Cibler l’environnement pour éteindre la colère agricole. C’est le choix fait par le gouvernement français début février qui a notamment annoncé la suspension du plan Ecophyto. Celui-ci visait à réduire de moitié les usages de pesticides d’ici à 2030. Pour l’exécutif, la protection de l’environnement serait incompatible avec le fait de produire : les normes environnementales sont réduites à des tracasseries administratives empêchant la profession agricole de vivre bien. Les études scientifiques s’accordent pourtant sur le rôle des pesticides - notamment des néonicotinoïdes - dans l’effondrement des populations d’abeilles, ou des conséquences de l’agriculture intensive sur la disparition des oiseaux et de la diversité florale.
Un grand laboratoire à ciel ouvert de 45 000 hectares dans les Deux Sèvres, créé il y a 30 ans par le chercheur Vincent Bretagnolle en collaboration avec les agriculteurs, montre au contraire que la protection de la biodiversité, notamment des insectes pollinisateurs, permet d’augmenter les rendements. Ce terrain d’expérimentation révèle aussi que les agriculteurs parviennent à augmenter leur revenu en diminuant les pesticides et les fertilisants comme l’azote de synthèse. Il nous a semblé essentiel à Basta! de diffuser cet entretien avec Vincent Bretagnolle pour que cette expérience scientifique à grande échelle sur les changements de pratiques agricoles soit davantage connue.
Sophie Chapelle : Faut-il parler d’érosion ou d’effondrement de la biodiversité ?
Vincent Bretagnolle : Les deux termes sont appropriés. Chaque année, on assiste à une érosion lente de la biodiversité : on perd 1 à 2 % des effectifs d’oiseaux en milieu agricole dans tous les pays d’Europe. Au bout de 50 ans cela représente au moins 50 % des oiseaux ! On peut donc parler d’effondrement quand on prend du recul.
Quelles sont les données les plus évocatrices en la matière ?
On a des données très précises sur les populations d’oiseaux [1]. Elles déclinent particulièrement en milieu agricole – cinq à huit fois plus vite que dans les milieux boisés par exemple. Une trentaine d’espèces sont inféodées au milieu agricole en France – perdrix, cailles, busards cendrés, alouette des champs, outardes canepetières.... Ces espèces là diminuent encore plus vite que les autres.
Les données sur les insectes vont dans le même sens. 90 % des populations de papillons diurnes européens ont disparu des milieux agricoles. Pour les criquets et carabes, la baisse observée est de 30 à 50 % sur notre site d’étude. Il n’est donc pas étonnant que les oiseaux disparaissent puisqu’ils se nourrissent d’insectes. La baisse de l’un entraine la baisse de l’autre. Il y a un effondrement à long terme de la biodiversité, des insectes et des oiseaux.
Quelles sont les causes principales d’effondrement de la biodiversité en milieu agricole ?
Des centaines d’études, partout en Europe, ont démontré que l’intensification de l’agriculture a entrainé un déclin de la biodiversité. Il y a d’abord la simplification et la spécialisation des paysages – disparation de la polyculture élevage, agrandissement des parcelles, destruction des haies et bocages... Cette uniformisation est mauvaise pour les insectes et oiseaux car ils ont besoin de différents milieux pour se reproduire et se nourrir.
L’autre cause, plus importante, de ce déclin est l’utilisation d’intrants : les pesticides bien sûr, à la fois les herbicides, qui éliminent la flore spontanée à la base des réseaux trophiques alimentaires qui servent aux oiseaux et insectes, les insecticides, qui tuent directement ou indirectement insectes et oiseaux. Mais aussi les fertilisants, l’azote de synthèse a des effets négatifs sur la flore. D’où un déclin massif de la biodiversité.
En quoi cet effondrement menace la vie humaine ?
La production agricole dépend de la biodiversité, ce que les agriculteurs ont souvent oublié. 70% des plantes cultivées dépendent totalement ou partiellement des pollinisateurs. La biodiversité du sol met les éléments nutritifs minéralisés à disposition des plantes. La biodiversité, c’est donc aussi le recyclage de la matière organique, ou le contrôle biologique : dans les plaines agricoles, les oiseaux mangent des insectes en été et des graines d’adventices en hiver. L’alouette des champs consomme un tiers de la production de graines d’adventices d’une année ! La biodiversité est à la base de la production agricole.
L’effondrement de la biodiversité signifie l’effondrement à terme de la production agricole. On voit les premiers signes en conventionnel : les rendements de blé ont arrêté d’augmenter depuis 30 ans, malgré la sélection variétale. Elle signifie aussi l’effondrement du fonctionnement des écosystèmes par exemple l’épuration de l’eau, de l’air... Sans compter les services culturels de la biodiversité à travers la beauté et la richesse des paysages. On ne vivra pas dans un monde sans biodiversité.
Dans les Deux Sèvres, vous menez un travail de recherche sur un site de 450 km2, « la Zone atelier Plaine & Val de Sèvre ». Il combine grandes plaines céréalières et prairies naturelles, et compte environ 400 fermes. Vous travaillez avec les deux tiers de ces agriculteurs [2] à la fois sur les effets de l’agriculture sur la biodiversité, et sur les effets de la biodiversité sur la production agricole. Peut-on parler de réciprocité ?
Absolument. On a démontré en conventionnel que la biodiversité, à travers le rôle des insectes pollinisateurs, peut augmenter le rendement en colza et tournesol de 40 %. Une parcelle qui a 100 fois plus d’abeilles (sauvages et/ou domestiques) qu’une parcelle qui en est quasiment dépourvue a 30 à 40 % de rendement supplémentaire.
La quantité de parcelles en bio dans un paysage a aussi des effets sur la production agricole. Des paysages très riches en agriculture bio ont des rendements en miel en été qui augmentent de plus de 50 % ! La biodiversité, quand elle est à son maximum, peut augmenter les rendements, et donc les performances économiques de façon spectaculaire. C’est un système gagnant gagnant, en bio comme en conventionnel, en matière de rendements et/ou de revenus [3].
Qu’en est-il des effets de la réduction massive des intrants ?
Nos essais, sur plus de 500 parcelles avec 130 agriculteurs depuis dix ans, ont montré que réduire de 30 à 50 % les intrants ne baisse pas significativement les rendements, et donc augmente le revenu des agriculteurs par réduction des charges.
Une zone Natura 2000 a été mise en place dès 2003 sur la moitié de la Zone atelier, accompagnée de mesures agro-environnementales (MAE) biodiversité. Que faut-il en retenir ?
Ces mesures sur 10 000 hectares visaient à contrecarrer l’intensification agricole par la réduction des pesticides ou d’utilisation d’azote, la conversion en agriculture bio... L’idée fondatrice était aussi de maintenir à tout prix l’élevage à travers la remise en prairies de cultures - on estime à 20 % la surface de prairies nécessaire pour le bon maintien de l’environnement. Nous avons aussi recouru à des mesures spécifiques pour des oiseaux emblématiques comme l’interdiction de fauche à certaines périodes [4].
Nos 30 ans d’études et 20 ans de Natura 2000 démontrent que l’on peut réconcilier agriculture et biodiversité, dans les deux sens, comme bénéficiaire réciproque, sans nuire à la profession agricole mais au contraire en améliorant le revenu. Il ressort que s’il y a suffisamment de mesures à l’échelle d’un petit territoire – soit quand même 20 % de parcelles sous contrat, ce qui peut être rapidement énorme à l’échelle d’un grand territoire – on arrive à stabiliser les populations et à enrayer le déclin. Toutefois, pour certaines espèces comme l’outarde, on ne regagne pas en effectif.
Vous expliquez avoir enrayé temporairement et localement le déclin de la biodiversité, sans observer de changement de situation à grande échelle. Que faut-il faire pour inverser vraiment la tendance ?
Nous l’avons enrayé localement, mais il faudrait mettre 20 % de la métropole en MAE biodiversité, quand on est aujourd’hui à 2 % ! Temporairement aussi car la MAE ne dure que cinq ans. A chaque exercice de la Politique agricole commune, renouvelée tous les cinq à sept ans, les politiques publiques européennes et l’État français changent assez radicalement les MAE [modification du nom, des mesures, des types de condition et de paiement...]. Résultat, on redémarre à zéro tous les cinq ans. Ce changement continuel des MAE en matière de biodiversité empêche les effets à long terme et décourage les agriculteurs.
Quelle conclusion tirez-vous à ce stade ?
On a démontré expérimentalement la validité des pistes. L’enjeu est aujourd’hui de mettre en œuvre toutes ces solutions qui existent, multiples et très riches. Pour autant, restreindre la transition agroécologique à des relations entre agriculteurs et biodiversité ne suffit pas. Ça ne peut pas reposer que sur le monde agricole, même si ce dernier est une pièce maitresse.
Outre les pouvoirs publics et les politiques publiques, les citoyen
nes jouent leur rôle aussi dans cette transition. On a donc modifié notre programme de recherche depuis 2018 en essayant de changer la consommation alimentaire des 34 000 habitants du territoire. On essaie de favoriser les circuits courts en vente directe – on est passés de trois marchés de plein vent en 2018 à 14 aujourd’hui – et on travaille avec les cantines scolaires. Certaines visent à doubler l’objectif de la loi Égalim, avec 100 % de produits locaux et 50 % de bio. D’ailleurs, 20 % de la surface est cultivée en bio sur la zone atelier, presque le triple de la moyenne nationale.Recueillis par Sophie Chapelle
– Pour aller plus loin za-plaineetvaldesevre.com/espace-grand-public
Photo de une : CC BY-SA 2.0 Jean-Raphaël Guillaumin.
Cet entretien est extrait de Campagnes solidaires, la revue mensuelle de la Confédération paysanne qui a publié en octobre 2023 un dossier sur le thème : « Pas de paysan nes sans biodiversité ».