« Un effort sans précédent de ralentissement de la dépense ». C’est par cet euphémisme débordant de novlangue que le gouvernement veut vendre les 50 milliards d’euros d’économies à réaliser entre 2015 et 2017. Son « programme de stabilité » est soumis au vote (consultatif) de l’Assemblée nationale mardi 29 avril. Objectif : atteindre l’équilibre des comptes publics d’ici 2017. Et surtout, respecter le chiffre magique des 3 % de déficit dès 2015, et les exigences de l’Union européenne. Certains élus socialistes voudraient ramener ce chiffre à 35 milliards. A l’UMP et chez les centristes de l’UDI, on veut pousser encore plus loin, jusqu’à 80 milliards d’économies, voire 130 milliards, avec une coupe de 65 milliards sur les prestations sociales. Au milieu de la guerre des chiffres, il semble déjà acté que moins, c’est mieux : l’État est dispendieux, il faut dégraisser le mammouth, tout le monde doit faire des efforts... Combien de voix, combien d’articles dans la presse, pour analyser la réelle pertinence de ces mesures d’austérité ? Ou pour questionner l’intérêt de voter une déclaration d’intention générale, sans déclinaison précise concernant la mise en œuvre ?
La proposition défendue par Manuel Valls inclut 18 milliards d’euros de dépenses en moins pour l’État, grâce à des « optimisations de ses interventions » (sic) et une « réduction de son train de vie ». Les collectivités locales sont mises à contribution pour 11 milliards d’euros, l’assurance maladie devra fournir un effort de 10 milliards et 11 milliards d’économies seront réalisées sur les autres dépenses de protection sociale. Peu de détails dans le programme de stabilité présenté. Mais sans aucun doute les habituels ingrédients des plans d’austérité : gel des salaires et des retraites, baisses de prestations, coupes budgétaires pour des agences publiques... S’il faut vraiment rééquilibrer les comptes de 50 milliards d’euros (ce qui mérite discussion), pourrait-on faire en sorte que ce ne soit pas les plus pauvres ou les classes moyennes qui trinquent ? Ou les services publics déjà mis à mal ? Les collectivités locales déjà exsangues ? Avec un peu d’imagination et de courage politique, d’autres pistes mériteraient d’être explorées. En voici quelques unes.
1- Niches fiscales : 50 milliards de dépenses inutiles ?
Pour un gouvernement à l’affut de coupes budgétaires, les niches fiscales et sociales constituent un vivier. En 2011, un rapport de l’Inspection des finances a examiné 538 d’entre elles, qui coûtent près de 104 milliards d’euros par an. Verdict : la moitié de ces dépenses (soit 52 milliards) ne sont « pas économiquement défendables ». Et 19% des niches sont jugées inefficaces et sans impact sur l’emploi. Elles coûtent pourtant 11,7 milliards d’euros à l’État.
Des mesures qui ne servent à rien, donc, sauf à ceux qui en bénéficient : quelques milliards qui s’accumulent dans le patrimoine privé des plus riches. Un exemple ? La réduction d’impôt pour l’emploi à domicile, qui vise à lutter contre le travail au noir et à faciliter le développement des services à domicile. Une mesure a priori utile. Sauf que le coût des services à la personne, 6 milliards, a été multiplié par deux en 6 ans. Et que deux tiers de ces niches sont « consommées » par les 10 % des Français les plus riches, estime le rapport de l’Inspection des finances.
Pourquoi ces niches fiscales, inefficaces ou injustes, existent-elles toujours ? Ce sont « de petites niches pour lesquelles il faudrait mener de grands combats », répond Bercy en 2011. En résumé, il faudrait négocier avec des groupes sociaux peu pressés de lâcher un privilège acquis. Le gouvernement dans sa chasse aux dépenses « superflues » osera-t-il s’y attaquer de manière plus offensive ? Pas sûr : le coût total des niches fiscales et sociales atteindra 80 milliards d’euros en 2014, soit 8 milliards de plus qu’en 2013. Une augmentation liée au Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) – baisses de cotisations sociales pour les entreprises – qui coûtera 9,7 milliards d’euros à l’État en 2014, puis 15,7 milliards en 2015. La plus coûteuse des niches fiscales, sobrement réintégrée dans le « pacte de responsabilité » lancé par Manuel Valls, doit permettre la création de 200 000 emplois. Mais d’après une enquête de l’Insee [1], 32 % des entreprises affirment qu’elles « emploieront exclusivement le CICE pour améliorer leurs marges ». Une niche fiscale qui risque donc de finir en partie dans la poche des actionnaires.
2 - Fraudeurs du fisc : 30 milliards d’euros en moins dans les caisses
Autre piste pour renflouer les caisses de l’État : s’attaquer aux fraudeurs fiscaux. 220 milliards d’euros sont cachés dans les paradis fiscaux par des Français fortunés, et 370 milliards par les grandes entreprises nationales. Soit un minium de 590 milliards d’évasion fiscale, a calculé le journaliste Antoine Peillon, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la France, sur la base notamment de données du FMI et de la Banque mondiale.
Le manque à gagner pour l’État français, à cause de la non-déclaration des revenus générés par ce « patrimoine », est d’au moins 30 milliards d’euros par an. C’est la conclusion de la mission d’enquête parlementaire sur l’évasion des capitaux, pilotée par le sénateur Eric Bocquet (PCF) en 2012. Un rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques évalue en 2013 les différentes formes d’évasion et de fraude fiscale entre 60 à 80 milliards d’euros. S’il est difficile de connaître le montant exact, les sommes en jeu sont énormes. 1 euro sur 5 échappe ainsi à l’impôt, décrit le syndicat. Un montant comparable au total de l’impôt sur le revenu payé par les Français, qui rapporte 74 milliards d’euros à l’État. Ou au budget de l’Éducation nationale (65 milliards d’euros en 2014)... Et si plutôt que de geler les salaires des enseignants, on commençait par faire respecter le droit fiscal ?
Au niveau mondial, les paradis fiscaux abriteraient entre 17 000 et 26 500 milliards d’euros, selon les calculs récents de Tax Justice Network, une ONG de référence sur le sujet. Soit le poids cumulé des économies des États-Unis et du Japon ! Dix fois le PIB de la France. Cet argent soustrait par les fraudeurs fiscaux pourraient générer entre 190 et 280 milliards de dollars de recettes fiscales par an, dans le monde. Presque autant que le budget de la France. « A l’échelle mondiale, la balance des paiements devrait être à zéro, or elle ne l’est pas : elle est toujours négative. Plusieurs points de PIB disparaissent chaque année, explique l’économiste Thomas Piketty. L’Europe, à cet égard, se comporte en véritable passoire ». Une technique pour réduire le déficit des comptes publics : boucher les trous !
3 - Taxer les transactions financières : 35 milliards partis en fumée
La taxe sur les transactions financières mise en place en France en 2012 doit rapporter 1,6 milliard par an. Elle n’a engrangé que la moitié de la recette prévue en 2013. Un mécanisme européen « plus ambitieux » est actuellement en discussion, avec 11 pays. La Commission européenne espérait pouvoir collecter 35 milliards d’euros par an, dont 7 milliards pour la France [2]. Une somme qui pourrait être consacrée à l’aide au développement international ou à la lutte contre les déréglementations climatiques, demandent les ONG. Rappelons que 93 % des transactions sur les produits financiers dérivés sont réalisées entre banques, et sont donc sans intérêt pour l’économie réelle. Et que 4000 milliards de dollars sont changés chaque jour rien que sur le marché des devises...
Mais c’était sans compter la puissance du lobby bancaire, et la mauvaise volonté des États. La proposition européenne a été malmenée, rognée, sabotée. L’ex-ministre des finances, Pierre Moscovici, juge en 2013 la proposition excessive. Et Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, demande qu’elle soit « entièrement revue ». Cette taxe pourra désormais rapporter au mieux 7 milliards d’euros (pour 11 pays). Si elle est votée un jour, ce qui est loin d’être acquis au vu des résistances.
4 - Sécurité sociale : 10 milliards de rente pour l’industrie pharmaceutique
L’assurance maladie sera mise à contribution pour 10 milliards d’euros. Un résultat obtenu « sans dégrader la qualité des soins et le remboursement », promet le gouvernement. La recette magique ? Une « meilleure efficience des dépenses ». Les quelques pistes évoquées pour atteindre ce résultat restent assez vagues [3]. Une suggestion : et si on engageait une vraie réforme de la politique du médicament ? « Les Français consomment beaucoup plus de médicaments que leurs voisins européens et paient beaucoup plus cher les génériques, rappelle l’eurodéputée Michèle Rivasi (EELV). Ils sont également les premiers utilisateurs de molécules récentes qui n’apportent aucun progrès thérapeutique ». Entre 1988 à 2013, la consommation de médicaments a progressé de 13 à 35 milliards d’euros en France [4]. Et la part de l’industrie pharmaceutique dans le prix de chaque médicament est passée de 56 à 72% !
La France pourrait économiser 10 milliards sur les médicaments, affirme l’élue écologiste. Comment ? Un médicament comme le Plavix, antiagrégant plaquettaire, utilisé en prévention de problèmes cardiaque ou vasculaires, coûte plus de 400 millions d’euros par an à l’assurance maladie. Son prix ? 37,11 euros la boîte. Son générique est facturé 26,09 euros. Et seulement 2,26 euros en Grande-Bretagne... Pourquoi une telle différence ? Mystère. Le fait que le Plavix soit vendu par le groupe pharmaceutique français Sanofi, 2e entreprise du CAC40, y est peut-être pour quelque chose. Les ventes mondiales de ce médicament génèrent 1,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour Sanofi. Le groupe a réalisé en 2013 un bénéfice de 6,6 milliards d’euros, pour un chiffre d’affaires de 32,9 milliards d’euros (soit un taux de rentabilité de 20%). Peut-être pourrait-on faire économiser près d’un demi-milliard à la Sécurité sociale en régulant un peu mieux ce genre de situation.
5 - Récupérer les 48 milliards de subventions implicites aux banques
« La France vit au-dessus de ses moyens » semble être le slogan politique en vogue. C’est oublier un peu vite les centaines de milliards d’euros qu’a coûté aux pays européens la crise financière de 2008, avec le sauvetage des banques [5]. Et ce que le secteur financier coûte encore à l’économie française. Les grandes banques pourraient être mises à contribution : BNP Paribas, Crédit agricole, Société générale et BPCE (Banque populaire - Caisse d’épargne) touchent en France l’équivalent d’une subvention de 48 milliards, grâce à un système de garantie implicite de l’État, qui leur permet de se financer à moindre coût sur les marchés financiers (lire ici).
Le secteur pétrolier pourrait également participer à l’effort national. François Hollande a annoncé lorsqu’il était candidat l’instauration d’une taxation particulière pour les groupes pétroliers. Elle n’a jamais vu le jour. Résultat : du fait de son activité déficitaire sur le sol national, Total n’a pas payé d’impôt sur les sociétés en 2013 en France, malgré les 8,4 milliards d’euros de bénéfices réalisés par le groupe [6]. On pourrait aussi taxer les 100 milliards d’euros qui sont versés chaque année aux actionnaires par les entreprises sans aucune justification économique, selon une proposition de l’association Attac, qui dénonce cette « rente parasitaire qui accroît de plus de 50 % le coût du capital ». Une dernière suggestion, et pas des moindres : réformer l’impôt sur le revenu. Le Parti de gauche proposait dans son programme en 2012 de revoir les tranches d’imposition, pour atteindre 100 % d’imposition pour les revenus supérieurs à 20 fois le revenu médian pour une personne (au dessus de 30 000 euros mensuels). Cette réforme visant 0,05 % des contribuables, soit 15 000 ultra-riches, pourrait rapporter 20 milliards d’euros, estime le parti politique.
D’autres exemples, sans nul doute, pourraient être cités, pour éviter les mesures d’austérité et surtout pour financer la nécessaire transformation sociale et énergétique de la France. Ces ressources financières sont accessibles. Avec un peu d’imagination, pour sortir du cadre de pensée néolibéral. De courage politique, pour oser affronter les lobbys et intérêts privés, et résister aux pressions du Medef. Et, bien sûr, l’envie de mener une vraie politique de changement social.
Agnès Rousseaux
Photo : CC scottmontreal