Imaginez. Nous sommes une nuit glaciale de décembre. Un convoi humanitaire d’une dizaine de camions roule sur une piste escarpée, criblée de trous d’obus, le long des eaux sombres de la Neretva. Les poids lourds chargés de vivres et de matériel médical ont quitté Mostar à l’aube, profitant d’une accalmie des tirs. Ils font route vers Sarajevo, assiégée depuis deux ans et demi par les milices nationalistes serbes. Aux volants, des syndicalistes européens, des ouvriers de Manchester ou des postiers français, des militants de la solidarité internationale et des étudiants italiens. La route qui longe la Neretva file ensuite au Nord-Est pour atteindre les faubourgs en ruines de la capitale bosniaque. C’est le seul itinéraire qui, même à portée de tirs de l’artillerie serbe, offre une minuscule chance de passer, de rompre l’encerclement, de remettre la ville martyre sous les feux des projecteurs. Soudain, dans la courbe d’un virage, des faisceaux lumineux s’agitent au milieu de la piste, des ordres fusent, un pneu éclate sur du fil de fer barbelé, le camion de tête ralentit puis tente de forcer le passage. Des détonations, des rafales de fusil d’assaut, des flammes, des pare-brises qui éclatent, des cris, du sang sur la chaussée.
Des SMS envoyés au dernier instant par des militants humanitaires font état d’une embuscade, de tirs et de morts parmi le convoi. Les miliciens serbes ont filmé la scène en infrarouge. Les images sont immédiatement diffusées sur YouTube. Ils tiennent un barrage, font signe au convoi de s’arrêter. Un camion tente de forcer le passage, une barrière se renverse, un milicien tombe, sa jambe passe sous une roue, il se tord de douleur. Les images sont reprises sur tous les JT. « Regardez, il s’agissait d’un contrôle de routine sur un de nos check points, nous nous sommes fait agressés », déclare un représentant de la République serbe de Bosnie, à Pale (la capitale de l’entité serbe, à une trentaine de kilomètres de Sarajevo). Face à l’indignation qui gagne les capitales européennes, Radovan Karadzic accuse les membres du convoi d’avoir « déclenché les violences ». Le général Mladic assure ignorer « qui a donné l’ordre de tirer ».
« J’ai braqué ma torche et j’ai vu de la folie dans leurs yeux », déclare un des soldats serbes à des journalistes de l’AFP dans la ville de Pale où les camions du « convoi de la liberté » ont été conduits sous escorte. Selon les autorités locales, « les camions ont ignoré les avertissements et les ordres de rebrousser chemin. Les militants se trouvant à bord du convoi ont opposé une violente résistance à l’approche du check point. » Elles dénoncent également le « comportement totalement irresponsable » des milices bosniaques défendant Sarajevo dont les snipers visent régulièrement les quartiers serbes de la ville. Sur les JT, des reportages s’interrogent : qui a affrété le convoi ? Transportait-il des armes ? Ces syndicalistes seraient-ils liés à l’extrême gauche ?
En France, le porte-parole de l’UMP, Frédéric Lefebvre, « regrette » le décès de « militants pro-bosniaques » sur le check point tout en évoquant une « provocation » de la part de ceux « qui se disent les amis de la cause bosniaque ». L’écrivain Bernard-Henri Lévy dénonce la « stupidité » des miliciens serbes, ajoutant que leurs chefs « avaient certainement d’autres moyens de stopper ce convoi, d’autres moyens d’empêcher une provocation ». « Ces images vont faire le tour du monde. Elles sont plus dévastatrices pour ce pays (la République serbe de Bosnie) qu’une défaite militaire », estime le philosophe. Le Président de la République qualifie lui l’opération des milices de « tragédie » pendant que de nombreux gouvernements condamnent une réaction « disproportionnée ». Disproportionnée par rapport à quoi ? Quelle serait la réponse militaire adéquate à la tentative d’un convoi humanitaire de briser un siège ou un blocus ?
Arrêtons là cette métaphore. Vous l’aurez compris : toutes les réactions et déclarations citées ont bien été prononcées, mais au sujet de « l’assaut » de commandos israéliens contre la « flottille de la liberté » (les citations ont juste été adaptées au contexte yougoslave). Et non face à une embuscade de miliciens serbes, quelque part en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995. Si ce genre de réactions – « provocation » à propos du convoi humanitaire, action « disproportionnée » – avaient été prononcées à l’époque, elles auraient légitimement suscitées l’indignation. L’État d’Israël n’est pas la République serbe de Bosnie et les soldats de Tsahal n’ont pas grand chose à voir avec les milices nationalistes serbes. Mais le malaise persiste face à l’impunité dont profite Tel-Aviv depuis la rupture du processus de paix : impunité face à l’occupation des territoires palestiniens, impunité face à la colonisation, impunité face au blocus de Gaza, impunité face aux opérations de bombardements et de destructions d’infrastructures civiles.
Le 1er juin 2010, un militant français « pro-palestinien », expulsé d’Israël, raconte en arrivant à Roissy : « On a reçu des coups, on a été agressé. Maintenant si apporter de l’aide, c’est une provocation, je me demande dans quel monde on vit. » Si cela avait été le cas pendant la guerre civile en ex-Yougoslavie, Sarajevo serait toujours assiégée, comme Gaza sous le coup d’un blocus.
Ivan du Roy