Il y a deux ans, à bord d’un bateau de contrebande parti de Turquie, Rawan, 19 ans, a vu les autres passagers paniquer lorsqu’un vaisseau de garde-côtes grecs a commencé à s’approcher en tournant autour d’eux. Rawan a d’abord entendu deux coups de feu provenant de la patrouille. Craignant d’être arrêté, le conducteur du bateau, un pêcheur turc, a fait demi-tour pour fuir vers la Turquie. Puis Rawan a entendu des coups de feu supplémentaires. Lorsqu’une balle l’a atteinte au bas du dos, tout d’abord elle n’a rien senti. Ensuite, se souvient-elle, cela a été comme un incendie.
Le mari de Rawan avait rejoint l’Allemagne un an plus tôt. Tous deux avaient décidé de quitter Damas, la capitale syrienne, leur ville natale. Rawan et douze autres Syriens se dirigeaient vers la petite île grecque de Chios, dans un petit bateau en fibre de verre, bien plus rapide que les canots pneumatiques utilisés par la plupart des réfugiés pour effectuer la traversée depuis les côtes turques, à huit kilomètres de là.
Avant les coups de feu, Rawan avait entendu quelqu’un crier « Stop ! » dans un haut-parleur, depuis le vaisseau des garde-côtes. Elle était avec quatre autres personnes dans le compartiment avant du bateau ; les autres étaient assis à l’arrière, près du moteur. Son beau-père, Adnan Akil, a lui aussi été atteint d’une balle dans le bas du dos. Et Amjad A., un autre réfugié syrien qui a demandé que ne soient dévoilés que son prénom et l’initiale de son nom, a été touché à l’épaule.
Sur le bateau, 16 impacts de balles
Akil déclare se souvenir parfaitement de l’enchaînement d’événements qui a mené aux coups de feu. Un officier était armé d’un pistolet, l’autre avait un pistolet-mitrailleur. Akil, Rawan et d’autres témoins se rappellent avoir entendu un officier tirer par à-coups. « Nous hurlions au conducteur de s’arrêter », se souvient Braa Abosaleh, un autre réfugié syrien qui était à bord ce jour-là.
Voyant que le conducteur ne s’arrêtait pas, les garde-côtes leur ont foncé dedans depuis l’arrière. Selon Akil et Rawan, le pêcheur a alors coupé les moteurs, en faisant semblant de se rendre. Mais lorsque les officiers ont baissé leurs armes et se sont approchés, il a relancé le bateau, en tournant la proue vers la Turquie. Cette fois, les garde-côtes ont tiré directement sur le bateau en fuite.
Après ces nouveaux coups de feu, le conducteur a fini par s’arrêter. De sa position juste à l’extérieur du compartiment avant, Abosaleh a vu un officier des garde-côtes passer dans leur bateau et en venir aux mains avec le conducteur. Il témoigne avoir vu l’officier frapper le pêcheur avec la crosse de son pistolet avant de lui passer les menottes – un témoignage que confirme Rawan. Les blessés ont été transportés à l’hôpital, et le reste des réfugiés emmenés dans un hôtel de Chios pour y être interrogés.
Un rapport d’incident non censuré de Frontex à propos de tirs de garde-côtes sur un bateau de réfugiés. (Cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Selon un rapport officiel, en date de mars 2014, sur les dégâts occasionnés par cet incident, c’est un total de 16 impacts de balles qui ont été retrouvés sur le bateau, la plupart autour du compartiment avant.
Même blessés, traités « comme des animaux »
Assise sur un canapé dans son appartement du nord de l’Allemagne, Rawan roule nerveusement cigarette après cigarette. Depuis sa blessure, elle marche en boitant. Elle insiste pour que ne soit publié que son prénom : sa famille en Syrie ne sait pas encore qu’elle a été touchée par une balle. Elle raconte que les officiers des garde-côtes les ont jetés dans leur bateau, elle et les autres blessés, « comme des animaux ».
Après les coups de feu, l’un des officiers impliqués a été arrêté. Selon les documents soumis au tribunal, il a admis avoir vidé une cartouche de 30 balles et rechargé son arme pour continuer à tirer. Devant les juges, les deux autres officiers qui l’accompagnaient ont rejeté la faute sur leur collègue, assurant qu’il avait agi de lui-même et non sur ordre de ses supérieurs. Les tirs furent présentés comme un incident isolé.
Moins d’un mois plus tard, un tribunal grec jugea que les garde-côtes, y compris celui qui avait été arrêté, n’avaient commis aucune faute ; ils n’avaient ouvert le feu que pour arrêter un présumé contrebandier.
L’usage des armes à feu, une pratique récurrente
Pourtant, un ensemble de rapports d’incidents de Frontex, l’agence des frontières de l’Union européenne, obtenus par The Intercept, montre que l’usage d’armes à feu pour intercepter les bateaux conduits par des passeurs – malgré le risque, ce faisant, de blesser ou tuer des réfugiés – constitue une stratégie fréquente pour les Grecs et les Européens [1].
Ces documents, qui auraient dû être expurgés pour garder les détails opérationnels confidentiels mais que Frontex a rendu publics par erreur, mettent en lumière de nombreux cas d’usage d’armes à feu contre des bateaux transportant des réfugiés. The Intercept a décidé de publier les documents non expurgés dans leur intégralité, pour démontrer comment des vies sont mises en danger au cours de ces incidents. Ces rapports couvrent une période de vingt mois allant de mai 2014, soit deux mois après les coups de feu à Chios, à décembre 2015. Chaque cas d’usage d’armes à feu – même lorsqu’il a entraîné des blessures – y est décrit comme étant conforme aux « règles d’engagement » [2] employées pour arrêter un bateau en mer.
« Parfois, nous tirons sur le moteur »
Chios est une petite île endormie de 50 000 habitants, à seulement huit kilomètres des côtes turques. Elle est depuis longtemps l’un des principaux points de passage des réfugiés qui veulent entrer en Grèce depuis la Turquie. Dans les premiers mois de 2015, au début de la vague de traversées la plus récente, le principal parc de la ville est utilisé comme un lieu d’accueil improvisé, où de nombreux habitants se rendent pour offrir leurs services ou de la nourriture. Aujourd’hui, l’un des trois camps établis dans l’île est à proximité de ce même parc, en plein centre-ville.
Certains membres des garde-côtes de Chios déclarent être submergés par les arrivées de réfugiés, manquer des ressources nécessaires, et ne pas avoir reçu de formation appropriée. Selon les statistiques de l’ONU, plus de 100 000 réfugiés ont pourtant transité par Chios en 2015 – soit deux fois la population locale.
« Il est très difficile de stopper un bateau rapide », explique un capitaine des garde-côtes qui travaille actuellement dans les îles grecques. Sous couvert d’anonymat, il détaille le protocole pour intercepter les bateaux de contrebandiers en provenance de Turquie. « Nous approchons du bateau, nous leur disons "Stop !" avec les mains ou avec une sirène. » Si le bateau ne s’arrête pas, « parfois, nous tirons sur le moteur ». Il précise que les tirs n’interviennent « que s’il n’y a pas de risque. S’il y a un risque, assure-t-il, nous les laissons partir. »
Incidents à répétition
Pour passer de la Turquie aux îles grecques à travers la mer Égée, les réfugiés utilisent deux types de bateaux. Les plus communs sont des canots pneumatiques lents, surchargés, avec souvent plus de cinquante personnes à bord. Ils avancent laborieusement, à peine au-dessus de l’eau, actionnés par des petits moteurs poussifs qui tombent souvent en panne avant d’atteindre l’autre rive. Ces bateaux gonflables n’ont généralement pas de passeurs à bord ; ces derniers offrent le passage à l’un des réfugiés, à condition qu’il pilote le bateau.
Les bateaux plus rapides, comme celui qui transportait Rawan, sont en bois ou en fibre de verre, et sont souvent conduits par des pêcheurs locaux qui travaillent pour des réseaux de passeurs et font plusieurs voyages par jour. Selon les témoignages de réfugiés à Chios, Lesbos ou en Grèce continentale, confirmés par les rapports d’incidents de Frontex, ces pilotes, lorsqu’ils se retrouvent face à des garde-côtes dans les eaux territoriales grecques, essaient souvent de faire demi-tour et de fuir vers la Turquie. C’est alors que les tirs interviennent.
Enregistrement vidéo de garde-côtes grecs interceptant un bateau transportant des réfugiés.
« Règles d’engagement »
Les agents de Frontex sont censés obéir aux mêmes règles d’engagement que la police du pays sur le territoire duquel ils opèrent. La loi grecque distingue quatre cas d’usage d’armes à feu : les tirs d’intimidation, les tirs sur des objets, les tirs visant à immobiliser, et les tirs visant à tuer. Selon les règles d’engagement en vigueur pour les officiers des garde-côtes grecques, ainsi que pour les agents de Frontex actifs dans le pays, il est légal de tirer pour mettre hors d’usage un véhicule afin d’empêcher quelqu’un d’entrer ou de sortir illégalement d’un pays, s’il porte une arme à feu.
Le capitaine de garde-côtes refuse d’évoquer des exemples spécifiques. Mais chaque fois que les garde-côtes interceptent un bateau, selon lui, les officiers sont en communication directe avec leurs centres de commandement à terre. Si les officiers poursuivent un bateau rapide, l’ordre d’ouvrir le feu vient de leurs supérieurs. Et dans les cas extrêmes, les officiers sont directement en relation avec le centre opérationnel du Pirée, le principal port de Grèce, où le corps des garde-côtes a son siège national.
La thèse de la légitime défense peu crédible
Le jour même où Rawan et deux autres réfugiés étaient blessés, le maire de Chios diffusait un communiqué de presse louant le travail des garde-côtes. Interrogés par des journalistes, les services de garde-côtes de Chios ont justifié l’usage d’armes à feu en affirmant que le conducteur du bateau avait tiré le premier.
Pourtant, rien n’indique que le pilote ait ouvert le feu sur les agents. Arrêté pour contrebande, il n’a pas été mis en examen pour avoir tiré sur les policiers, ni pour possession d’une arme. Si les quatre témoins interrogés sur l’incident se montrent tous critiques sur le comportement du pilote, qui n’a pas voulu s’arrêter plus tôt, leur témoignage est unanime sur le fait qu’il ne possédait pas d’arme à feu et n’a jamais tiré sur les garde-côtes.
Après enquête, le siège national des garde-côtes au Pirée a lui aussi conclu que le pilote n’avait pas tiré sur les garde-côtes. Trois jours après les faits, un responsable a confirmé aux journalistes que « seules les autorités portuaires avaient fait usage d’armes à feu ».
Pressions et tentatives de camouflage
Après l’incident, Rawan, Amjad et Akil ont été emmenés à l’hôpital général de Chios pour y être soignés. Ils y sont restés deux semaines. D’après le témoignage de médecins en Allemagne et en Suède, pays où ils trouvèrent finalement asile, témoignages confirmés par les dossiers de l’hôpital de Chios, les balles étaient encore dans leur corps lorsqu’ils ont quitté la Grèce pour rejoindre leur pays d’accueil. Les trois victimes supposent que les médecins ont cédé à la pression des garde-côtes, qui ne voulaient pas de preuve des coups de feu tirés en Grèce.
Ni les chargés de communication ni le directeur de l’hôpital général de Chios n’ont souhaité faire de commentaire sur cette affaire ni expliquer pourquoi la décision fut prise de ne pas extraire les balles. Le docteur allemand qui s’est occupé ensuite de Rawan, et qui ne peut parler que de son cas, assure qu’elle aurait dû être soignée, et la balle extraite, à Chios même.
Une enquêtrice des garde-côtes, Despina Piranyan, a rendu plusieurs fois visite aux réfugiés à l’hôpital. Une fois, elle s’est même déplacée en compagnie de Vasilis Eleftheriou, l’un des officiers présents lors de l’incident. Selon les trois réfugiés, celui-ci est venu pour s’excuser des tirs. Amjad et Akil affirment aujourd’hui que l’enquêtrice a fait pression sur eux pour qu’ils témoignent du fait que le passeur avait une arme à feu et avait tiré le premier. Braa Abosaleh se souvient également d’une conversation avec l’enquêtrice, dans l’hôtel où les autres réfugiés étaient interrogés. « Elle essayait de nous faire croire que [le conducteur] avait des armes », déclare-t-il. Abosaleh décrit le pilote comme un « pauvre vieux » qui essayait seulement de gagner un peu d’argent. « Il n’y avait aucune arme sur le bateau. »
« Il y a beaucoup de réfugiés près du moteur »
Contactée par téléphone, Despina Piranyan a reconnu son implication et confirmé avoir rendu visite aux victimes à l’hôpital, mais a refusé d’en dire plus. La garde-côte n’a pas souhaité évoquer les règles d’engagement, de même que la pratique du tir sur les moteurs. Elle a refusé d’aborder l’incident de Chios, au sujet duquel un attaché de presse a simplement affirmé que l’affaire était « sous le coup d’une enquête judiciaire ». Il n’a pas voulu préciser sur quoi, exactement, portait cette enquête, deux ans après les faits.
Selon Giorgios Pagoudis, un journaliste de Chios qui a enquêté sur cette affaire et sur d’autres cas similaires, ce type d’incident ne survient pas toutes les semaines. Pour autant, ils ne sont pas exceptionnels. « Normalement, ils tirent sur le moteur, explique-t-il. Mais il y a beaucoup de réfugiés près du moteur. »
À Chios, les garde-côtes ont également déclaré que le bateau des réfugiés leur était rentré dedans à plusieurs reprises, et non l’inverse. C’est la parole des réfugiés contre la parole de la police. Des articles dans les médias locaux montrent des photos des deux bateaux, dont aucune n’est suffisamment claire pour identifier des signes de collision.
Un rapport d’incident de Frontex décrivant des coups de feu tirés sur un bateau de réfugiés. (Cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Mortellement blessé à la tempe
Six mois après les coups de feu à Chios, un événement similaire eut lieu à proximité de l’île de Psérimos. Selon le rapport de Frontex décrivant l’incident, le pilote était sur le point de débarquer un groupe de réfugiés. À l’arrivée des garde-côtes, il a tenté de fuir vers la Turquie. Le rapport précise que les garde-côtes ont commencé par effectuer des tirs de sommation, puis ont fait feu sur le moteur du bateau pour l’immobiliser. Le document officiel évoque deux migrants blessés à bord, sans préciser le fait que ce sont les garde-côtes qui ont tiré sur eux. L’un d’eux a été atteint à la tête, près de la tempe droite.
Cet homme, qui s’appelle Belal Tello, est également un réfugié syrien. Abdulrahman Tello, son frère, s’est occupé de lui après sa blessure. Pendant un an, Belal a été incapable de parler ou de bouger, mais il réagissait encore. D’après son frère, la balle avait causé de graves dommages à son cerveau. Après avoir sombré dans le coma, Belal Tello s’est éteint en décembre 2015.
Suite à ces événements, les rapports rédigés par les garde-côtes indiquent que douze réfugiés à bord étaient soustraits aux regards des officiers lorsqu’ils ont tiré. Comme pour l’affaire de Chios, un tribunal grec a estimé que les garde-côtes impliqués avaient respecté les règles d’engagement.
« Les tirs visaient le compartiment central du bateau »
Izzat, un autre réfugié syrien qui ne souhaite donner que son prénom, était dans un compartiment du pont inférieur avec quatre autres personnes lorsque les garde-côtes ont commencé à tirer. Huit autres personnes étaient allongées sur le pont. Tout d’abord, se souvient Izzat, il était impossible de savoir si les garde-côtes tiraient en l’air ou sur le bateau. Puis il s’est rendu compte que deux personnes dans le compartiment avaient été touchées, et qu’il était lui-même couvert de sang.
« Le bruit des balles était tellement proche, se souvient Izzat, et le plus surprenant était que les tirs visaient le compartiment central du bateau, et non pas l’arrière ou l’avant. » Izzat a appelé au secours, voyant que des passagers avaient été touchés. Bilal Tello ne bougeait plus. Lorsque les officiers des garde-côtes ont abordé le bateau, ils ont transporté Bilal et l’autre blessé pour qu’ils reçoivent des soins médicaux. Comme pour l’incident de Chios, Izzat assure que le pilote de son bateau n’a jamais heurté celui des garde-côtes. « Il n’y a jamais eu aucun contact entre les deux bateaux. »
Localisation des incidents.
« Aucun moyen légal de les empêcher de traverser »
Pour Michael Bakas, un homme politique de Lesbos, un île grecque voisine, la cause de ces blessures et de ces morts est à chercher du côté de garde-côtes débordés, sous-financés, et mal formés. Il affirme cependant que la fréquence des incidents a diminué depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de gauche radicale Syriza lors des élections de 2014. « Beaucoup de choses ont changé à partir de janvier 2015, explique Bakas. Avant, ils utilisaient un protocole vieux de dix ans, à un moment où le ministre des transports, qui a la responsabilité des garde-côtes, soutenait ouvertement les déportations arbitraires et la violation des droits des demandeurs d’asile. »
Comme l’explique Bakas, la gestion des frontières maritimes est différente de celle des frontières terrestres. Selon le droit international, n’importe qui peut se présenter à une frontière et demander l’asile. Puisque les demandes ne peuvent pas être traitées au large, les réfugiés doivent être amenés à terre pour qu’on leur donne l’opportunité de réclamer l’asile. « Pour moi, ils ne devraient arrêter personne. Si les gens parlent de fermer les frontières, ils doivent s’occuper des réfugiés. Surtout lorsqu’ils sont dans un bateau surchargé. »
Les deux seules options, poursuit Bakas, sont d’amener les demandeurs d’asile en Grèce, ou de les renvoyer en Turquie, ce qui serait contraire au droit européen et international. « Il n’existe aucun moyen légal de les empêcher de traverser tout en respectant les droits de l’homme », conclut-il.
Frontex reconnaît l’usage des armes à feu
Frontex, par le biais de ses attachés de presse, reconnaît que ces coups de feu ont, à plusieurs reprises, entraîné des blessures ou la mort de réfugiés, mais refuse de donner davantage de précisions sur le nombre d’incidents. L’agence n’a pas non plus souhaité clarifier qui, à bord des bateaux de Frontex, a autorité pour décider d’ouvrir le feu. L’agence assure que les armes à feu ne servent pas à empêcher des bateaux de traverser la frontière, mais à neutraliser les passeurs. L’effet est néanmoins identique.
En août 2016, le Parlement européen a voté une extension du mandat de Frontex, visant à faire de l’agence la base d’un corps européen de garde-côtes et de garde-frontières : en somme, une police des frontières à l’échelle du continent, dotée d’une autorité partielle sur les polices aux frontières nationales. Désormais, Frontex aura la possibilité de pénétrer dans un pays européen pour gérer ses frontières de la manière dont l’agence ou le Conseil européen le jugeront nécessaire, y compris sans la permission de ce pays. Les attachés de presse de l’agence ont refusé de préciser si le recours aux armes à feu se poursuivrait avec l’expansion des opérations de Frontex.
Loi du silence
De nombreux résidents de Chios admettent discrètement la réalité de l’usage d’armes à feu, mais ils justifient cette stratégie comme un mal nécessaire, ou refusent d’en dire davantage, par crainte de représailles des garde-côtes. Ceux qui sont disposés à en parler ouvertement sont rares.
Un infirmier de l’hôpital de Chios, qui était en service au moment où Rawan et les autres réfugiés ont été admis, a accepté d’évoquer l’incident, mais seulement sous condition d’anonymat. « La femme qui avait été touchée par une balle à proximité du rein était un cas très sérieux, dit-il, à propos de Rawan. Elle était presque paralysée. »
Tous les réfugiés impliqués dans l’incident de Chios ont reçu l’asile en Europe et, ceci expliquant sans doute cela, ils sont prêts à témoigner sur ce qui s’est passé. D’autres, en situation plus précaire, n’ont pas souhaité évoquer leurs expériences. Rawan, depuis la petite ville industrielle du nord-est de l’Allemagne où elle vit désormais, souligne l’ironie amère qu’il y a à voir ces réfugiés fuyant la guerre en Syrie se faire tirer dessus par des Européens. Elle et les autres se déclarent néanmoins chanceux d’avoir réussi à atteindre l’Europe en restant en vie.
« Tout le monde ici sait que ce genre de choses arrive »
Devant l’hôpital de Chios, à l’extrémité de l’île faisant face à la Turquie et à quelques centaines de mètres d’un autre camp de réfugiés, l’infirmier estime que le garde-côte a lui aussi eu de la chance. Parce que si des réfugiés avaient été tués, selon lui « il y aurait vraiment eu une enquête ».
Cependant, même dans cette éventualité, il doute que cette enquête aurait débouché sur une conclusion différente ; selon lui, il aurait été décidé que le garde-côte avait agi de façon appropriée.
Ces problèmes ne sont pas nouveaux à Chios. L’infirmier confirme qu’avant 2015, les coups de feu, les violences et les déportations arbitraires étaient encore plus fréquents. « C’est une petite île. Nous avons des années de témoignages de réfugiés, et certains à la police du port ont discrètement admis leur véracité, explique-t-il. Tout le monde ici sait que ce genre de choses arrive. »
Zach Campbell
Copyright The Intercept, reproduit avec autorisation.
Traduction pour Basta! : Olivier Petitjean.
Cet article a été initialement publié en anglais par le magazine The Intercept. La version originale est accessible ici.
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Photo : Kripos NCIS CC