Consommer du poisson provenant du lac Michigan comporte un « risque élevé ». En cause : le haut niveau de pollution des grands lacs nord-américains, hérité de l’activité industrielle. Les perches ont même disparu de l’écosystème du lac. Pourtant, certains restaurants de Milwaukee (Wisconsin) sont désormais en mesure d’en proposer des fraîches issues d’une ancienne usine... reconvertie en ferme.
À proximité de l’immense lac Michigan, une ferme urbaine s’est lancée en 2009 dans l’élevage de poissons et de légumes en aquaculture. Le lieu est improbable – une ancienne usine rachetée à un fabricant d’équipementier minier au sud du centre-ville – mais le potentiel de production est considérable. Entre ces quatre murs de béton, James Godsil est un homme heureux. « Nous avons reproduit une véritable zone humide », se félicite l’un des fondateurs de Sweet Water Organics, qui signifie « Eaux douces biologiques ».
Viser l’autosuffisance
L’ancienne usine est devenue un véritable écosystème en quasi autosuffisance. Poissons et plantes prospèrent côte à côte, ou plutôt les unes au dessus des autres. Sur près de 11.000 m2, des milliers de perches jaunes et de tilapias se reproduisent dans des cuves de 40.000 litres. Les plantes surplombent les cuves où grandissent les poissons. Pourquoi cette proximité ? Cresson, salades et plants de tomates participent à filtrer et purifier l’eau. Les déchets produits par les poissons créent de l’ammoniac que des millions de bactéries transforment en nitrites et nitrates de potassium qui sont des nutriments clés pour la croissance des plantes. Les poissons nourrissent les plantes qui purifient leur environnement. Il reste juste à progressivement remplacer les pompes électriques, qui font circuler l’eau, par un système de pression mécanique. Et la boucle est presque bouclée.
À l’extérieur du bâtiment s’étend un compost de plusieurs mètres de haut sur près de 800 m2. « Les copeaux de bois ont été mélangés à du marc de café, des déchets d’origine végétale, des graines provenant des distilleries alentour, explique James Godsil. Un distributeur de produits alimentaires à Milwaukee nous fait don de ses déchets quotidiens ». À moyen terme, le compost et les vers pourraient devenir une source de revenus supplémentaires pour les membres de Sweet Water Organics. Pour l’heure, des centaines de plants de laitue, tomates, basilic ou poivrons sont cultivés dans ce bâtiment, et des milliers de perches élevées, avant d’être vendus aux restaurants et grossistes de la ville.
Sweet Water Organics est la première tentative commerciale s’inspirant du modèle d’aquaculture de Will Allen, une célébrité dans la région. Ancien basketteur professionnel, Will Allen est le premier à lancer ce type d’expérience. Il est aujourd’hui le fermier urbain le plus célèbre des États-Unis. Depuis, des centaines de jardiniers amateurs, d’universitaires ou de coopératives de production, se pressent dans les allées de Growing Power, sa ferme, pour tâcher de reproduire son système.
C’est grâce à sa rencontre avec l’ancien basketteur que James Godsil a mûri son projet il y a cinq ans : profiter des nombreux bâtiments laissés vacants du fait de la crise industrielle pour y implanter des systèmes d’aquaculture, créer des emplois et fournir une alimentation saine de proximité dans les villes. Depuis plus d’un an, son projet s’est concrétisé dans un contexte où le mouvement de l’agriculture urbaine est en pleine expansion.
Reconvertir les usines abandonnées
« Si cette expérience se révèle commercialement viable, ce serait un grand espoir pour les bâtiments et usines abandonnés de la région », s’enthousiasme James Godsil. Environ 10.000 sites seraient inutilisés, une douzaine rien qu’à Milwaukee. Culture hors-sol, l’aquaculture pourrait leur dessiner un nouvel avenir beaucoup moins polluant qu’avant. La réhabilitation de l’usine de Sweet Water Organics – toiture, fenêtres, cuves... – a nécessité beaucoup d’énergie et l’investissement d’environ 30.000 dollars.
Si les aléas de la météo ne préoccupent pas l’équipe de Sweet Water Organics, elle a néanmoins rencontré quelques mésaventures depuis le lancement. En septembre dernier, le dysfonctionnement d’un distributeur automatique de nourriture a, par exemple, conduit à la perte de 2.000 perches. Si l’apport d’oxygène doit être constant, il est aussi nécessaire de maintenir une température très élevée. L’eau des perches doit en effet être chauffée à hauteur de 20° C et celle des tilapias à 30° C. Pour le moment, des ampoules incandescentes jouent le rôle de radiateur. « Nous travaillons sur l’efficacité énergétique du bâtiment mais nous ne sommes pas encore auto-suffisants. Nous comptons investir dans le solaire et l’éolien pour notre besoin en électricité. » L’énergie générée par le compost pourrait aussi contribuer au chauffage du bâtiment.
Conscients des nombreux défis à relever, les membres de Sweet Water Organics ont créé une fondation pour partager l’information relative à l’aquaculture et à l’agriculture urbaine. Des partenariats avec des universités et des collèges à Portland, à Hawaï, dans les Caraïbes ou en Afrique sont tissés. En même temps, plusieurs installations ne peuvent être filmées ou photographiées. Car Sweet Water Organics se méfie de l’espionnage industriel de la part de grandes multinationales. La ferme d’aquaculture bénéficie cependant de l’aide de Fred Binkowski, un scientifique de l’Institut sur l’eau des Grands Lacs, qui étudie leurs travaux et leur communique ses résultats. Tout n’est pas centré sur les poissons. La ferme intègre des activités sociales et culturelles : une résidence d’artistes, un marché fermier local, où les poissons sont vendus quatre dollars pièce (trois euros), et un espace pour débattre de l’agriculture biologique, urbaine et locale.
Employant actuellement sept salariés, les fondateurs de Sweet Water Organics entrevoient l’avenir en vert avec la création probable de deux nouveaux sites à Milwaukee. D’ici à la fin 2011, ils projettent d’élever entre 400.000 et 600.000 poissons. Des projets de ce type pourraient voir le jour à Détroit l’année prochaine alors que des formations en aquaculture sont distillées sur le continent nord-américain. « Cette technique peut être utilisée n’importe où, se réjouit James, mais les environnements urbains sont les mieux placés : la demande de nourriture est importante, il y a des emplois créés et les questions de transports de l’alimentation sur de longues distances y sont prépondérantes ». Le tout sans herbicide ou pesticide, et peu ou pas d’énergies fossiles.
Sophie Chapelle / Alter-echos
Photos : Sophie Chapelle / Sweet Water Organics