La journée de mobilisation, mardi 14 juin, a donné lieu, une fois encore, à de nombreuses interpellations. Ces arrestations vont-elles gonfler le nombre déjà vertigineux de manifestants et de « casseurs » condamnés devant les tribunaux ? Pas moins de 753 personnes ont été poursuivies entre fin mars et le 13 juin, d’après le ministère de la Justice. 135 procédures ont été classées sans suite. 103 mineurs ont été inquiétés. Au total, les deux tiers des poursuites judiciaires concernent des violences sur les forces de l’ordre. Seules 79 procédures ont été ouvertes pour des dégradations. Le reste des affaires (133) concerne la « participation à un attroupement armé », selon les chiffres fournis par la Direction des affaires criminelles et des grâces.
Pour ces différentes infractions, le procès est devenu la règle dans bien des cas. D’autres procédés, comme la composition pénale (convocation devant un délégué du procureur par exemple), sont délaissés au profit de l’audience. « C’est dans l’air du temps, c’est quasiment de l’abattage », déplore Dominique Noguères, avocate au barreau de Paris. Elle défend un fonctionnaire qui comparaîtra prochainement. En attendant, le procureur avait demandé la détention provisoire. « Alors que mon client a un casier judiciaire vierge », s’insurge l’avocate. Le manifestant est soupçonné d’avoir lancé un projectile sur des policiers. « Mais on ne sait pas où le projectile a atterri. »
Une Justice soudainement ultra rapide
Une circulaire du ministère de la Justice, en date du 20 mai (voir ci-dessous), demande « une très grande réactivité de la part des parquets ». A Rennes, la justice peut difficilement se montrer plus réactive. Maître Pacheu y représente une dizaine de manifestants interpellés depuis fin mars. Et les délais sont très courts pour organiser leur défense. « G. a été interpellé à la manifestation du 9 avril, il est sorti de garde-à-vue le 10 avril, a reçu sa convocation le jour même, pour être jugé le 22 avril », raconte l’avocat. Les dix jours incompressibles entre la convocation et l’audience ont été tout juste respectés.
Un autre manifestant, un fonctionnaire de 53 ans, est arrêté le 19 mai pour le double motif de « participer à un attroupement après sommation de se disperser » et de « dissimuler son visage ». Il reçoit sa convocation le lendemain pour une audience 12 jours plus tard. « Alors qu’on nous dit que le Tribunal est surchargé », s’étonne Maître Pacheu. « On peut attendre plus d’une année pour qu’une affaire d’agression sexuelle soit jugée ! » Sur 86 procédures judiciaires à Rennes, 26 mineurs font l’objet de poursuites, 34 personnes majeures ont déjà été condamnées, dont sept à des peines de prison ferme. C’est donc plus d’un manifestant poursuivi sur trois qui a déjà été condamné. Au total, depuis mi-mars et les premières interpellations liées aux manifestations, il y a eu deux relaxes.
Cette activité soutenue, exceptionnelle sur une période longue de trois mois, interroge certains magistrats. « C’est inhabituel, convient l’une des vice-présidentes du tribunal correctionnel de Rennes. Mais il y a une régulation naturelle : les policiers qui travaillent habituellement sur d’autres affaires, le font moins en ce moment, et donc on a moins de travail par ailleurs », assure-t-elle.
« La justice a une action discriminatoire en ce moment »
Avocat de cinq personnes interpellées au fil des mobilisations, Maître Larzul s’indigne : « Aux procédures visant des manifestants, on réserve un traitement de TGV. Aux plaintes pour violences concernant des policiers, on offre un enterrement de première classe. La justice a une action discriminatoire en ce moment. » A Rennes, un étudiant a perdu l’usage d’un œil, lors d’une manifestation le 28 avril. Un mois et demi plus tard, l’enquête est toujours en cours.
L’épisode du restaurant Bagelstein, une sandwicherie du centre de Rennes, ne devrait pas améliorer le climat dans la ville. Le 26 mai, après une manifestation contre la loi travail, quatre étudiants – trois sont âgés de 19 ans et un de 24 ans – se présentent devant le restaurant. Ils découvrent les publicités de la franchise Bagelstein, davantage vulgaires qu’humoristiques et usant de diverses blagues, où les femmes peuvent être perçues comme des objets sexuels. « Un homme amoureux ne brisera jamais le cœur d’une femme. Mais son cul, peut-être », peut-on lire, par exemple, dans le restaurant... Les quatre garçons lisent à haute voix les slogans affichés, et entreprennent de coller des auto-collants anti-sexistes sur les tables de la terrasse.
Emprisonnement immédiat pour quatre étudiants
Le gérant de la sandwicherie leur demande de partir. Ils refusent de quitter les lieux. S’en suit une altercation au cours de laquelle l’un des étudiants assène un coup de poing au restaurateur. Ce dernier le confirme dans sa déposition. La fille du gérant, présente à ce moment-là, précise dans son témoignage que seul l’un des jeunes a porté un coup.
Aussitôt arrêtés, les quatre étudiants passent le lendemain en comparution immédiate. Malgré un casier judiciaire vierge, celui qui a porté le coup de poing écope de trois mois de prison ferme. Un autre prend deux mois, et les deux derniers, un mois de prison ferme chacun. A la surprise générale, les peines sont assorties d’un mandat de dépôt. Les quatre jeunes dorment en prison le soir-même.
Ils font tous appel. Maître Pacheu défend désormais deux d’entre eux. « Ils sont courageux car ils savent qu’ils ne passeront pas en appel avant six mois. Donc ils feront probablement la totalité de leur peine. Et en formant un appel, ils ne peuvent plus bénéficier d’une réduction de peine. » L’un d’entre eux est scout. « Pas vraiment le profil violent », estime l’avocat, qui a versé au dossier de son client une attestation du prêtre de la paroisse.
Myriam Thiébaut
Photo : Eros Sana