« Des clients qui récupèrent leur bien pour le mettre en location saisonnière ? On a que ça ! » s’exclame un agent immobilier du 19e arrondissement parisien. Ces derniers mois, plusieurs agences immobilières du nord de Paris constatent l’impact de l’arrivée des Jeux olympiques (JO), du 26 juillet au 11 août, sur leur activité.
« Sur des appartements de petites surfaces, énormément de clients n’ont pas renouvelé les baux de leurs locataires qui se terminent avant les Jeux olympiques. D’autres ont conclu des contrats de baux très courts qui prennent fin avant les JO, ou bien retirent leur logement de la vente pour le mettre en location saisonnière », explique l’employé.
Depuis un mois, Sonia* [1] attend ce SMS fatidique de son propriétaire : il doit lui annoncer si son bail pourra être renouvelé, ou si son logement sera mis en location touristique pendant les Jeux olympiques. Après un bail meublé étudiant, plus court qu’un bail meublé classique (9 mois pour un meublé étudiant au lieu d’un an pour un meublé classique), son propriétaire lui a fait part de son hésitation à le renouveler.
« Il m’a proposé de réfléchir à laisser mes affaires à la cave pendant qu’il loue l’appartement pour les JO, et de me reprendre en location avec un nouveau bail après », raconte l’étudiante de 19 ans. L’option n’arrange pas la jeune femme, qui devrait trouver un autre logement pendant la période estivale afin de poursuivre son stage dans la capitale.
Effet d’aubaine
Depuis septembre, les Agences départementales d’information sur le logement (Adil, des associations agréées pour informer sur les droits des locataires) d’Île-de-France enregistrent une augmentation progressive des congés de bail donnés par les propriétaires à leurs locataires. « Il y a un effet d’aubaine pour ceux qui veulent transformer leurs logements en meublés touristiques pour les Jeux olympiques », confirme Pierre-Louis Monteiro, chargé de mission à l’Adil de Paris.
Il suffit d’ouvrir au hasard quelques sites de conciergerie de locations saisonnières pour constater la tendance. « Les Jeux olympiques arrivent, il est temps de louer », ou « Liste des avantages de louer votre appartement pendant les JO 2024 »... Les publicités incitatives se multiplient à destination des propriétaires franciliens.
À Paris, où la mise en location d’un meublé touristique nécessite une autorisation spéciale de la mairie, les conciergeries de locations saisonnières enregistrent de nombreuses demandes. Une nouvelle clientèle prend contact afin de mettre sa résidence principale ou ses résidences secondaires en location saisonnière pour les JO. Pour la conciergerie Hostnfly, le nombre de demandes de propriétaires a été multiplié par quatre sur la capitale. En banlieue, par huit, selon l’entreprise.
Hausse des congés frauduleux
« Alors que l’immobilier est en tension en Île-de-France, on se demande dans quelles circonstances tous ces biens de locations touristiques sont libérés », commente Sarah Coupechoux, porte-parole de la Fondation Abbé-Pierre. « Les JO 2024 ne doivent pas être le prétexte à l’expulsion abusive des locataires », s’alarme une tribune publiée le 28 mars 2024 dans Libération, à l’initiative d’un collectif regroupant la Fondation Abbé-Pierre, des associations et des élus. Ses signataires demandent un encadrement plus strict des congés locatifs.
En prenant appui sur les chiffres des Adil, ils soulignent leur crainte que les bailleurs profitent de l’événement touristique pour récupérer leurs logements sans respecter la loi, afin de faire profit des Jeux en louant à prix d’or pendant l’événement.
Selon l’article 15 de la loi du 6 juillet 1989, modifiée en 2014 par la loi Alur, un propriétaire ne peut pas congédier son locataire dans le seul objectif de louer le logement en location saisonnière. Le propriétaire qui souhaite récupérer son logement doit justifier de sa démarche par des motifs « sérieux et légitimes » : la volonté de le vendre, d’y habiter ou d’y loger un proche, ou si le locataire n’a pas respecté les obligations qui lui incombent (en ne payant pas le loyer, en sous-louant le bien sans l’aval du propriétaire, ou par des dégradations du logement). Le préavis doit être donné au moins six mois à l’avance pour une location vide, et trois mois pour un meublé.
Mais ces dernières années, le nombre de congés non conformes est en augmentation. En 2022, 19 % des congés, soit un congé sur cinq, ne respectaient pas ces motifs. La proportion a grimpé à 24 % en 2023 et est passée à 28 % depuis septembre dernier, selon les chiffres qui nous ont été fournis par l’Adil de Paris [2].
Dans le département de la Seine-Saint-Denis, future « terre de jeux » des JO abritant le Village olympique et paralympique, le Village des médias, ainsi que six épreuves sportives, les juristes de l’Adil 93 signalent que plus de la moitié des congés (60 %) enregistrés entre mars 2023 et mars 2024 n’étaient pas réguliers. Le collectif signataire de la tribune craint que la situation ne s’aggrave encore ces trois prochains mois, à mesure que l’événement sportif approche.
Des motifs impossibles à contrôler
« Comment prouver qu’ils nous délogent pour les JO ? Regarder les annonces Airbnb ? Demander aux voisins ? » se demande Zoé. Depuis que le propriétaire a donné congé à sa colocation de Montreuil (Seine-Saint-Denis), la jeune femme et ses colocataires ont envisagé toutes ces options. Si leur préavis de six mois respecte le délai fixé par la loi, le motif de reprise pour vente invoqué par le propriétaire éveille leurs soupçons.
Surtout depuis que celui-ci leur a proposé de quitter le logement avant la fin du bail prévue au 10 juillet, en échange d’un « geste » sur le montant du loyer du dernier mois, lui a glissé l’agence immobilière. « On suppose que les JO sont le vrai motif, mais l’effet immédiat est le même : on doit de nouveau chercher un appartement », soupire Zoé, qui se désole de devoir déménager si vite, après moins d’un an de location.
« Une fois sorti du logement, c’est à la charge du locataire de faire une enquête, de se renseigner pour vérifier que le motif invoqué par le propriétaire a été respecté… C’est très lourd comme démarche », commente Pierre-Louis Monteiro, de l’Adil de Paris. Si la légalité du préavis est facilement contrôlable sur la forme (à savoir si le préavis respecte ou non le délai fixé par la loi), le motif invoqué par le propriétaire pour reprendre son logement est difficilement vérifiable dans les faits.
Comme suggéré par Zoé, se renseigner auprès des voisins ou surveiller les plateformes de locations saisonnières font actuellement office de solutions. Pour aider les locataires dans cette situation, l’Adil et la mairie de Paris ont mis en place en janvier une ligne téléphonique dédiée à des consultations avec des juristes. Pendant ces rendez-vous, l’Adil conseille le locataire pour vérifier la légalité du congé donné par le propriétaire. En cas de litige, l’agence l’oriente vers un conciliateur ou un tribunal de proximité.
Les locataires qui constatent que leur ancien logement est loué sur des plateformes en meublé touristique peuvent par exemple obtenir des indemnités de remboursement pour leur déménagement. Le bailleur, lui, risque jusqu’à 6000 euros d’amende. Mais « en 25 ans de travail à l’Adil, je peux vous dire que très peu de personnes vont jusqu’au bout de la démarche », témoigne Séverine Marsaleix-Reigner, directrice de l’Adil de Seine-Saint-Denis.
Les Jeux aggravent la crise du logement
Pour les locataires obligés de quitter leur logement à l’approche des Jeux, le premier problème est de retrouver un toit. Depuis l’annonce de leur préavis en janvier, les colocataires de Zoé écument les annonces immobilières pour se reloger. Sans succès. « La différence avec l’année dernière est impressionnante : on cherche toujours un T3 et on ne trouve quasiment rien à notre prix… On a même pris la décision de séparer notre colocation pour trouver plus petit. C’est de la folie, et les agents immobiliers nous disent que ça va être de pire en pire », déplore Zoé.
Dans le nord de Paris, plusieurs agences immobilières témoignent d’une baisse importante du nombre de biens disponibles à la location depuis le début de l’année 2024. Alors que le nombre de demandes de locataires augmente, l’offre diminue. « Pour les meublés, le préavis est seulement de trois mois : si on vous donne un congé actuellement, et que vous devez sortir au mois de juillet, bonne chance pour trouver d’ici là ! » commente Pierre-Louis Monteiro de l’Adil 75.
Alexandra, locataire dans le 19e arrondissement parisien depuis 25 ans, cherche un nouvel appartement depuis septembre dernier. Mais en l’absence d’offres adaptées, la quinquagénaire est forcée de se rendre à l’évidence : elle doit brièvement retourner vivre chez ses parents en attendant que les Jeux se terminent. « Heureusement que ma fille a déjà quitté le domicile familial », soupire-t-elle tristement.
Renverser la charge de la le preuve
Pour répondre à cette crise du logement dans l’immédiat, des parlementaires communistes et socialistes, dont l’ex-adjoint au logement de Paris Ian Brossat (aujourd’hui sénateur), ont déposé en février au Sénat une proposition de loi pour demander « une trêve olympique des expulsions locatives ». Sur le modèle de la trêve hivernale, la loi permettrait de proscrire les expulsions locatives jusqu’à novembre prochain.
Pour la directrice de l’Adil 93 Séverine Marsaleix-Reigner, une trêve des expulsions ne résoudra pas le cœur du problème, à savoir l’augmentation des congés de baux frauduleux. « C’est une problématique de fond dans la réglementation des expulsions locatives que les JO mettent en lumière, mais sans changement législatif de long terme, on en parlera plus dans quelques mois », souligne Séverine Marsaleix-Reigner.
Pour Sarah Coupechoux, de la Fondation Abbé-Pierre, il faudrait surtout « faciliter les contrôles des motifs de congés donnés par les propriétaires, et surtout donner les moyens aux locataires de faire vérifier la légalité de la reprise du logement ». Concrètement, la Fondation Abbé-Pierre souhaiterait un renversement de la charge de la preuve. Actuellement c’est au locataire de mener son enquête de prouver que la raison invoquée par le propriétaire pour lui donner congé est fausse. « L’idée serait de permettre un contrôle a posteriori, de contraindre le propriétaire à se justifier aux yeux de la loi lorsque le congé donné est suspecté d’être frauduleux », explique la responsable.
Dans les municipalités où le marché locatif est en tension, la Fondation propose aussi de mettre en place de la « vente occupée » : contraindre le propriétaire qui souhaite vendre son logement à effectuer cette transaction sans pour autant en déloger les locataires, comme la loi le prévoit déjà en Allemagne, par exemple.
Aude Cazorla
Photo de une : Manifestation lors de la mobilisation européenne pour le logement a l’occasion de la fin de la trêve hivernale des expulsions a Paris, le 1er avril 2024. ©Victoria Valdivia / Hans Lucas