Comment financer une réforme de l’Éducation nationale qui bat de l’aile ? Comment payer les personnels qui prendront en charge les enfants quand ils ne seront plus en classe ? Le gouvernement a trouvé une solution : faire appel aux entreprises françaises. La réforme des rythmes scolaires sera ainsi sponsorisée par... le groupe Total, à hauteur de 4 millions d’euros. L’entreprise a signé un accord-cadre début juin avec le ministère de la Jeunesse. Et s’engage à verser un total de 16 millions d’euros, en soutien à des associations, dont une partie pour « accompagner la grande réforme des rythmes éducatifs dans le premier degré ».
Du côté des pouvoirs publics, le flou plane sur le financement de cette réforme. Pour rogner sur les coûts, le gouvernement voulait diminuer les taux d’encadrement : un animateur pourrait s’occuper de 14 enfants de moins de six ans (contre 10 selon la règlementation actuelle), ou de 18 enfants de plus de six ans (contre 14 actuellement). Le Conseil d’État a rejeté ce projet de décret, qui induirait une « baisse de la sécurité des mineurs ». Mais cette décision entraine un surcoût de 25 %, estime l’Association des maires ruraux, qui dénonce les « zones d’ombre » de la réforme. Car, au-delà d’un « fonds d’amorçage » versé par l’État, et d’un soutien de la Caisse d’Allocations familiales [1], ce sont les municipalités qui mettront la main à la poche. Seront-elles tentées d’aller chercher des fonds privés pour boucler leur budget ?
Y a-t-il un pilote ?
L’accord national avec le groupe Total « formalise la possibilité pour les collectivités territoriales de recourir à des fonds privés pour financer les projets éducatifs territoriaux », dénonce le syndicat Sud Éducation, pour qui cette réforme marque également l’abandon de tout principe d’égalité entre les territoires. Y aura-t-il recours, localement, au mécénat d’entreprises, pour financer les activités extra-scolaires qui seront à la charge des collectivités ? Au ministère de l’Éducation nationale, on ne se prononce pas : le ministère ne s’occupe que de la réorganisation des emplois du temps scolaires, pas des activités extra-scolaires – pourtant créées par la réforme ! Celles-ci ne relèvent pas du « porte-feuille » du ministère, explique le service de presse. Qui renvoie vers l’Association des maires de France (AMF). Elle-même incapable de répondre à la question.
« Je ne peux rien vous dire de plus que le ministère », tranche Pierre-Alain Roiron (PS), vice-président de l’AMF, qui a participé à la concertation nationale sur l’école. « Bien sûr un groupe privé peut aider une école de musique ou faire du mécénat auprès d’un événement culturel ». Et les activités proposées aux enfants dans le cadre de la réforme ? Impossible de savoir. Peut-être le ministère de la Jeunesse, en charge des activités extra-scolaires, en saura-t-il plus ? Nouvel échec. Une question subsiste : y a-t-il un pilote ? Devant ce flou, on comprend que 20 % des communes seulement se soient engagées à mettre en place la réforme à la prochaine rentrée scolaire.
L’éducation, nouveau « produit » ?
L’aide de 4 millions d’euros proposée par Total – qui souhaite « intervenir auprès des jeunes tout au long de la chaîne éducative jusqu’à leur entrée dans la vie active » – arrive donc au bon moment ! L’entreprise soutiendra ainsi les associations qui prendront le relais lorsque les élèves ne seront plus en classe. L’implication du groupe dans les politiques publiques à destination de la jeunesse n’est pas nouvelle. En 2009, Total est devenu le premier partenaire privé du Fonds d’Expérimentation pour la Jeunesse (FEJ), lancé par Martin Hirsch, alors Haut Commissaire à la Jeunesse. L’entreprise s’est engagée à verser 50 millions d’euros sur six ans à ce fonds – abondé également par les pouvoirs publics – qui finance des projets innovants portés par des associations, sur l’accès au logement, l’insertion professionnelle, le décrochage scolaire ou la mobilité internationale. La branche professionnelle de la métallurgie, l’UIMM, contribue également à hauteur de 3 millions d’euros à ce fonds. C’est par ce fonds que transiteront une partie des 16 millions d’euros promis par Total dans le cadre de l’accord-cadre signé en juin.
Total et l’UIMM siègent au conseil de gestion de ce Fonds d’Expérimentation pour la Jeunesse, avec une voix délibérative, c’est-à-dire un droit de vote. Le nombre de voix des contributeurs privés ne peut être supérieur à celui des représentants de l’État [2]. Reste que des entreprises privées se retrouvent co-gestionnaires de deniers publics ! Total est « impliqué à toutes les étapes de l’expérimentation », décrit un communiqué de l’entreprise. « Identification des axes de travail, rédaction des appels à projets, participation du jury de sélection, accompagnement des associations (…), identification de partenariats possibles entre les associations et les implantations locales du Groupe afin de les aider à déployer leur projet ». Total affirme donc être aux manettes d’une politique à destination de la jeunesse. Quel sera son rôle dans la distribution des fonds offerts en juin ? « Total et l’État lancent un appel à projets jusque septembre, pour identifier les structures à financer », explique à Basta! l’attaché de presse du groupe. Le choix final ? Il est « laissé à des spécialistes... en concertation avec Total, bien sûr ».
Le modèle associatif selon Total
Que viennent faire des entreprises dans les politiques à destination de la jeunesse ? « Qu’il s’agisse d’argent privé ou public, l’objectif est identique : il faut changer le quotidien des jeunes. J’ai proposé à Total une approche pragmatique, exactement comme lorsque les entreprises développent un nouveau produit dans leur département "innovation et recherche" (sic) », expliquait Martin Hirsch en 2009. Le Haut Commissaire à la Jeunesse espérait ainsi créer une « saine émulation » entre pouvoirs publics et entreprises... Que chaque euro public amène un euro privé, s’enthousiasmait M. Hirsch, satisfait que l’UIMM, qui « dispose d’une certaine réserve d’argent (environ 580 millions d’euros d’une « caisse noire » révélée lors de l’affaire Denis Gautier-Sauvagnac [3]) » se soit engagée à contribuer au programme.
Au-delà d’abonder le Fonds d’expérimentation pour la Jeunesse, Total soutient, dans le cadre de cet accord, d’autres structures associatives, « ciblées directement par l’entreprise, en cohésion avec l’État », explique le service de presse du ministère de la Jeunesse. Parmi ces partenaires privilégiés, Sport en Ville, association d’insertion par le sport, mise en avant lors de la signature de l’accord entre le ministère et Total. Une association dirigée à 90% par des représentants d’entreprises, comme la Société générale ou le fonds d’investissement Siparex. Sa pédagogie ? « Fondée sur la méritocratie » [4]. Son président, Philippe Oddou, affirme diriger Sport en Ville « comme une entreprise ». Le modèle associatif selon Total ?
Total, grand mécène d’État et champion de l’opacité
Parmi les 16 millions d’euros offerts par le groupe Total, 7 millions seront consacrés à l’emploi des jeunes. Avec un soutien aux Emplois d’avenir [5], ces contrats d’aide à l’insertion destinés aux jeunes de 16 à 25 ans, et financés à 75% par l’État [6]. Le gouvernement a promis 100 000 postes créés en 2013, dans des associations, des collectivités territoriales, des structures d’utilité sociale. Visiblement à cours de candidats du côté des employeurs, le ministre du Travail discute actuellement avec quelques entreprises – comme les maisons de retraite du secteur privé ou les crèches. Des négociations sont également en cours avec Mc Donald’s, confirme l’entreprise. Des emplois chez Mc Do, en partie financés par l’État, lui-même soutenu dans sa politique par Total. Une vision d’avenir pour l’emploi des jeunes !
Total, promu grand mécène d’État, redore son blason à peu de frais. Car que représentent ces quelques millions pour l’entreprise ? Le salaire de son PDG, Christophe de Margerie, était de 4,9 millions d’euros en 2012 [7]. Autant que ce que le groupe versera pour « accompagner » la réforme de l’Éducation nationale. L’entreprise, qui a réalisé 12,4 milliards d’euros de bénéfices l’an dernier, n’a payé que 300 millions d’euros d’impôt sur les sociétés en France en 2012 (et zéro euro en 2011). Et refuse de donner des informations précises sur ses 685 filiales, y compris celles basées au Panama, aux Bahamas et dans les Bermudes, paradis fiscaux notoires [8]. Peut-être une piste à explorer pour financer la réforme de l’Éducation nationale ? A moins que le gouvernement préfère faire l’aumône auprès des entreprises du CAC 40 plutôt que d’engager une réforme fiscale ambitieuse ?
Agnès Rousseaux
@AgnesRousseaux sur twitter
A lire aussi : Ecole : quand les multinationales remplacent les instituteurs