« On est contents de travailler avec de l’orge locale et de contribuer à mieux payer les paysans », se réjouit Régis Barth, cofondateur de La Franche, une brasserie jurassienne créée en 2007. En début d’année, il a réceptionné pour la première fois 25 tonnes de malt produit à partir d’orge bio cultivée en Franche-Comté, principalement en Haute-Saône et un peu dans le Jura. Une vingtaine d’autres brasseurs, embarqués eux aussi dans cette aventure collective, ont acheté les 155 autres tonnes de ce malt.
Tout a commencé il y a une quinzaine d’années lorsque quelques brasseurs se sont installés dans la région. Ils sont aujourd’hui une cinquantaine sur le territoire. Alors qu’ils auraient pu, comme c’est souvent le cas, entrer en concurrence les uns avec les autres, beaucoup parmi eux ont choisi de se serrer les coudes. « On était isolés, chacun engagé dans des projets de vie plus encore que des projets de production, on a donc décidé de s’entraider », raconte Alexandre Redoutey, brasseur depuis dix ans. Au départ, il s’agit surtout d’acheter les matières premières en commun, pour faire baisser les prix et se faire livrer malgré les faibles quantités. « Puis, de plus en plus, les clients ont commencé à nous titiller, à juste titre, sur l’origine de nos produits. » Or le malt, ingrédient principal de la bière, vient de Belgique. Impossible jusque-là de trouver du malt fabriqué à partir d’orge cultivée localement.
La production d’orge s’accroît
L’idée d’une malterie locale germe donc dans la tête de nos brasseurs. Mais une étude de faisabilité douche leurs espoirs : sauf énormes volumes, la malterie ne sera pas rentable, car cette activité nécessite beaucoup d’énergie. Qu’à cela ne tienne, si le maltage ne peut être réalisé à proximité, la création d’une filière locale d’orge brassicole reste tout à fait possible, estime cependant l’étude menée par le Groupement des agriculteurs bio de Haute-Saône (Gab 70). Les brasseurs se rapprochent d’un agriculteur bio du coin, Pascal Decombe. Celui-ci a déjà cultivé de l’orge et mise sur la variété Etincel. « Au début, on était réticent, car l’orge est une culture sensible aux maladies du feuillage. Mais je savais que cette variété-là n’était pas trop malade et calibrait bien. » En octobre 2015, Pascal Decombe sème 13 ha de cette orge d’hiver. Manque de chance, la récolte est perturbée par les pluies de juin. Des champignons se sont installés dans les épis et la céréale est impropre à la consommation humaine. « Par contre, on est rassurés sur le rendement qui est bon. L’année suivante, on est huit agriculteurs à planter 70 ha d’orge », résume Pascal Decombe.
En 2017, un bon rendement et des grains suffisamment gros permettent aux cultivateurs de récolter 180 tonnes d’orge de qualité brassicole, qui sont envoyées en péniche dans une malterie belge. « Au final, le malt est un tout petit peu moins cher pour les brasseurs que d’autres malts bio, et l’orge est achetée 15 % plus cher que d’habitude aux agriculteurs », indique Christelle Triboulot, qui assure le suivi et la structuration des filières au sein d’Interbio Franche-Comté, une association de développement et de promotion des filières bio. Pour l’instant, la récolte n’est pas suffisante pour assurer toute la production. Ce malt est utilisé pour la confection de la Commune, une bière élaborée avec la même recette dans 14 micro-brasseries franc-comtoises – seules les levures et l’eau changent.
En octobre dernier, 20 % de surface supplémentaire a été plantée en orge, soit 84 ha. Les brasseurs franc-comtois devraient pouvoir se partager l’an prochain plus de 200 tonnes de malts avec, comme cette année, le choix entre cinq malts différents.
Prochaine étape : du houblon bio
Une réflexion a également été engagée sur le houblon. Cette épice de la bière, qui apporte différents arômes et l’amertume, est très peu cultivée en France, et encore moins en bio. En plus d’être une plante difficile à faire pousser car sensible aux maladies et nécessitant trois années avant d’être productive, il en existe plus de 200 variétés, dont les propriétés sont fortement liées au terroir. Pas évident, donc, pour un brasseur de trouver le bon houblon en bio. C’est pourquoi les bières labellisées bio obtiennent souvent des dérogations pour utiliser du houblon non issu de l’agriculture biologique, qui provient des États-Unis, de Belgique ou d’Australie. Il existe bien quelques houblonnières bio en Alsace, mais pas en Franche-Comté.
« On voudrait que quelqu’un s’installe, pour voir si c’est techniquement possible », indique Sarah Ferrier, qui a repris le dossier au sein d’Interbio. Un projet débute, en lien avec le Pôle régional d’animation et le développement de l’insertion par l’activité économique (Pradie).
Cette nouvelle étape est importante pour les brasseurs franc-comtois qui sont encouragés à acheter du houblon bio par les Biocoop du coin, qui refusent de vendre des bières bio contenant du houblon non labellisé. « Une bonne chose, même si c’est dommage que ce ne soit pas l’État qui mette la pression », déplore Régis Barth. Lui achète chaque année 60 kg de houblon bio en Alsace. « Des houblons qui ne m’éclatent pas du tout, mais il faut soutenir la filière. » Un esprit d’équipe que l’on retrouve chez ces brasseurs franc-comtois qui s’entraident depuis plusieurs années, symbolisé par la Commune. « C’est atypique, on est très regardés pour cela », souligne Jérôme Gloriot de la Brasserie du Pintadier, à l’origine du projet d’orge locale.
Sonia Pignet
Image : Flickr/INRA DIST.
Cet article a été publié dans le magazine trimestriel Lutopik, qui publiera malheureusement son dernier numéro en octobre 2018. Les anciens numéros seront toujours disponibles à la vente.
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