Construire une maison de terre, ce n’est pas une lubie alternative de salon écologique. La moitié de la population mondiale vit dans des habitations en terre crue. Une tradition tombée en désuétude après 1945 dans les pays riches. « C’est un oubli paradoxal. En France, 15 % du patrimoine architectural est en terre crue », souligne Romain Anger, chercheur au laboratoire CRATerre de l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble. Les maisons à colombage du Nord de la France sont, par exemple, constituées d’ossatures en bois remplies de terre. En Rhône-Alpes, 50 % des habitations sont construites en terre, selon la technique du pisé. « La norme était de construire avec ce qu’on avait sous les pieds. C’est la logique de la Muraille de Chine : là où le sol est en terre, la muraille est construite en terre. Lorsqu’il y a de la pierre, le matériau principal est la pierre. Comme un caméléon, la construction change de nature selon l’environnement ». Une réalité aujourd’hui oubliée en France, où on préfère transporter des matériaux sur de grandes distances.
Relocalisation des emplois et faible empreinte écologique
Aujourd’hui, dans la plupart des constructions, la terre est considérée comme un déchet. Elle est extraite des chantiers et transformée en collines artificielles reboisées. La terre est pourtant le matériau idéal. D’abord parce que c’est une matière recyclable sur place : les bâtiments détruits retournent à la terre, et celle-ci peut être recyclée indéfiniment. Elle ne subit pas de transformation chimique. La terre crue ne nécessite pas d’apports énergétiques pour la cuisson [1], elle est peu chère, et s’intègre dans le paysage.
Construire en terre, c’est aussi favoriser une relocalisation des emplois, puisque la production peut s’effectuer tout près des chantiers. Sans compter que la terre confère aux habitations un grand confort climatique grâce à son inertie thermique : elle garde une température constante, et écrête les pics de chaleur. Les constructions en terre crue ont une empreinte écologique proche de zéro ! Alors que la fabrication du ciment est à l’origine de 5 % des émissions de CO2 en France : la production d’une tonne de ciment correspond à une tonne de Co2 émis. Quand on sait que le secteur du bâtiment est responsable de 23 % des émissions (soit autant que l’industrie), construire en terre représente une alternative intéressante pour réduire les émissions.
Une ville durable vieille de 5000 ans
Construire en terre est une tradition ancestrale. Elle date sans doute de 11.000 ans, quand l’homme se sédentarise au moment de la révolution néolithique. Le savoir-faire architectural se développe au fil des siècles. Certaines villes, comme Mari, en Syrie, sont construites ex-nihilo. Cette cité de terre, vieille de 5000 ans, est parfaitement adaptée aux contraintes climatiques et aux ressources locales. Les villes durables, ce n’est pas un concept récent !
D’où vient cette amnésie collective qui nous a fait oublier ces techniques architecturales ? C’est après la seconde guerre mondiale que s’opère un changement radical. Les constructions en terre disparaissent complètement dans les pays riches. Les grandes opérations de reconstruction obligent à construire vite, avec des matériaux modernes. Les normes privilégient les matériaux industriels. Avec la disparition d’une génération pendant la guerre, c’est tout un savoir-faire qui se perd. La construction en terre connait pourtant un renouveau avec le choc pétrolier de 1973 et la prise de conscience de la finitude des ressources. De gros sites de production sont créés aux États-Unis, en Australie, en Allemagne. En France, quelques opérations pilotes émergent au milieu des années 1980, comme le Domaine de la terre en Isère. Ce quartier de logement sociaux est un des premiers quartiers bio-climatiques. Étrange paradoxe : on s’intéresse à la construction en terre parce qu’elle semble être une façon de « construire autrement ». Alors que dans beaucoup de pays aujourd’hui, la construction en terre constitue la norme.
A chaque terre, sa technique
Pourquoi la construction en terre est-elle si marginale en France ? Il n’existe que très peu de filières de production de matériaux, contrairement à l’Allemagne, où les briques sont prêtes à l’emploi. Un des blocages est aussi l’absence de réglementation « CSTB », c’est-à-dire de normes de certification. Surtout, la terre ne se vend pas. Il est difficile de faire du profit et donc d’organiser la filière. Celle-ci n’attire pas les investisseurs. « Mais la véritable barrière est culturelle avant d’être matérielle, souligne Romain Anger. La terre est souvent considérée comme un matériau du pauvre. Alors qu’aujourd’hui en France, c’est plutôt l’inverse : on voit beaucoup de riches propriétaires qui font construire leur maison en terre ».
La standardisation de notre société est aussi un obstacle. Impossible de faire entrer la terre dans des normes chiffrées. La matériau est extrêmement diversifié : chaque terre a un pourcentage différent de grains, d’argile, de cailloux... A chaque terre correspond une technique. « On compte environ treize techniques différentes de construction en terre, avec plein de variantes. Certaines sont écologiques, d’autres moins », explique Romain Anger. Le pisé utilise la terre humide compactée dans des coffrages pour construire des murs massifs et rectilignes. L’adobe est une brique moulée qui se solidifie en séchant. Et la bauge, mélange de terre, de paille et d’eau, est utilisée dans l’Ouest de la France.
Quelle que soit la technique, la terre est inusable. Tous les matériaux s’altèrent avec le temps : le métal rouille, le bois pourrit, la pierre et le ciment sont attaqués chimiquement. La terre ne peut pas pourrir ! Elle ne craint pas les incendies, puisque le feu la renforce en la transformant en terre cuite. Un seul type de terre n’est pas utilisable : quand il n’y a pas assez d’argile, car la terre est alors friable. Pour construire, on utilise la terre minérale extraite en profondeur. La terre végétale de surface est trop riche en matière organique, pas assez solide. Pas besoin donc de choisir entre se nourrir et construire. La terre de construction n’est pas celle qui sert aux cultures d’alimentation.
Des immeubles en terre ?
Shibam est surnommée la « Manhattan du désert ». Dans cette ville du Yémen, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, se dressent les plus vieux gratte-ciel du monde. Construite au 16e siècle, entièrement en terre, elle est aujourd’hui peuplée de 7.000 habitants. Certains de ses 500 immeubles atteignent 8 étages, soit près de 30 mètres. Construite selon la méthode de la brique moulée (adobe), avec des techniques architecturales permettant de solidifier les édifices, Shibam est un exemple fascinant de cité écologique. Une source d’inspiration pour les urbanistes qui cherchent à inventer la ville de demain avec un faible impact environnemental et énergétique.
Un gratte-ciel en terre, est-ce solide ? « Les constructions en terre sont 20 à 30 fois moins solide que le béton. Mais le coefficient de solidité est complètement surévalué en France, on n’a pas besoin de matériaux aussi solides, explique Romain Anger. Il suffit de voir des briques de terre vieilles de 5000 ans, dans les premières villes en Mésopotamie. La terre ne pourrit pas, ne brûle pas, ne rouille pas. Elle est inusable si elle est protégée de l’eau. » Tout dépend des techniques architecturales, pour protéger les murs de la pluie par exemple. Quant aux secousses sismiques, ce n’est pas le matériau terre qui résiste mais l’architecture. Certaines techniques permettent aussi d’améliorer la solidité des matériaux : « quand on mélange de la boue et du lait, le matériau résiste à 10 mégapascals, donc seulement trois fois moins que le béton (entre 20 et 40) ». Il y a des milliers de recettes traditionnelles de ce type, avec du blanc d’œuf ou de la cellulose par exemple.
Des techniques empiriques et locales importantes à recenser, mutualiser, diffuser. Romain Anger, avec sa collègue Lætitia Fontaine, cherche aussi à comprendre la matière à l’échelle moléculaire, au niveau de la physique des grains. Pourquoi ciment et eau donnent-ils une masse solide, alors que l’argile et l’eau produisent de la boue ? Pourquoi a-t-on besoin de brûler des roches calcaires à des températures de 1000°C pour faire du ciment, alors qu’une poule fabrique son propre ciment calcaire, la coquille d’œuf, à des températures beaucoup moins importantes ? Des questions essentielles pour mieux connaître les matériaux et développer des modes de construction alternatifs au béton et au ciment.
« Il y a eu peu d’innovations radicales depuis 2000 ans. On fait des recettes différentes à partir des mêmes ingrédients que l’on chauffe et qui produisent toujours des émissions de CO2. » La redécouverte dans les pays riches de la construction en terre pourrait incarner cette innovation radicale. Les urbanistes commencent à se saisir de toutes ses potentialités. Des chercheurs améliorent les techniques et tentent de combiner la terre avec des matériaux de pointe, pour capter l’énergie solaire par exemple. Face aux défis climatiques et environnementaux, à la crise du logement, à la nécessaire relocalisation de l’économie, ce matériau utilisé depuis le néolithique semble promis à un bel avenir.
Agnès Rousseaux
Laetitia Fontaine et Romain Anger, Bâtir en terre : du grain de sable à l’architecture , Belin / Cité des sciences et de l’industrie, 2009, 224 pages - 30 euros.
Jusqu’en juin 2010, exposition Ma Terre première à la Cité des sciences et de l’industrie, Paris.
Auteurs scientifiques : Romain Anger, Laetitia Fontaine, Hugo Houben – CRAterre-ENSAG
Photo de Une : Maison de terre en pisé - Medellin, Colombie (© A. Jesus Antonio Moreno, Fundacion Tierra Viva / Mauricio Patïno)