« Ce qui m’a interpellé dans cet atelier, c’est de déconstruire le rôle des hommes. On ne prend pas souvent les choses sous cet angle ». Floriane, 28 ans, est venue ce samedi matin dans un local associatif de l’Est parisien pour tester des outils d’animation sur les questions d’égalité femmes-hommes. Des outils qui se penchent non pas sur la situation des femmes, mais sur la, ou plutôt, les masculinités, les représentations et les manière d’agir associées à ce que c’est qu’être un homme, les privilèges, les obligations…
Ce jour-là, une dizaine de participants sont là, dont seulement deux hommes. Toutes et tous travaillent dans des centres sociaux, dans l’éducation populaire, au sein d’associations. « Dans nos ateliers précédents, il y avait beaucoup d’hommes. Nous leurs avons beaucoup donné la parole, mais il y avait des femmes pour leur répondre , précise Anaïs Enet-Andrade, l’une des animatrices de l’atelier. L’échange mixte est riche », ajoute-t-elle.
« Il ne s’agit pas de faire un café des messieurs »
Anaïs travaille dans une association de solidarité internationale, Quartiers du monde. Elle mène ce projet de développement d’outils participatifs sur les représentations des masculinités aux côtés de David, qui travaille dans un centre social parisien, et Simon Dubois-Yassa, qui anime dans la région de Toulouse des ateliers auprès d’hommes détenus, condamnés pour violences conjugales. « Notre idée et de développer ici des outils qui existent déjà depuis longtemps en Amérique latine. Quartiers du monde travaille en Amérique latine et en Afrique du Nord avec une perspective féministe, avec des associations de terrains. Celles-ci ont constaté que le premier frein au développement socio-économique des femmes, c’était les hommes. Que pour s’émanciper économiquement, socialement, les femmes devaient constamment négocier avec les hommes. Qu’il fallait donc aussi travailler avec eux, dit Anaïs. Travailler les masculinités, c’est une stratégie, ce n’est pas une fin en soi. »
« Dans mon centre social, je travaille beaucoup avec des adolescents et leurs parents, dans une perspective d’égalité femmes-hommes, une perspective de genres, sur les masculinités, dit aussi David. L’idée de nos ateliers, c’est de rayonner, que d’autres s’emparent de ces outils. Ce sont des outils participatifs, où l’on part de son vécu, dans le cadre d’une parole bienveillante. » Le terme de « parole bienveillante » revient régulièrement dans l’atelier, pensé pour être un lieu mixte d’échange et d’écoute mutuelle. « Mais il ne s’agit pas de faire un café des messieurs », souligne l’une des participantes.
« Percevoir l’égalité aussi en terme de complicité »
C’est déjà le troisième atelier que le trio organise. Le premier avait eu lieu lors du forum Femmes en action de Paris, autour d’un film d’animation qui suivait la vie d’un petit garçon jusqu’à l’âge adulte ; le deuxième a discuté des privilèges liés à la masculinité, et des injonctions et charges qui y sont associées. Ce jour là, l’atelier est consacré au pouvoir, à son inégale répartition, aux mécanismes de pouvoir qui existent entre les hommes et les femmes, entre hommes, et entre les femmes elles-mêmes.
« L’un des enjeux principaux de ces outils, c’est de voir ce que les hommes peuvent bouger, qu’ils perçoivent aussi les charges qui sont associées à leur statut d’homme, comme l’injonction “sois fort”, ajoute David. Parce que ce n’est pas facile de laisser la place quand on a le pouvoir, mais si on perçoit ce pouvoir aussi en terme de charges, cela peut être plus facile de bouger les choses. Au delà de la solidarité d’hommes avec les femmes, il s’agit de percevoir l’égalité en terme de complicité. On est ensemble. La remise en question ne doit pas se faire par simple solidarité, mais parce qu’en fait, on y gagne tous. »
Contrôler, culpabiliser, ignorer, récompenser, punir
Rapidement, les jeux participatifs commencent. Vient un jeu de rôle. Chacun reçoit un papier avec un verbe inscrit dessus. Il le garde secret, mais doit incarner ce verbe autant qu’il le peut, dans la cadre joué d’une fête. Les verbes en question – contrôler, culpabiliser, ignorer, récompenser, punir – sont en fait différents pouvoirs. Chacun raconte ensuite ce qui a été ressenti. « J’avais le verbe récompenser, cela m’a donné une consistance », dit Daisy. « Je ne suis pas sure qu’avoir du pouvoir, ce soit toujours jouissif, c’est même angoissant », enchaine Marie. « Le fait d’ignorer peut aussi être un pouvoir très puissant, mais il peut être dominé par la récompense », ajoute David. Anaïs souligne que « ces pouvoirs sont liés les uns aux autres. Quand on regarde par exemple de près le cycle de la violence faite aux femmes, on passe d’un des ces pouvoirs à l’autre, de punir à contrôler, puis récompenser, ignorer, culpabiliser. »
Le groupe réfléchit ensuite à l’exercice de chacun de ces pouvoirs dans sa vie quotidienne. David explique : « À quel moment j’ai subi un de ces pouvoirs, à quel moment je l’accepte ou peut-être je ne l’accepte pas ? Il y aussi l’autre question, à quel moment j’utilise tel pouvoir, en famille, avec les enfants, au travail, dans le couple ? Nous sommes parfois tous obligés d’exercer un pouvoir, un certain pouvoir. Dans le travail sur les masculinités, une question est de s’interroger avec les hommes sur cela, à quel moment j’ai exercé ces pouvoirs, à mon profit, pour un profit éventuellement collectif, à quel moment j’ai été récompensé. Le pouvoir peut parfois être bienveillant, avec les enfants par exemple, mais il faut aussi se demander quel degré de toxicité cela a dans mon environnement quand je pratique tel ou tel pouvoir. » « Je n’avais jamais pensé que j’exerçais parfois des pouvoirs, c’est une pensée nouvelle pour moi », réalise Melissa, un jeune femme.
La « table du machisme » : misogynie, hétérosexualité compulsive, homophobie et sexisme
Ce travail sur les cinq verbes de pouvoirs est inspiré d’un Bolivien, Marcelo Ponce, actif dans une association de promotion des femmes en Bolivie, qui travaille avec Quartiers du monde. Marcelo Ponce a aussi élaboré l’image d’une « table du machisme », qui tient sur quatre pieds : la misogynie, l’hétérosexualité compulsive (le fait de chercher toujours de nouvelles partenaires, de toujours vouloir séduire), l’homophobie, et le sexisme. Comme pour toute table, si l’un des pieds est retiré, elle devient instable, voire s’écroule. « Nous voulons aussi travailler sur la question de la construction de l’identité de genre, et les questions intersectionnelles, en étant attentif aussi aux préjugés racistes, homophobes, aux rapports de classe », annonce Anaïs.
Ces questions apparaissent de fait dans les ateliers. En abordant le problème du pouvoir entre hommes et femmes arrive celui du pouvoir des plus riches sur les plus pauvres, des blancs sur les non-blancs, même entre femmes. En abordant la question des codes de la masculinité affleure l’injonction à l’hétérosexualité, en plus de celle à la virilité. « Quand on parle dans des cercles d’hommes, ce qui revient très souvent, même si ça peut sembler banal, c’est l’interdiction de pleurer qui est faite aux hommes, rapporte David. C’est aussi ça, le partage des pouvoirs, c’est aussi le partage de la sensibilité et des codes du féminin. Nous travaillons sur le droit à ne pas se reconnaître dans la virilité. Et à ne pas en être moins homme pour autant. »
Le cours particulier avec Eric Fassin du podcast Les couilles sur la table.
Travailler avec des détenus condamnés pour violences conjugales
Ces codes de la virilité, Simon Dubois-Yassa les connaît bien. Il travaille avec Anaïs et David sur les ateliers participatifs. Professionnellement, il organise de tels ateliers dans la région de Toulouse, mais non mixtes, exclusivement avec des hommes : en l’occurrence des détenus condamnés pour violences conjugales. « Ce sont des détenus en aménagement de peine. Ils sont en fin de peine et vivent dans un appartement en colocation, en autonomie. C’est une transition pour ne pas les laisser dans la nature à la sortie. Là, dans cet appartement, ils sont accompagnés pour les démarches administratives, l’inscription à la CMU par exemple. Sans ces aménagements, beaucoup repartent directement vivre avec leurs anciennes conjointes en sortant de prison. Comme ils ont été condamnés pour violences conjugales, ce n’est évidemment pas la solution. »
Simon a une formation de sociologue. C’est lors d’un temps passé au Nicaragua et en Colombie qu’il s’est formé à des outils d’éducation populaire sur l’égalité femmes-hommes. « Au Nicaragua, l’association avec laquelle j’ai travaillé fait cela depuis déjà 20 ans déjà », souligne-t-il. Le groupe de trois détenus en aménagement de peine que suit aujourd’hui Simon se rend à des sessions de parole thérapeutique toutes les deux semaines, avec une association de psychologues. Simon, lui, les voit toutes les semaines. « Ce sont des auteurs de violences conjugales qui ont été condamnés à de la prison ferme. L’objectif de ces ateliers, c’est de réduire la récidive. Quand ils arrivent chez nous, c’est à la fin de leur peine, mais pour la représentation de genres, de la réappropriation de la responsabilité des violences, il n’y a eu aucun travail de fait auparavant en prison. »
« Nous avons parlé des effets de l’alcool, de l’enivrement par l’enthousiasme, des émotions »
Le public est différent, mais Simon utilise avec les détenus des outils similaires à ceux des ateliers mixtes organisés avec des participants déjà conscientisés. « Nous nous retrouvons autour d’une table. Au moment de la Coupe du monde de football, j’ai présenté une étude anglaise qui montrait que les violences conjugales augmentent au moment des matchs, et augmentent moins quand l’équipe locale gagne. Nous avons parlé de cela, des effets de l’alcool, de l’enivrement par l’enthousiasme, des émotions », raconte-t-il.
« J’ai aussi présenté des témoignages de femmes agressées dans les fan-zones à Paris. Ils disaient “ce sont des malades, les hommes qui agressent ces femmes dans les fan-zones”. Et nous discutons. Est-ce que ce sont des malades ou pas, si ce sont des comportements qu’on apprend… Ce sont surtout eux qui parlent, qui relatent leur propres expériences. » Les détenus de cet ateliers restent dans l’appartement de transition entre un et six mois. « C’est évidemment trop court, dit Simon. Mais sur plusieurs mois, on voit des évolutions. Au fur et à mesure, ils parlent plus, de témoignages de femmes qu’ils ont vus à la télévision, d’hommes qu’ils ont vu frapper sans raison contre un arbre dans la rue… »
La prévention des violences conjugales n’est pas une priorité du système pénitentiaire
Le jeune homme a aussi animé un atelier en milieu fermé, en prison. « Les hommes y connaissent très bien ce qu’est la performance de la masculinité. Il y sont confrontés continuellement. J’apporte des lunettes pour lire ce qu’il y a derrière. J’ai réalisé des ateliers lors d’une semaine d’interventions sur l’égalité femme-hommes. Ce n’était pas obligatoire, et pourtant, ils sont venus tous les jours. Cela a très bien marché. Les personnes du service socioculturel de la prison étaient très enthousiastes. » Pourtant, ni les ateliers avec les détenus en aménagement de peine, ni ceux en milieu fermé ne sont assurés de continuer. « Les dispositifs autour d’hommes auteurs de violences conjugales sont souvent arrêtés au bout de quelques mois ou quelques années », regrette Simon. La prévention des violences conjugales ne semblent pas être une priorité du système pénitentiaire français.
Dans le local associatif parisien, à la fin de l’atelier, Pierre, resté auparavant plutôt silencieux conclut que « l’enjeu, ce sont les plus jeunes. Il faudrait arriver à développer de tels outils sous forme de matériel pédagogique. L’école pourraient peut-être se les approprier, et puis aussi les entreprises. »
Rachel Knaebel
Voir aussi :
– Le 24 novembre, grande marche nationale pour dire stop aux violences sexistes et sexuelles
– Le blog Le Mecxpliceur
– Le blog sur les privilèges masculins Dialogues avec mon père
– Le podcast Les couilles sur la table
– La série de documentaire LSD de France culture "Masculins, est-ce ainsi que les hommes se vivent"