C’est l’un des messages qui ressort à la lecture du rapport spécial du Groupe intergouvernemental des experts sur l’évolution du climat (Giec) publié le 8 octobre dernier [1] : contenir le réchauffement climatique à 1,5 °C reste possible, mais cela nécessite des changements rapides et sans précédent. Si nous tardons à réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, le seul espoir d’atteindre cet objectif reposera sur le déploiement de technologies à émissions négatives, ou TEN.
Derrière ce bel oxymore se cachent des technologies dont le but est de retirer du carbone de l’atmosphère. Déjà, dans le dernier rapport du Giec en 2014, la part belle était faite à ces technologies dans les modèles climatiques évalués par le groupe d’experts, alors même que leur potentiel réel de captation de CO2 reste tout théorique [2]. Or, ces modèles climatiques ne font pas qu’explorer de possibles trajectoires futures : en servant de support aux négociations climatiques, ils rendent ces futurs plus susceptibles d’advenir. Au détriment d’autres trajectoires trop peu explorées.
Qu’entend t-on par technologies à émissions négatives ?
Les technologies à émissions négatives, les TEN donc, regroupent un ensemble de techniques visant à capter le CO2 atmosphérique pour le déplacer dans des compartiments (principalement géologiques ou océaniques) où il ne participe pas à l’effet de serre. Les TEN vont donc au-delà de technologies neutres en carbone (le captage du CO2 en sortie de centrales à charbon par exemple), et présentent un bilan CO2 négatif – au moins sur le plan théorique. Le terme regroupe différentes techniques aux niveaux de développement variés.
Certaines, comme celles basées sur le boisement (reforestation ou afforestation) sont bien maîtrisées, d’autres comme l’ensemencement des océans (l’apport de nutriments dans les océans pour booster la croissance du phytoplancton) ou la capture directe du carbone atmosphérique (via de grands échangeurs permettant de le concentrer) semblent encore techniquement incertaines. Parmi celles-ci, la BECCS (Bio-Energy with Carbone Capture and Sequestration en anglais) semble la plus prometteuse : elle consiste à faire pousser des végétaux, puis à les brûler pour produire de l’énergie tout en captant le CO2 issu de la combustion. Le carbone capté durant la croissance des plantes est ainsi déplacé vers des compartiments géologiques (d’anciens gisements de gaz par exemple).
Si, sur le papier, la BECCS présente le double avantage de produire de l’énergie tout en captant du carbone, les incertitudes quant à la faisabilité technique de la capture du CO2 en sortie de centrale à biomasse, tout comme les incertitudes relatives aux coûts associés (la technique s’avère très énergivore), restent énormes. Sans même parler des questions engendrées par la production massive de biomasse.
Accaparement de terres, fuites de gaz carbonique, mouvements de terrains...
Car en effet, un recours à la BECCS qui permettrait de contenir le réchauffement climatique à 1,5 °C d’après les modèles climatiques évalués par le Giec dans son dernier rapport, impliquerait d’utiliser – et c’est ici que les choses commencent à se corser – près de 20 % des terres arables disponibles à l’échelle mondiale pour la culture de biomasse. On imagine aisément les conséquences sur la production agricole. Prélever cette surface sur des terres naturelles (forêts, prairie) plutôt que cultivées pourrait avoir le même effet délétère sur la biodiversité qu’un réchauffement d’environ 3°C [3]. Un remède pire que le mal.
De manière générale, les TEN posent également la question de la permanence et de la sécurisation du stockage du carbone. Les expérimentations menées ont mis en évidence des risques de fuites, de mouvements de terrain voir même de réactivation de failles sismiques associé au stockage géologique de CO2 [4]. Des doutes planent également au-dessus des techniques mieux maîtrisées comme l’afforestation ou la reforestation : les forêts ne sont pas à l’abri des feux (d’ailleurs de plus en plus fréquents sur une planète qui se réchauffe), ce qui aurait pour effet de renvoyer subitement à l’atmosphère tout le carbone capté.
Quatre scénarios climatiques sur cinq impliquent un recours à ces technologies
Malgré toutes les questions qu’elles soulèvent quant à leur faisabilité technique et à leur acceptabilité sociale, les TEN constituent une composante centrale des modèles climatiques. En effet, parmi les 400 scénarios évalués offrant une chance raisonnable de contenir le réchauffement en deçà de 2 °C, plus de 80 % impliquaient un recours rapide et massif aux TEN [5]. Même si le dernier rapport du Giec met l’accent sur les impacts négatifs des TEN, la majorité des scénarios évalués envisagent un début des émissions négatives à large échelle à partir de 2030, et même une captation du carbone qui surpasserait les émissions entre 2050 et 2070.
Cette place surdimensionnée laissée aux TEN dans les scénarios climat n’est d’ailleurs pas dénoncée par des militants écologistes en mal de catastrophisme, mais par le European Academies Science Advisory Council, le regroupement des académies nationales des sciences des pays de l’Union européenne dans un rapport publié en février 2018 [6]. Selon cette institution des plus respectables, « se reposer sur les TEN pour compenser l’échec des réductions d’émissions aurait des implications sérieuses pour les générations futures ».
L’hypothèse d’une croissance économique continue jusqu’en 2100
De quoi remettre sérieusement en question la place laissée aux TEN dans les modèles des climatologues. Ces derniers ne peuvent pourtant ignorer leur excès de confiance dans la technologie, mais alors pourquoi y ont-ils recours ? Une piste de réponse pourrait passer par l’examen des hypothèses sous-jacentes à l’ensemble des scénarios modélisés. En effet, les modèles synthétiques utilisés par le Giec sont des modèles couplant des trajectoires socio-économiques à des émissions de CO2 et à la réponse correspondante du système Terre.
Or, un point commun entre tous ces scénarios est l’hypothèse d’une croissance économique continue jusqu’en 2100. Est-ce pour compenser les émissions inévitablement liées à une croissance économique continue que les modélisateurs n’ont d’autre choix que de faire des hypothèses peu réalistes quant aux possibilités de captation de CO2 ? Cela ressemble fort à une démonstration par l’absurde de l’incompatibilité d’une croissance ininterrompue avec l’objectif d’un changement climatique contenu...
Un excès de confiance dans des technologies non abouties
Tout cela pourrait ne rester qu’un débat entre climatologues et modélisateurs, mais ce serait ignorer le rôle de ces modèles dans les négociations climatiques. Comme le rappellent les politologues Silke Beck and Martin Mahony, l’objectif des 2°C est devenu politiquement consensuel à l’échelle internationale parce que des modèles climatiques ont réussi à trouver des trajectoires d’émissions nous y conduisant [7]. Or, en reposant massivement sur des technologies encore hypothétiques, comme la BECCS, ces modèles ont eu l’effet indirect de réduire les débats portant plutôt sur les moyens de réduire rapidement et drastiquement les émissions de CO2.
De fait, pour bien des décideurs, les options pour réduire rapidement et drastiquement nos émissions (transition vers 100% d’énergies renouvelables, changement des pratiques agricoles, sobriété volontaire) semblent actuellement peu raisonnables. Mais est-il plus raisonnable d’émettre aujourd’hui du CO2 dans l’atmosphère tout en croisant les doigts pour réussir à l’en retirer demain ? L’excès de confiance dans des technologies non abouties pourrait bien nous enfermer dans des trajectoires d’émissions conduisant à un réchauffement non contenu. À quelques semaines de la prochaine conférence internationale sur le climat (COP24 à Katowice, en Pologne), où les États devront dévoiler leurs contributions à l’Accord de Paris, il faudra donc veiller à ne pas nous laisser enfumer par les émissions négatives.
Kévin JEAN, administrateur de Sciences Citoyennes
Dessin : © Rodho