Depuis le 1er avril dernier, un choix cornélien, digne d’une mauvaise plaisanterie, s’offre à certains demandeurs d’emploi : ils ont la possibilité de renoncer à de nouveaux droits leur procurant pourtant une durée d’indemnités chômage plus longue. Il est même très probable que beaucoup adoptent cette solution. Ce « droit d’option » pourrait leur permettre de retrouver une allocation chômage décente, proportionnelle à leur dernier salaire.
Tout avait pourtant commencé par un véritable progrès. Dans son article 10, la loi de sécurisation de l’emploi votée en 2013 prévoyait la mise en œuvre de « droits rechargeables ». Leur principe était simple : plus une personne travaillait, plus elle accumulait de droits à l’assurance-chômage. Ainsi, un demandeur d’emploi qui acceptait un poste sur un temps court ne perdait pas ses droits précédents, et pouvait y recourir plus tard. L’objectif affiché était de sécuriser les chômeurs aux parcours complexes, composés de CDD et de missions d’intérim : les droits rechargeables les autorisaient à travailler pendant de courtes périodes sans craindre de perdre leurs anciennes allocations.
« L’assistante sociale est dépitée pour moi »
Ces « droits rechargeables » auraient clairement pu être classés dans la catégorie des avancées sociales… du moins jusqu’à leur application. Les nouveaux chômeurs se voient dorénavant attribuer leurs allocations chronologiquement. Le droit correspondant à la période de travail la plus ancienne est alloué en premier. Si vous avez commencé par un mi-temps pour ensuite travailler à plein temps, avant de vous retrouver au chômage, vous percevrez une allocation correspondant au temps partiel initial, donc bien inférieure. « Le problème ne vient pas des droits rechargeables mais du non épuisement des droits », explique Pierre-Edouard Magnan, délégué fédéral du Mouvement national des chômeurs et des précaires (MNCP). Lorsqu’ils disposent d’un droit à allocations, les chômeurs sont contraints de le consommer jusqu’au bout… même quand il s’agit d’une allocation de 500 euros pendant plus d’un an, alors que l’indemnité suivante se chiffre à 900 euros.
Telle est la situation de Caroline, 25 ans, au chômage depuis le 2 décembre : « Je travaillais comme coordinatrice d’animation, à temps plein. J’avais un salaire et l’appartement qui va avec. Les droits de 500 euros correspondent à de petits boulots que j’avais réalisés avant. Aujourd’hui, je ne peux juste plus assumer mon loyer : j’ai deux mois d’impayés. » La jeune femme a fait appel à une assistante sociale, et, dans l’attente d’un nouvel emploi, espère compter sur le fonds social pour les jeunes. « La situation n’est pas prévue… L’assistante sociale est dépitée pour moi », soupire Caroline. L’Unédic avait pourtant bien conscience de ces situations. Dans son « dossier de référence de l’assurance chômage », l’institution reconnaît que le montant de l’ancien droit est le plus souvent inférieur au nouveau [1].
Le vice caché des droits rechargeables
Malgré l’intention initiale du rechargement des droits – sécuriser les chômeurs les plus vulnérables –, leur « non épuisement » est venu se nicher tel un ver dans la pomme. Ce vice caché ne doit rien au hasard. En mars 2014, l’Unédic doit intégrer dans sa convention sur l’assurance-chômage des « droits rechargeables », prévus dans la loi de sécurisation de l’emploi de 2013. Une marge de manœuvre est alors laissée à cette association privée, en charge de la gestion de l’assurance-chômage. Elle doit choisir comment mettre en œuvre les droits rechargeables et inscrire leurs modalités d’application dans sa convention 2015-2016. Autour de la table se trouvent alors les membres décideurs de l’Unédic, que sont les syndicats de salariés et du patronat.
La majorité de ces derniers – Force Ouvrière, la Confédération française démocratique du travail (CFDT), la Confédération français des travailleurs chrétiens (CFTC), le Mouvement des entreprises de France (Medef) et la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME) – votent la convention et les droits rechargeables non épuisables et chronologiques. « Nous aurions aimé que le droit le plus fort soit donné en premier, mais cela n’a pas été possible », témoigne Chantal Richard, secrétaire confédérale en charge de l’insertion, de la pauvreté et du chômage au sein de la CFDT.
D’où vient donc cette impossibilité ? Pour trouver la réponse, c’est dans les comptes de l’Unédic qu’il faut aller chercher. L’endettement net prévu fin 2015 atteindra pas moins de… 24,9 milliards d’euros ! Celui-ci étant consolidée au sein de la dette souveraine de la France, elle est soumise à la rigueur budgétaire imposée par Bruxelles. Dans ce cadre, l’institution a annoncé 825 millions d’euros d’économies nettes en 2015 et 775 millions d’euros en 2016 [2]. Or, selon un document que nous nous sommes procuré sur « l’impact global » du rechargement des droits, la mesure coûterait 40 millions d’euros en 2015, 150 millions d’euros en 2016 et 380 millions d’euros en année de croisière, dans l’optique ou les chômeurs iraient tous jusqu’au bout de leurs droits. L’équation budgétaire semble alors difficile à résoudre en ces temps d’austérité. Économiser de l’argent tout en mettant en place de coûteux droits rechargeables ? Mais comment donc ?
Epidémie de mauvaises surprises
En les faisant rentrer au forceps dans le budget. Entre les trois scénarii « droits rechargeables » présentés par l’Unédic [3], les droits chronologiques non épuisables s’avéraient être la solution la plus économique. Payer le reliquat des anciens droits avant les plus récents évite de payer les allocations les plus importantes d’abord… que les chômeurs ne percevront peut-être jamais s’ils retrouvent rapidement un emploi. « Nous nous opposions notamment au caractère non-épuisable de ces droits rechargeables et nous avons été sortis des négociations », explique Denis Gravouil, secrétaire général, responsable de la fédération des intermittents du spectacle de la Confédération général du travailleur (CGT).
Consciente de la potentialité du problème, l’Unédic étudie et chiffre les conséquences sociales de la mise en œuvre des droits non épuisables. Un document de juin 2014 établit ainsi que 500 000 chômeurs recevraient moins d’allocation le temps d’épuiser le reliquat. Malgré cela, peu de syndicats s’attendaient à un problème d’une telle ampleur. Exception faite de la CGT chômeurs du Morbihan. Auto-baptisée CGT chômeurs rebelles du Morbihan, elle alerte dès juillet 2014 sur le risque social que les droits non épuisables peuvent faire reposer sur certains chômeurs qui, comme Caroline, se retrouveront face à une situation inextricable. Mais c’est à partir du 1er octobre, date d’entrée en vigueur du nouveau dispositif, que se déclare l’épidémie de mauvaises surprises et de consternations. Déjà sur le pied de guerre, les rebelles du Morbihan lancent un appel à la mobilisation, suivis de la CGT chômeurs d’Indre et Loire. Plusieurs centaines de personnes victimes des droits non épuisables font alors appel à eux.
9 euros d’allocations chômage par jour…
Partout en France, le désarroi s’exprime dans les agences Pôle emploi ou au 39 49, numéro unique de l’institution. Les témoignages grêlent. Paul reçoit ainsi une allocation tellement faible, qu’elle est inférieure aux minima sociaux. Après avoir gagné 1 400 euros par mois lors de son dernier CDD, ce chauffeur routier de 47 ans se retrouve avec…. 260 euros d’indemnisation. Soit 9 euros par jour ! « Heureusement, j’ai pu retrouver un poste, mais je ne pouvais pas compter sur l’allocation chômage pour vivre », témoigne-t-il. Le principe même de l’assurance chômage, qui doit garantir une aide solidaire proportionnelle au revenu perdu, semble remis en cause. Certains cas sont encore plus lourds, avec quelques euros seulement de revenus par jour. « Pour comprendre la détresse de certaines personnes, il faut réaliser que les allocations peuvent être durablement inférieures aux minima sociaux et n’ouvrent le droit à aucune aide complémentaire, comme des transports à prix réduits par exemple », note Rose-Marie Pechallat qui anime le forum Recours-radiation.
Face à ces infortunes, les conseillers Pôle emploi ne disposent que peu de moyen pour intervenir, leur empathie n’ayant alors d’égale que leur impuissance. « Même si ma conseillère Pôle emploi est très sympathique, elle est désarmée. Elle m’a même dit : “ C’est n’importe quoi ce système et vous en faites les frais ” », témoigne Max, trentenaire lyonnais et ancien professeur vacataire de l’éducation nationale. Il touchait un salaire compris entre 1200 et 1500 euros par mois. Quand il s’inscrit à Pôle emploi, il réalise qu’il touchera son reliquat des droits rechargeable et ne percevra que 800 euros d’allocation.
Endettée auprès de Pôle emploi
Judith, quant à elle, a été mal orientée. « Mon conseiller a vraiment essayé de m’aider, témoigne-t-elle. Grâce à lui, j’ai même commencé à toucher l’allocation de solidarité spécifique le temps de passer aux droits rechargeables. » Si l’intention était louable, cette éducatrice spécialisée du Doubs en paie aujourd’hui le prix. « Je n’avais pas vraiment droit à cette allocation, et je m’en suis rendu compte en appelant Pôle emploi, poursuit Judith. C’est par téléphone qu’ils m’ont appris que je leur devais 1 300 euros de trop perçu, et que je ne toucherai plus que 18 euros par jour. » A 34 ans, en création d’entreprise, Judith ignore encore comment elle honorera cette dette. Comme Caroline ou Paul, les chômeurs concernés tentent de faire appel aux syndicats ou aux associations de chômeurs et précaires, comme le MNCP. Ces derniers sollicitent alors le médiateur Pôle emploi, recours légal auquel peuvent aussi s’adresser les particuliers
« Nous avons reçu entre 200 et 300 demandes par mois depuis novembre et près de 800 ont pu aboutir à une solution », souligne Jean-Louis Walter, qui occupe ce rôle d’amortisseur. Face à l’afflux de sollicitations, dès novembre, le médiateur alerte l’Unédic. En janvier, tous les syndicats salariés réalisent l’ampleur de la situation et s’emparent de la question. Ils acceptent tous de négocier un avenant. Mais à ce stade, seule la nécessité de trouver un accord pour corriger le tir fait consensus.
« Eteindre la colère des gens »
En mars 2015, les négociations s’ouvrent pour définir les modalités d’un avenant à la convention d’assurance-chômage. Immédiatement, le « droit d’option » est posé sur la table par certains syndicats. Déjà prévu dans le cas de jeunes ayant travaillé en contrat de professionnalisation ou d’alternance, il offre aux chômeurs l’opportunité de renoncer à leurs droits rechargeables non épuisables, afin de toucher directement leurs droits les plus récents. « L’avantage de cette solution, c’est qu’elle éteint instantanément la colère des gens », explique Pierre-Edouard Magnan, le délégué du MNCP.
Elle permet aussi de ne pas remettre en cause structurellement la convention, et possède le mérite d’être moins coûteuse que le lissage des droits proposé par la CFTC, ou que le paiement en premier du droit le plus fort. Malgré tout, il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle. Ainsi, dans les conditions de l’avenant, le coût du droit d’option a été estimé à 193 millions d’euros par l’Unédic pendant les deux premières années. Le 25 mars après-midi, les partenaires se retrouvent pour négocier… et tombent d’accord. L’avenant est prêt le soir même. « L’objectif de l’avenant est de prendre une mesure à coût zéro ou presque », explique Franck Mikula, secrétaire national emploi et formation de la Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres (CFE-CGC). En clair, il est hors de question d’augmenter les cotisations. Au contraire, celles-ci doivent baisser, pour un coût annuel de 20 milliards d’euros, afin, en théorie, de favoriser l’emploi.
« Au final, ce sont encore les demandeurs d’emploi qui payent »
Alors, où trouver les 193 millions du droit d’option ? Une autre syndicaliste, Chantal Richard, secrétaire confédérale en charge de l’insertion, de la pauvreté et du chômage de la CFDT, nous répond : « La diminution de l’ARCE (aide à la reprise ou à la création d’entreprise) de 50 à 45 % permet de gagner 129 millions d’euros en deux ans. La fin de l’Aide différentielle de reclassement (ADR), 20 à 30 millions d’euros, et la restriction des allocations pour les personnes démissionnant pendant leur période d’essai, 40 millions. » On additionne : 199 millions d’euros disponibles. « Au final, ce sont encore les demandeurs d’emploi qui payent », analyse Franck Mikula. « On déshabille Pierre pour habiller Paul. Pourtant, ce ne sont pas les chômeurs qui sont responsables de la situation de l’emploi en France. »
Les chômeurs ? Anne a 27 ans et pointe à Pôle emploi. En 2014, elle avait décroché un poste de médiatrice à temps plein en CDD et faisait des heures supplémentaires comme projectionniste. Elle pensait toucher 1000 euros de chômage et s’est retrouvée avec une allocation mensuelle de... 273 euros. Hébergée car elle n’a plus les moyens de payer son appartement, elle avoue ne plus savoir comment s’en sortir. Peut-être en recourant au droit d’option ? Puisqu’elle a travaillé au moins quatre mois, et que son reliquat de droit (273 euros) est inférieur de plus de 30 % à ce qu’elle aurait pu toucher avec l’ancien mode de calcul (soit environ 1000 euros), elle a effectivement le droit « d’opter » à partir du 1er avril. Elle devra en faire la « demande expresse » auprès de Pôle Emploi, qui lui fournira deux calculs : ses anciens droits, et ses droits rechargeables. Elle disposera alors de 21 jours pour se prononcer. Quel que soit son choix, il sera irrévocable.
Droit d’option : une « usine à gaz » ?
Un droit d’option également applicable pour celles et ceux qui touchent une allocation de moins de 20 euros par jour, afin d’éviter que certains chômeurs ne se retrouvent avec une allocation inférieure aux minima sociaux. Au total, 119 000 personnes sont concernées. « Ces personnes auront ainsi un droit plus fort, mais moins longtemps », résume Stéphane Lardy, secrétaire confédéral emploi, Unédic et formation professionnelle de FO. Pierre Cavard, directeur des études et analyses de l’Unédic précise : « Tout le monde n’a pas intérêt à recourir au droit d’option, notamment ceux qui craignent de rester longtemps au chômage. »
L’Unédic prévoit d’ailleurs que seules 52% des personnes concernées « optent » et renoncent à leurs droits rechargeables. Dans un document du 19 mars, l’organisme souligne pragmatiquement que « si l’initiative du contact avec Pôle emploi est laissée au demandeur d’emploi, les taux de recours seront certainement inférieurs, ainsi que les conséquences financières qui en découlent ». De fait, l’initiative du contact est effectivement laissée au demandeur d’emploi. En parallèle, certains s’inquiètent du manque de préparation de Pôle Emploi. « Les conseillers vont encore se trouver désarmés ! », souligne Denis Gravouil, le négociateur de la CGT. Frank Mikula de la CFE-CGC partage cette analyse : « L’information du demandeur d’emploi va devenir fondamentale, et leur choix sera cornélien. Pôle Emploi devra informer sans conseiller… Je crains de nouveaux litiges. »
« J’ai arrêté de pleurer, je n’ai plus qu’à bosser »
D’autre part, certaines situations ne sont toujours pas résolues, notamment parce que ce droit d’option n’est pas rétroactif. Même s’ils bénéficient maintenant de droits entiers, certains demandeurs d’emploi devront « éponger » tant bien que mal les six mois de reliquats de droits qu’ils viennent de vivre. Ou pire : fin 2014, Ramiro, peintre en bâtiment de 43 ans, décide de lancer sa propre affaire. Pôle Emploi lui explique alors qu’il bénéficie de 20 000 euros d’ARCE, un capital de création d’entreprise. Conforté dans sa démarche, le Tourangeaux négocie une rupture conventionnelle et entame sa demande d’ARCE : « Surprise ! J’ai en fait seulement droit à 3 700 euros de capital ! Cette somme est calculée avec mes droits rechargeables, sur un ancien travail à mi-temps que j’avais fait avant. » Le peintre est dépité. Il explique sobrement : « Je comptais sur cet argent, parce que j’ai dû investir plusieurs dizaines de milliers d’euros pour le matériel de ma société : je suis à découvert et j’ai dû faire des prêts à la consommation. Je peux à peine manger. » Ramiro se résigne. Pour lui, le droit d’option ne sert à rien. « J’ai arrêté de pleurer, je n’ai plus qu’à bosser », témoigne-t-il avec amertume.
Droits rechargeables non épuisables et droit d’option. Le résultat d’une telle équation semble douteux pour Denis Gravouil, qui parle d’« une usine à gaz ». Effectivement, cette nouvelle tuyauterie alambiquée renvoie assez peu l’image d’un « choc de simplification ». Quant aux droits rechargeables, loin de l’avancée sociale à laquelle ils prétendaient, ils évoquent aujourd’hui un sac de nœuds suspect, tant ils ont désormais mauvaise presse. Cette médiatisation et, surtout, la mobilisation collective ont tout de même réussi à faire bouger les lignes.
Eva Thiébaud et Morgane Remy
Photo : CC Unedic