmentation des aides publiques aux entreprises ne s’est donc pas accompagnée d’une hausse proportionnelle de leur contribution aux finances publiques par la fiscalité - c’est exactement le contraire qui s’est produit. La tendance se retrouve à l’identique du côté du financement de la Sécurité sociale. Selon le dernier rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale (REPSS) publié en 2022, la participation des employeurs privés au financement de la Sécurité sociale n’a cessé de diminuer au point de devenir minoritaire : alors qu’en 1990, leur part était de 51 %, elle est tombée à 36,5 % en 2019.
Désormais, les ménages sont les premiers financeurs d’une sécurité sociale dont le budget est de plus en plus grevé par la généralisation des exonérations de cotisations pour les entreprises.
À bien des égards, les entreprises privées vivent un âge d’or : elles bénéficient d’une part croissante des ressources publiques tout en réduisant drastiquement leur contribution à l’effort général. Pour quelle efficacité ? Hormis quelques cas emblématiques tels que le CIR ou le CICE, il n’existe aucune évaluation publique systématique de l’efficacité de chacune des 2000 aides publiques existantes.
Déjà en 1977, Anicet Le Pors s’étonnait du manque d’études sérieuses, tant au préalable qu’ex post, pour justifier la création ou le maintien d’une aide publique. Non seulement on ne sait pas combien les aides publiques coûtent au total, mais on ne sait pas non plus comment cet argent est utilisé et pour quels résultats : un vrai trou noir.
Comme si maintenir un voile d’ignorance permettait à Bercy et aux gouvernements successifs de ne pas dévoiler au grand jour l’inefficacité d’une bonne partie des dispositifs existants et d’éviter que leurs politiques de soutien au secteur privé soient débattues publiquement.
Maxime Combes et Olivier Petitjean
Le livre Un Pognon de dingue, mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie (coédition Seuil/Don Quichotte, mai 2022), de Maxime Combes et Olivier Petitjean, de l’Observatoire des multinationales, estla suite de l’initiative « Allô Bercy » sur les aides publiques Covid et les abus qui en ont découlé.